Cour Administrative d’Appel de Nancy
N° 11NC00211
Inédit au recueil Lebon
3e chambre - formation à 3
M. VINCENT, président
M. Robert COLLIER, rapporteur
Mme DULMET, rapporteur public
GONI, avocat
lecture du jeudi 13 octobre 2011
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu le recours, enregistrée le 7 février 2011, présenté par le GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE ET DES LIBERTES ;
Le ministre demande à la Cour :
1°) d’annuler le jugement n°0903057 du 8 décembre 2010 par lequel le Tribunal administratif de Strasbourg a annulé la décision par laquelle le directeur interrégional des services pénitentiaires de Strasbourg a, implicitement, refusé d’agréer M. A en qualité d’aumônier des établissements pénitentiaires, enjoint à ce directeur de procéder à un nouvel examen de sa demande dans un délai de deux mois suivant sa notification et condamné l’Etat à verser à l’intéressé la somme de 500 euros au titre de l’article L.761-1 du code de justice administrative ;
2°) de rejeter la demande de M. A devant le tribunal administratif ;
Il soutient que :
– ni les stipulations de l’article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ni les dispositions de l’article D.432 du code de procédure pénale ne font obligation à l’administration pénitentiaire, contrairement à ce qui a été jugé par le tribunal, d’accorder l’agrément prévu à l’article D.433 et suivants du même code à tous les représentants des associations cultuelles ;
– les premiers juges ont commis une erreur de droit, le nombre de détenus se revendiquant du culte des témoins de Jéhovah étant insuffisant au centre de détention de Toul puisqu’il n’y en avait qu’un, lequel n’était pas empêché de pratiquer son culte par voie épistolaire ;
– la décision implicite de refus contestée par M. A n’est pas illégale, ce dernier n’ayant jamais saisi l’administration d’une demande tendant à ce que les motifs de cette décision lui soient communiqués ;
– la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ne donne pas aux stipulations de l’article 9 de la convention européenne des droits de l’homme les effets d’une règle absolue, les Etats pouvant, lorsque les législations nationales l’y autorisent, prendre en compte, lorsqu’il s’agit de personnes emprisonnées, les contraintes inhérentes à leur détention, le refus d’agrément opposé se justifiant en l’espèce au regard des dispositions combinées des second alinéas des articles D.433 et D.436 du code de procédure pénale ;
– le directeur interrégional des services pénitentiaire de Strasbourg n’a commis aucune violation des articles 18 et 19 du pacte international relatif aux droits civils et politiques ni violation des articles 18 et 19 de la déclaration universelle des droits de l’homme, laquelle, au demeurant, ne figure pas au nombre des textes diplomatiques qui ont été ratifiés dans les conditions fixées par l’article 55 de la Constitution ;
Vu le jugement et la décision attaqués ;
Vu, enregistré le 7 avril 2011, le mémoire en défense présenté pour M. Francis A par Me Goni, qui conclut au rejet de la requête et à ce que l’Etat soit condamné à lui verser la somme de 3 000 euros sur le fondement de l’article L.761-1 du code de justice administrative ;
Il soutient que :
– le tribunal administratif n’a commis aucune erreur de droit ni atteinte à l’ordre public de nature à justifier le refus annulé par le tribunal alors qu’aucune disposition issue des réglementations européenne ou nationale ne subordonne le droit des détenus de recourir à une assistance spirituelle au nombre de détenus de même confession ;
– les témoins de Jéhovah sont victimes d’une discrimination qui ne touche pas d’autres cultes lesquels, comptant moins de fidèles ou très minoritaires, n’en disposent pas moins d’aumôniers agréés ;
– la décision de refus du directeur interrégional encourt l’annulation pour ne comporter aucun motif ;
– le ministre de la justice a appelé, par la circulaire du 8 août 1985, à ce que l’article D.432 ancien du code de procédure pénale fasse l’objet d’une application très large, cet article pouvant bénéficier aux adeptes de certaines philosophies ;
– les stipulations de l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ont été méconnues ;
Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 ;
Vu le code de procédure pénale ;
Vu la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat ;
Vu le code de justice administrative ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l’audience ;
Après avoir entendu au cours de l’audience publique du 22 septembre 2011
– le rapport de M. Collier, premier conseiller,
– les conclusions de Mme Dulmet, rapporteur public,
– et les observations de Me Kaam pour Me Goni, avocat de M. A ;
Considérant que, par une lettre du 26 mars 2009 adressée au directeur interrégional des services pénitentiaires de Strasbourg, M. A, suite au jugement du tribunal administratif de Strasbourg en date du 25 février 2009 annulant la décision implicite de rejet de sa première demande, A a renouvelé sa demande d’agrément en qualité d’aumônier bénévole des établissements pénitentiaires de Toul et de Nancy pour apporter une assistance spirituelle aux personnes détenues ; que le GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE ET DES LIBERTES, relève appel du jugement, en date du 8 décembre 2010, par lequel le Tribunal administratif de Strasbourg a annulé la nouvelle décision implicite de rejet née du silence gardé pendant plus de deux mois sur cette demande par l’autorité administrative et enjoint au directeur interrégional des services pénitentiaires de procéder à un nouvel examen de cette demande d’agrément dans un délai de deux mois ;
Considérant qu’aux termes des stipulations de l’article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. / La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, et à la protection des droits et libertés d’autrui ; qu’aux termes de l’article D. 432 du code de procédure pénale : Chaque détenu doit satisfaire aux exigences de sa vie religieuse, morale ou spirituelle. / Il peut à ce titre participer aux offices ou réunions organisés par les personnes agréées à cet effet. ; qu’aux termes de l’article D. 433 du même code : Le service religieux est assuré, pour les différents cultes, par des aumôniers désignés par le directeur régional qui consulte à cet effet l’autorité religieuse compétente, et après avis du préfet./ (…) ; que les articles D. 434 à D. 439 dudit code précisent les conditions dans lesquelles les aumôniers agréés et leurs auxiliaires sont autorisés à intervenir en milieu carcéral, pour organiser des offices et des réunions ou pour s’entretenir, sur place ou par voie épistolaire, avec les détenus ;
Considérant, en premier lieu, que la demande d’agrément présentée par M A en tant qu’aumônier bénévole des établissements pénitentiaires pouvait être instruite au regard des dispositions des articles D. 433 et suivants du code de procédure pénale, dès lors, d’une part, que l’association Les Témoins de Jéhovah de France bénéficiait du statut d’association cultuelle régie par la loi du 9 décembre 1905 susvisée, et ,d’autre part, que l’intéressé s’était vu reconnaître la qualité de ministre du culte ayant les compétences requises pour apporter une assistance spirituelle et religieuse aux détenus et célébrer les offices religieux par une attestation en date du 23 février 2006 émanant de ladite association ;
Considérant, en second lieu, que si la liberté de culte en milieu carcéral s’exerce sous réserve des prérogatives dont dispose l’autorité administrative aux fins de préserver l’ordre et la sécurité au sein des établissements pénitentiaires, aucune disposition législative ou réglementaire ne conditionne la désignation d’un aumônier à un nombre minimum de détenus susceptibles de recourir à son assistance spirituelle ; que, dès lors, en invoquant la présence d’un seul détenu au centre de détention de Toul ainsi que cela ressort du recours ministériel, alors au demeurant que M. A avait fait mention, dans sa demande du 26 mars 2009 qui ne concernait pas que le seul centre de Toul, de neuf détenus aux centres de détention de Nancy et de Toul, nombre non contesté par le ministre, pour refuser de lui délivrer un agrément en qualité d’aumônier, le directeur interrégional des services pénitentiaires de Strasbourg s’est fondé sur un motif qui n’était pas de nature a justifier légalement une telle décision ;
Considérant qu’il résulte de ce qui précède que le GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE ET DES LIBERTES, n’est pas fondé à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le Tribunal administratif de Strasbourg a annulé la décision implicite litigieuse et enjoint au directeur interrégional des services pénitentiaires de Strasbourg de procéder à un nouvel examen de la demande de M. A ;
Sur les conclusions tendant à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :
Considérant que, dans les circonstances de l’espèce, il y a lieu de mettre à la charge de l’Etat une somme de 1 500 euros à verser à M. A au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;
DÉCIDE :
Article 1er : Le recours du GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE ET DES LIBERTES, est rejeté.
Article 2 : L’Etat versera une somme de 1 500 euros à M. A au titre de l’article L.761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié au GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE ET DES LIBERTES, et à M. Francis A.