Cour de Cassation Chambre civile 2
Audience publique du 11 décembre 2003
Cassation
N° de pourvoi : 01-11819
Publié au bulletin
Président : M. ANCEL
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, DEUXIEME CHAMBRE CIVILE, a rendu l’arrêt suivant :
Attendu, selon les arrêts attaqués et les productions, que le journal « Le Pays de Haute-Saône », en date du 4 mai 1996, a publié sous le titre « les sectes sont pires que la drogue » et le sous-titre « le phénomène sectaire est plus dangereux que la drogue et la prostitution », un entretien entre M. X…, journaliste, et M. Z…, qui citait les Témoins de Jéhovah, et déclarait : « les sectes sont pires que la drogue car leur but n’est pas de donner un instant d’oubli mais de transformer l’individu en rouage », que s’estimant diffamée, l’association cultuelle des Témoins de Jéhovah de France (l’association) a fait assigner devant le tribunal de grande instance, par actes d’huissier de justice des 23 et 26 juillet 1996, M. Y…, directeur de publication du journal, et M. X…, en réparation de son préjudice, sur le fondement de l’article 29, alinéa 1er, de la loi du 29 juillet 1881, et subsidiairement de l’article 1382 du Code civil ; que le tribunal de grande instance a débouté l’association de sa demande, accordant aux défendeurs le bénéfice du fait justificatif de la bonne foi ;
que l’association a interjeté appel de cette décision ; qu’ayant, par un arrêt avant dire droit, du 1er octobre 1999, ordonné la réouverture des débats et invité les parties à conclure sur la qualification d’injure susceptible d’être donnée aux propos incriminés et sur les conséquences juridiques pouvant résulter de cette qualification, la cour d’appel a, par un arrêt du 23 juin 2000, retenu que les propos litigieux étaient constitutifs d’injures, relevé que l’action de l’association était prescrite et rejeté la demande ;
Sur le premier moyen :
Attendu que l’association fait grief à l’arrêt du 1er octobre 1999 d’avoir ainsi statué, alors, selon le moyen :
1) que toute expression qui contient l’imputation d’un fait précis et déterminé, de nature à porter atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne juridique ou physique visée, constitue une diffamation, même si elle est présentée sous une forme déguisée ou dubitative ou par voie d’insinuation ; qu’affirmer que le phénomène sectaire est plus dangereux que la drogue ou la prostitution et que les sectes sont pires que la drogue car leur but n’est pas de donner un instant d’oubli mais de transformer l’individu en rouage, constituent autant de propos susceptibles d’être qualifiés de diffamatoires ; qu’en décidant le contraire à la faveur de motifs inopérants, la cour d’appel viole l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 ;
2) que le vocable secte est en lui-même susceptible d’être diffamatoire dans son mode d’utilisation ; qu’en ce qui concerne les Témoins de Jéhovah, ainsi que ceux-là l’ont fait valoir, ils ne peuvent être ramenés à une secte mais constituent un mouvement religieux qui a d’ailleurs été en quelque sorte reconnu par les juridictions et notamment par le Conseil d’Etat qui a jugé que les associations Les Témoins de Jéhovah pouvaient bénéficier du statut des associations cultuelles ; qu’en affirmant que l’utilisation du vocable secte ne constitue pas en soi une imputation diffamatoire au motif erroné que ne peut être reconnue aux Témoins de Jéhovah la qualité de religion, la cour d’appel ne justifie pas légalement son arrêt au regard de l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881, de plus fort violé ;
Mais attendu que l’arrêt se borne à ordonner la réouverture des débats et à inviter les parties à conclure sur l’éventuelle qualification d’injure que les propos litigieux seraient susceptibles de recevoir ainsi que sur les conséquences juridiques attachées à cette qualification, sans se prononcer sur la qualification des propos incriminés ;
D’où il suit que le moyen manque en fait ;
Mais sur le second moyen, pris en sa deuxième branche :
Vu les articles 29, alinéa 1er, et 32 de la loi du 29 juillet 1881 ;
Attendu que toute expression qui contient l’imputation d’un fait précis et déterminé, de nature à porter atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne visée, constitue une diffamation, même si elle est présentée sous une forme déguisée ou dubitative ou par voie d’insinuation ;
Attendu que pour donner aux propos litigieux la qualification d’injure, relever que l’action était atteinte par la prescription et rejeter la demande de l’association, l’arrêt du 23 juin 2000 retient que les Témoins de Jéhovah sont ainsi assimilés dans l’esprit du lecteur à une secte plus dangereuse que la drogue ou la prostitution ; que l’utilisation du vocable « secte » ne constitue pas en soi une imputation diffamatoire dès lors qu’il peut être justement attribué à tout groupement de personnes partageant une foi commune sans que pour autant le restant du corps social ne lui reconnaisse la qualité de religion ; que, cependant, l’allégation selon laquelle le phénomène sectaire serait « pire que la drogue » ou « plus dangereux que la prostitution » tente d’établir une hiérarchie entre divers fléaux, ce qui constitue une opinion toute subjective dont la véracité est impossible à démontrer ; qu’elle doit dès lors recevoir, compte tenu de son caractère outrageant, la qualification d’injure au sens de l’article 29, alinéa 2, de la loi du 29 juillet 1881 ; qu’il en résulte, l’assignation formée devant le tribunal de grande instance ayant fixé définitivement la nature et l’étendue de la poursuite quant aux faits et à leur qualification et la juridiction de jugement ne pouvant prononcer aucun changement de qualification par rapport à la loi sur la presse, que l’action de l’association est prescrite par application de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 ;
Qu’en statuant ainsi, alors que les propos incriminés, relatifs aux sectes, mettant en cause les Témoins de Jéhovah, pour transformer les individus en « rouages », laissaient entendre que ce groupement avait recours à des moyens de pression de nature à faire perdre à ses membres tout libre arbitre, ce qui constituait une diffamation, la cour d’appel a violé les articles susvisés ;
PAR CES MOTIFS, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur les autres branches du second moyen :
REJETTE le pourvoi en ce qu’il est dirigé contre l’arrêt du 1er octobre 1999 ;
CASSE ET ANNULE, dans toutes ses dispositions, l’arrêt rendu le 23 juin 2000, entre les parties, par la cour d’appel de Colmar ;
remet, en conséquence, la cause et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d’appel de Metz ;
Condamne MM. Y… et X… aux dépens ;
Dit que sur les diligences du Procureur général près la Cour de Cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l’arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de Cassation, Deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du onze décembre deux mille trois.