TRIBUNAL ADMINISTRATIF DE PARIS
(6e section - 1re chambre)
N° 1116601/6-1
ASSOCIATION CULTUELLE LES TEMOINS DE JEHOVAH DE FRANCE
Mme Bobko
Rapporteur
Mme Guilloteau
Rapporteur public
Audience du 19 avril 2013
Lecture du 17 mai 2013
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
Vu la requête, enregistrée le 27 septembre 2011, présentée pour l’association cultuelle Les Témoins de Jéhovah de France, dont le siège est au 11 rue de Seine à Boulogne-Billancourt (92100), par Me Goni ; l’association cultuelle Les Témoins de Jéhovah de France demande au tribunal :
– d’annuler la décision implicite née le 1er avril 2011, par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice a refusé de faire droit à sa demande d’agrément d’aumôniers bénévoles des établissements pénitentiaires, ensemble la décision implicite de rejet de son recours gracieux ;
– d’enjoindre au garde des sceaux, ministre de la justice, à titre principal, d’autoriser la mise en place d’une aumônerie pénitentiaire pour les Témoins de Jéhovah dans un délai d’un mois à compter de la notification du présent jugement sous astreinte de 500 euros par jour de retard, à titre subsidiaire d’instruire cette demande dans un délai de quinze jours à compter de la notification du présent jugement sous astreinte de 500 euros par jour de retard ;
– de mettre à la charge de l’État une somme de 2 500 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;
L’association cultuelle Les Témoins de Jéhovah de France soutient que :
– la décision implicite du 1er avril 2011 est dépourvue de toute motivation, en dépit de la demande de communication de motifs qu’elle a adressée au garde des sceaux dans le cadre de son recours gracieux ;
– les décisions attaquées méconnaissent les dispositions de l’article 26 de la loi du 24 novembre 2009, celles des articles R. 57-9-3 et R. 57-9-4 du code de procédure pénale ainsi que la circulaire du 8 août 1985 ;
– les décisions querellées méconnaissent les stipulations de l’article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
– ces décisions méconnaissent les stipulations de l’article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
– elles méconnaissent les stipulations des articles 18 et 19 du pacte international relatif aux droits civils et politiques ;
Vu les demandes adressées au garde des sceaux, ministre de la justice ;
Vu le mémoire en défense, enregistré le 2 avril 2012, présenté par le garde des sceaux, ministre de la justice qui conclut au rejet de la requête ;
Le garde des sceaux soutient que :
– la décision implicite de rejet de la demande d’agrément n’est pas illégale du seul fait de l’absence de motivation ;
– il n’a pas méconnu les dispositions des articles D. 432 et D. 433 du code de procédure pénale, dès lors qu’aucune disposition législative ou réglementaire ne prévoit la possibilité de désigner des aumôniers bénévoles par région ou un aumônier bénévole national ; par suite, en l’absence de statut légal, et pour des raisons de sécurité, il n’est pas envisageable de laisser entrer dans des établissements pénitentiaires des personnes dont le statut n’est pas défini par la législation en vigueur ;
– une telle demande ne peut être regardée comme une demande d’agrément d’auxiliaires bénévoles d’aumônerie, dès lors que conformément aux dispositions de l’article D. 434-1, de tels auxiliaires ne peuvent être agréés qu’à la condition que des aumôniers aient préalablement été agréés ;
– les dispositions garantissant la liberté de culte dans les établissements pénitentiaires ne sauraient justifier une délivrance systématique d’un agrément pour toute demande présentée par un ministre du culte, notamment, si le nombre de détenus pratiquant ce culte est limité, conformément aux règles pénitentiaires européennes ;
– le directeur régional dispose d’un pouvoir d’appréciation sur les demandes d’agrément d’aumôniers et doit notamment tenir compte du risque de trouble à l’ordre public ou du nombre de pratiquant d’un culte donné ;
– la demande de désignation d’un aumônier doit être introduite auprès des directeurs régionaux des services pénitentiaires ;
– les décisions attaquées n’ont pas méconnu les stipulations de l’article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, dès lors qu’une autorité administrative peut limiter l’exercice du droit à la liberté religieuse, si une telle limite est prévue par une loi, qu’elle vise à assurer un but légitime et qu’elle est nécessaire dans une société démocratique ; l’insuffisance du nombre de détenus pratiquant une religion ainsi que des difficultés matérielles d’organisation peuvent justifier un refus d’agrément ;
– si l’association requérante se prévaut de la méconnaissance des articles 18 et 19 du pacte international des droits civils et politiques et des articles 18 et 19 de la déclaration universelle des droits de l’Homme, elle n’assortit pas ce moyen des précisions suffisantes permettant d’en apprécier le bien fondé ;
Vu l’ordonnance en date du 7 juin 2012 fixant la clôture d’instruction au 9 juillet 2012, en application de l’article R. 613-1 du code de justice administrative ;
Vu le mémoire, enregistré le 14 juin 2012, présenté pour l’Association cultuelle Les Témoins de Jéhovah, qui persiste dans ses écritures ; elle soutient, en outre, que la loi du 24 novembre 2009 ainsi que le décret du 23 décembre 2010 ont introduit des modifications du code de procédure pénale et ont notamment introduit la notion d’« aumônier national du culte » ; ni le motif tiré du nombre insuffisant, ni celui tiré des difficultés matérielles d’organisation ne sont suffisants pour justifier le refus d’agrément du garde des sceaux ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 ;
Vu le pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966 ;
Vu le code de procédure pénale ;
Vu la loi n° 79-587 du 11 juillet 1979 modifiée relative à la motivation des actes administratifs et à l’amélioration des relations entre l’administration et le public ;
Vu la loi n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 pénitentiaire ;
Vu le décret n° 2010-1635 du 23 décembre 2010 portant application de la loi pénitentiaire et modifiant le code de procédure pénale ;
Vu le code de justice administrative ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l’audience ; Après avoir entendu au cours de l’audience publique du 19 avril 2013 :
– le rapport de Mme Bobko ;
– les conclusions de Mme Guilloteau, rapporteur public ;
– et les observations de Me Goni, pour l’association cultuelle les Témoins de Jéhovah de France ;
1. Considérant que par un courrier en date du 28 janvier 2011, reçu le 1er février 2011, l’association cultuelle Les Témoins de Jéhovah a demandé au garde des sceaux, ministre de la justice d’autoriser l’agrément de ministres de ce culte en qualité d’aumôniers des établissements pénitentiaires ; que l’administration ayant gardé le silence pendant deux mois, une décision implicite de rejet est née le 1er avril 2011 ; que par un nouveau courrier en date du 26 mai 2011, reçu le 27 mai suivant, l’association a saisi le ministre de la justice d’un recours gracieux et lui a demandé de lui communiquer les motifs de la décision par laquelle il a implicitement rejeté sa demande d’agrément ; que l’autorité administrative n’a pas déféré à la demande de communication de motifs et a gardé le silence sur le recours gracieux de l’association pendant deux mois, faisant naître une décision implicite de rejet, le 27 juillet 2011 ; que l’association cultuelle Les Témoins de Jéhovah demande l’annulation de la décision implicite de rejet de sa demande, ensemble la décision implicite de rejet de son recours gracieux ;
Sur les conclusions à fin d’annulation :
2. Considérant d’une part, qu’aux termes de l’article 2 de la loi du 9 décembre 1905 susvisée : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l’État, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes. Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons. » ; qu’aux termes des stipulations de l’article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. /La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, et à la protection des droits et libertés d’autrui. » ; que l’article 14 de cette convention stipule que : « La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente convention doit être assurée sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques et toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. » ;
3. Considérant d’autre part, qu’aux termes de l’article 26 de loi pénitentiaire de 2009 : « Les personnes détenues ont droit à la liberté d’opinion, de conscience et de religion. Elles peuvent exercer le culte de leur choix, selon les conditions adaptées à l’organisation des lieux, sans autres limites que celles imposées par la sécurité et le bon ordre de l’établissement. » ; que l’article R. 57-9-3 du code de procédure pénale dispose que : « Chaque détenu doit satisfaire aux exigences de sa vie religieuse, morale ou spirituelle. / À son arrivée dans l’établissement, elle est avisée de son droit de recevoir la visite d’un ministre du culte et d’assister aux offices religieux et aux réunions cultuelles organisées par les personnes agréées à cet effet. » ; qu’aux termes de l’article R. 57-9-4 du même code : « Les offices religieux, les réunions cultuelles et l’assistance spirituelle aux personnes détenues sont assurés, pour les différents cultes, par des aumôniers agréés. » ;
4. Considérant en premier lieu, que si le garde des sceaux, ministre de la justice fait valoir à l’encontre de la demande en date du 1er février 2011 présentée par l’association cultuelle Les Témoins de Jéhovah de France, que la réglementation applicable ne prévoit pas l’existence d’aumôniers bénévoles, il ne ressort pas des dispositions précitées, ni d’aucun autre texte législatif ou réglementaire, que les aumôniers des prisons ne pourraient pas être bénévoles, seulement défrayés des simples dépenses exposées à cette occasion ; qu’en tout état de cause, les dispositions sur lesquelles se fondent le ministre ont été modifiées par les dispositions du décret du 23 décembre 2010 susvisé ;
5. Considérant en deuxième lieu que si l’administration se prévaut des dispositions des articles D. 432, D. 433 et D. 434 du code de procédure pénale, ces dispositions ont été modifiées par le décret du 23 décembre 2010 ; que, par suite, le garde des sceaux a méconnu le champ d’application de la loi dans le temps ;
6. Considérant enfin que, si le ministre se prévaut, en des termes généraux, de difficultés matérielles d’organisation qui découleraient de la nécessité d’organiser et d’encadrer l’exercice d’offices religieux pour le culte dont il s’agit, un tel motif ne peut être utilement opposé au stade de la demande de l’association cultuelle les Témoins de Jéhovah de France qui visait à obtenir l’agrément d’aumôniers au niveau des régions pénitentiaires où leur présence est nécessaire, et à tout le moins d’un aumônier au niveau national ;
7. Considérant qu’il résulte de ce qui précède, et nonobstant la circonstance que les textes au premier rang desquels les articles 9 et 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, tels qu’interprétés par la Cour européenne des droits de l’homme, autorisent le principe du droit d’ingérence de l’autorité administrative dans l’exercice du droit à la liberté de manifester sa religion en milieu pénitentiaire, que l’association cultuelle Les Témoins de Jéhovah de France est fondée à demander l’annulation de la décision implicite née du silence gardé plus de deux mois par le garde des sceaux, ministre de la justice sur sa demande en date du 1er février 2011, ensemble la décision implicite de rejet de son recours gracieux ;
Sur les conclusions à fin d’injonction et d’astreinte :
8. Considérant qu’aux termes de l’article L. 911-1 du code de justice administrative : « Lorsque sa décision implique nécessairement qu’une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public prenne une mesure d’exécution dans un sens déterminé, la juridiction, saisie de conclusions en ce sens, prescrit par la même décision cette mesure assortie, le cas échéant, d’un délai d’exécution. » ; qu’aux termes de l’article L.911-3 du code précité : « Saisie de conclusions en ce sens, la juridiction peut assortir, dans la même décision, l’injonction prescrite en application des articles L. 911-1 et L. 911-2 d’une astreinte qu’elle prononce dans les conditions prévues au présent livre et dont elle fixe la date d’effet. » ;
9. Considérant que les conclusions présentées par l’association cultuelle Les Témoins de Jéhovah de France tendant à ce que soit autorisée la mise en place d’une aumônerie pénitentiaire pour les Témoins de Jéhovah doivent être regardées comme tendant à ce soit délivrées à l’association des agréments d’aumôniers bénévoles ; que le présent jugement qui annule la décision de refus d’agrément présentée par l’association, ensemble le rejet implicite de son recours hiérarchique, implique que le garde des sceaux, ministre de la justice délivre à l’association cultuelle Les Témoins de Jéhovah de France des agréments d’aumôniers bénévoles d’établissements pénitentiaires, dans un délai d’un mois à compter de la notification du présent jugement ; qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce d’assortir cette injonction d’une astreinte de 500 euros par jour de retard ;
Sur les conclusions tendant à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :
10. Considérant qu’il y a lieu de faire application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative et de mettre à la charge de l’État une somme de 1 500 euros à verser à l’association cultuelle Les Témoins de Jéhovah de France au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ;
DÉCIDE :
Article 1er : La décision implicite du garde des sceaux, ministre de la justice, née le 1er avril 2011, rejetant la demande d’agrément d’aumôniers dans les établissements pénitentiaires présentée par l’association cultuelle Les Témoins de Jéhovah de France est annulée, ensemble la décision implicite, née le 27 mai 2011, rejetant son recours gracieux.
Article 2 : Il est enjoint au garde des sceaux, ministre de la justice, de délivrer à l’association cultuelle Les Témoins de Jéhovah de France des agréments d’aumôniers bénévoles des établissements pénitentiaires dans un délai d’un mois à compter du présent jugement, sous astreinte de 500 (cinq cents) euros par jour de retard.
Article 3 : L’État versera à l’association cultuelle Les Témoins de Jéhovah de France une somme de 1 500 (mille cinq cents) euros, en application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 5 : Le présent jugement sera notifié à l’association cultuelle Les Témoins de Jéhovah de France et au garde des sceaux, ministre de la justice.
Délibéré après l’audience du 19 avril 2013, à laquelle siégeaient :
Mme Jacquier, président,
M. Rohmer, premier conseiller,
Mme Bobko, conseiller.
Lu en audience publique le 17 mai 2013.