Conseil de l’Europe

CEDH, Association les Témoins de Jéhovah c. France, 30 juin 2011
Article 9 (Liberté de religion)

- Modifié le 18 novembre 2023

COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE ASSOCIATION LES TÉMOINS DE JÉHOVAH c. FRANCE

(Requête n° 8916/05)

ARRÊT

(Fond)

STRASBOURG

30 juin 2011

DÉFINITIF

30/09/2011

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Association Les Témoins de Jéhovah c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Dean Spielmann, président,

Elisabet Fura,
Jean-Paul Costa,
Karel Jungwiert,
Mark Villiger,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Ganna Yudkivska, juges,

et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 mai 2011,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 8916/05) dirigée contre la République française et dont une association de cet Etat, l’association Les Témoins de Jéhovah (« la requérante »), a saisi la Cour le 24 février 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante est représentée par Me P. Goni, avocat à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3. La requérante alléguait en particulier que la taxation des dons manuels à laquelle elle a été assujettie porte atteinte à son droit de manifester et d’exercer sa religion garanti par l’article 9 de la Convention.

4. Par deux décisions des 17 juin 2008 et 21 septembre 2010, la Cour a déclaré la requête partiellement irrecevable.

5. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement). Des observations ont également été reçues de « European association of Jehovah’s christian witnesses », que le président avait autorisée à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 2 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. Contexte

6. La requérante, l’association « Les Témoins de Jéhovah », est une association française ayant son siège à Boulogne-Billancourt. Elle constitue une des instances nationales du mouvement des Témoins de Jéhovah qui comprend également des associations locales.

7. La requérante est soumise au régime de la loi de 1901. Elle a été enregistrée le 16 septembre 1947 par le ministre de l’Intérieur. Aux termes de l’article 2 de son statut,

« l’Association a pour objet d’apporter son concours à l’entretien et à l’exercice du culte des Témoins de Jéhovah. Elle pourra notamment assurer l’édition, l’impression et la diffusion de ses enseignements au moyen de publications, périodiques, conférences et tout autre moyen d’imprimerie ou audiovisuel. Elle subviendra aux frais et à l’entretien des ministres, prédicateurs et missionnaires. Elle pourra également apporter aide et assistance à toute association poursuivant un objet identique en France ou à l’étranger. Elle pourra acquérir, louer ou construire terrains ou immeubles pouvant servir aux buts qu’elle s’est fixés et d’une manière générale réaliser toute transaction mobilière ou immobilière se rattachant à son objet. Le fonctionnement de l’Association sera réglé par les présents statuts ; il devra en outre rester en harmonie avec la constitution du culte des Témoins de Jéhovah. »

Affirmant réunir plus de dix-sept millions de pratiquants dans le monde, dont plus de deux cent cinquante mille en France, les Témoins de Jéhovah se décrivent comme constituant une religion chrétienne, dont la foi est entièrement fondée sur la Bible.

8. La requérante expose avoir acquis, au cours des décennies, conformément à son objet, des immeubles nécessaires à son fonctionnement. Ces bâtiments constituent le « Béthel » des Témoins de Jéhovah de France (du terme hébreu signifiant « maison de Dieu »). Initialement à Paris, le « Béthel » se trouve actuellement à Louviers et constitue le siège temporel des activités religieuses. Il s’agit de plusieurs bâtiments et terrains. Quant au financement du culte, il s’effectue, comme toutes les activités des Témoins de Jéhovah, sur le mode du volontariat, chacun déterminant par lui-même le montant et la fréquence de ses « offrandes » religieuses. Ces dernières, qui font partie du culte, au même titre que la prière, relèvent du sacré.

9. Dans le rapport parlementaire intitulé « Les sectes en France », rendu public le 22 décembre 1995 et largement diffusé, les Témoins de Jéhovah furent qualifiés de mouvement sectaire. Ce rapport aurait été suivi, selon la requérante, d’une série de mesures d’exception à l’encontre des mouvements qualifiés de « sectes » aboutissant notamment à une marginalisation des Témoins de Jéhovah dans toutes les couches de la société.

10. Dans ce contexte, la requérante fit l’objet d’un contrôle fiscal qui débuta le 28 novembre 1995 et s’échelonna jusqu’au 18 janvier 1999. A l’issue de ces investigations, le caractère non lucratif des activités de la requérante fut confirmé. Lors du débat sur le rapport de la commission d’enquête sur les sectes à l’Assemblée Nationale, le 8 février 1996 (J.O. du 9 février 1996), le ministre du Budget s’exprima comme suit :

« (...) Je remercie d’abord le rapporteur d’avoir, dans son excellent rapport, rendu hommage aux services fiscaux dont l’action a permis, à plusieurs reprises, une certaine répression de l’activité des sectes. (...) Au-delà du contrôle fiscal, les conséquences peuvent être encore plus graves. En effet, le contrôle peut déboucher sur des procédures de règlement judiciaire ou sur des actions pénales à l’encontre des dirigeants de la secte, actions qui sont de nature à déstabiliser le fonctionnement de l’association, voire à la mettre dans l’obligation de cesser ses activités sur notre territoire. Le contrôle fiscal peut donc constituer la première étape d’un processus qui désorganise profondément la secte ou aboutit à sa dissolution (...) ».

B. Procédure fiscale

11. Du 24 janvier au 18 mars 1997, les représentants de l’administration fiscale procédèrent à une saisie informatique des données concernant les « offrandes » reçues par la requérante de 1993 à 1996. Le 24 janvier 1997, la direction des services fiscaux des Hauts-de-Seine sud adressa à la requérante une mise en demeure d’avoir à procéder à la déclaration des dons manuels comptabilisés au titre des années 1993 à 1996 dans différents comptes de produits intitulés « offrandes ». Cet avis précisa que les « dons manuels révélés à l’administration fiscale doivent être soumis aux droits de mutation à titre gratuit dans les mêmes conditions que les autres donations (article 757 alinéa 2 du code général des impôts (CGI)). Vous disposerez, à compter de la date de réception du présent courrier d’un délai d’un mois pour déclarer ces dons et les présenter à l’enregistrement, au moyen de la déclaration 2735, à la recette des impôts (article 635 a du CGI) » (paragraphe 29 ci-dessous). Par lettre du 18 février 1997, la requérante contesta le bien-fondé de cette demande et refusa d’y donner suite.

12. Le 26 juin 1997, la requérante reçut quatre mises en demeure lui enjoignant de produire des déclarations relatives aux dons manuels reçus pendant les années 1993 à 1996. A ces mises en demeure étaient joints les relevés effectués par les services fiscaux recensant toutes les sommes perçues par la requérante au cours de ces années au titre « d’offrandes » (soit 1 092 feuillets), soit 182 650 833 francs français (FRF) pour les années 93 à 95 (27 844 939 euros (EUR)) et 67 929 027,71 FRF pour les années 95 à 97 (10 355 713 EUR). Selon le Gouvernement, le total des ressources de l’association requérante sur la période du 1er janvier 1993 au 31 décembre 1996 s’élevait à 42 490 374 EUR dont 38 200 653 EUR provenant des dons.

13. A la suite d’une réclamation de la requérante demandant l’application de l’exonération prévue à l’article 795-10° du CGI selon lequel sont exonérés des droits de mutation à titre gratuit les dons et legs faits aux associations cultuelles, aux unions d’associations cultuelles et aux congrégations autorisées (paragraphe 29 ci-dessous), l’administration fiscale lui répondit, le 13 mars 1998, ce qui suit :

« (...) n’ayant pas obtenu à ce jour d’autorisation préfectorale ou ministérielle de recevoir des dons ou legs en franchise de droits de mutation à titre gratuit, elle ne peut bénéficier des dispositions de l’article 795-10°. »

14. Le 14 mai 1998, la requérante se vit adresser, faute de déclaration, une procédure de taxation d’office des dons manuels dont elle avait bénéficié et « qui ont été révélés à l’administration fiscale au cours des vérifications de comptabilité dont elle a fait l’objet » au sens de l’article 757 alinéa 2 du CGI. Un redressement portant sur un montant équivalent à 22 920 392 EUR à titre principal et 22 418 484,84 EUR au titre des pénalités et intérêts de retard lui fut notifié. Conformément à l’article 777 du CGI (paragraphe 29 ci-dessous), les droits de mutation à titre gratuit étaient fixés au taux de 60 % pour la part nette taxable entre personnes non parentes. Par ailleurs, en application de l’article 1728 du CGI, la majoration pour défaut de dépôt de la déclaration était de 80 %. La notification précisa enfin que « l’exonération des droits de mutation à titre gratuit prévue à l’article 795-10° du CGI concernant les dons et legs faits aux associations cultuelles, aux unions d’association cultuelle et aux congrégations autorisées ne vous est applicable. En effet, votre association n’a pas obtenu d’autorisation ministérielle ou préfectorale de recevoir un don ou un legs exonéré de droits de mutation puisqu’elle n’a pas été considérée par les pouvoirs publics comme une association cultuelle au sens de la loi du 9 décembre 1905. Or l’exonération visée à l’article 795-10° ne vise que les associations reconnues comme cultuelles ».

15. Par une ordonnance du 5 juin 1998, le juge de l’exécution près le tribunal de grande instance de Nanterre autorisa « le trésorier principal de Boulogne-Billancourt à procéder à la saisie conservatoire des biens mobiliers appartenant [à la requérante] à Louviers, fixa la somme de 175 000 000 FRF (26 678 578 EUR) pour laquelle « seront prises les mesures destinées à recouvrer la créance de l’administration » et autorisa l’inscription d’une hypothèque judiciaire provisoire sur les biens situés en divers endroits.

16. Le 18 janvier 1999, le receveur principal des impôts adressa à la requérante un avis de mise en recouvrement portant sur un montant total de 297 403 534 FRF (45 338 875 EUR se décomposant comme suit : droits : 22 920 392 EUR, pénalités (majoration de 80 %) et intérêts de retard : 22 418 483 EUR).

17. Le 28 janvier 1999, la requérante adressa une réclamation officielle aux services fiscaux. Elle fit valoir que le redressement était contraire à l’article 757 du CGI « puisqu’à aucun moment, au cours des opérations de vérification et de contrôle de notre comptabilité, nous n’avons révélé, volontairement et unilatéralement, des dons manuels spontanément ». Elle prétendit à titre subsidiaire qu’elle devait bénéficier de l’exonération des droits de mutation telle qu’elle est prévue par l’article 795-10° du CGI.

18. Le 29 septembre 1999, le directeur des services fiscaux des Hauts-de-Seine sud rejeta cette réclamation. Il considéra que les dons manuels avaient été révélés lors de la vérification de comptabilité et que dès lors la taxation était conforme à l’article 757. En ce qui concerne le caractère cultuel de la requérante, le directeur releva que « l’application de l’exonération précitée est subordonnée à la condition que l’association ait fait l’objet d’une reconnaissance par l’autorité administrative compétente en tant qu’association ayant un but exclusivement cultuel ou en tant que congrégation religieuse. Le fait que l’association « Les Témoins de Jéhovah » fasse référence dans ses statuts à la loi du 9 décembre 1905 relative à la séparation de l’Eglise et de l’Etat et s’attribue ainsi la qualité d’association cultuelle est sans aucune portée au regard des droits de mutation à titre gratuit, dès lors que le ministre de l’Intérieur ne l’a reconnue ni en tant que congrégation religieuse, ni comme ayant un but cultuel. En conséquence, les dons et legs effectués au profit de l’association ne peuvent bénéficier de l’exonération prévue à l’article 795-10° du CGI (...) ».

19. La requérante assigna le directeur des services fiscaux des Hauts-de-Seine sud devant le tribunal de grande instance de Nanterre.

20. Par un jugement rendu le 4 juillet 2000, le tribunal débouta la requérante de l’ensemble de ses demandes. Il estima qu’en présentant sa comptabilité à l’administration fiscale à l’occasion de la vérification dont elle faisait l’objet, la requérante avait révélé au sens de l’article 757 alinéa 2 du CGI des dons manuels reçus, et était dès lors tenue de les déclarer dans le mois. Faute d’une telle déclaration, elle s’était exposée à la procédure de taxation d’office qui fut mise en œuvre. Le tribunal établit ensuite que la requérante n’était pas fondée à prétendre bénéficier des exonérations prévues à l’article 795-10° du CGI. La requérante interjeta appel.

21. Par un arrêt rendu le 28 février 2002, la cour d’appel de Versailles confirma le jugement précédent dans toutes ses dispositions et débouta la requérante de toutes autres demandes plus amples et contraires.

Concernant l’applicabilité de l’article 757 du CGI, la cour d’appel jugea ce qui suit :

« Considérant [qu’il] s’applique indiscutablement à toutes personnes qu’elles soient physiques ou morales et qu’en l’absence de toute limitation du législateur, il ne saurait en être fait une application aux seules personnes physiques à l’exclusion des personnes morales y compris les associations, sauf à rompre l’égalité de tous devant l’impôt et opérer alors une discrimination entre contribuables non voulue par le législateur ;

Considérant qu’il est admis que l’administration peut utiliser les renseignements recueillis au cours d’une vérification de comptabilité pour procéder à des redressements sur des droits d’enregistrement ;

Considérant que les sommes portées en comptabilité par l’association sont des dons manuels au sens de l’article 757 du CGI et ne peuvent supporter une autre qualification, celle d’offrandes ou de produits des quêtes n’étant nullement antinomique avec celle de dons manuels dès lors qu’il s’agit bien de la transmission de la main à la main d’une chose mobilière susceptible d’être acquise par simple tradition, que l’exercice d’un culte auquel les donateurs entendraient contribuer ne peut suffire à caractériser la charge grevant un don et gommer l’intention libérale qui anime à l’évidence les bienfaiteurs, qu’enfin la modicité du don ne suffit pas à exclure cette qualification de libéralité ;

Considérant qu’en introduisant l’article 15 dans la loi de finances du 30 décembre 1991, le législateur a entendu soumettre au droit de mutation les dons manuels révélés et a modifié le régime fiscal des dons manuels en ajoutant un nouveau cas d’imposition aux précédents contenus dans l’alinéa 1 de l’article 757 du CGI ;

Considérant qu’en l’état du droit positif les dons manuels ne sont taxables que lorsque le donataire ou ses représentants établissent un acte reconnaissant l’existence d’un don manuel, lorsque le don fait l’objet d’une reconnaissance judiciaire et enfin lorsque le donataire révèle à l’administration les dons manuels ;

Considérant (...) qu’il n’existe aucune obligation de révélation du don manuel, que le fait générateur de l’imposition n’est donc pas le don lui-même mais la révélation par le donataire ; (...)

Considérant que la seule question qui peut se poser est celle de savoir si en présentant sa comptabilité à l’administration qui le requiert, le contribuable révèle au sens de l’article 757 alinéa 2 les dons et partant se place dans l’obligation de déclarer dans le mois de cette présentation, en d’autres termes peut-il y avoir révélation autrement que par une manifestation spontanée de la volonté du contribuable de révéler les dons qu’il a reçus ;

Considérant que certes l’administration ne produit aucun autre acte écrit que les éléments tirés de la comptabilité établie par le donataire, renfermant cette révélation ;

Considérant que si l’absence d’obligation légale de révéler et de déclarer pourrait militer contre l’admission d’une révélation autrement que volontaire, l’article 757 ne contient aucune indication quant aux modalités ou aux circonstances de cette révélation ;

Qu’en tout état de cause la révélation doit être contenue dans un acte écrit du donataire, le récépissé délivré au donateur ne suffisant même pas à établir la révélation, et résulter d’un acte positif ;

Considérant que l’article 757 n’opère en définitive pas de distinctions entre les déclarations et reconnaissances judiciaires, ces dernières n’impliquant pas toujours l’aveu spontané du don de la part du donataire, visées à l’alinéa 1, et la révélation du donataire visée à l’alinéa 2 ;

Que dès lors la présentation par l’association, conformément à l’obligation légale qui pèse sur elle, de sa comptabilité, quand bien même sa tenue serait obligatoire, document qui constitue alors l’écrit émanant du donataire, dans le cadre d’une vérification régulièrement menée par l’administration fiscale, vaut révélation au sens de l’article 757 alinéa 2, en ce qu’elle comporte en définitive la revendication propre du contribuable d’une qualification donnée à des sommes en compte, laquelle est déterminante, sous réserve de la preuve de la réalité du don, du régime fiscal applicable à l’opération, qu’une telle approche n’est pas contraire au contenu de l’instruction du 5 avril 1993 qui certes précise que la révélation est matériellement constituée par la mention du don dans la réponse écrite du donataire dans le cadre d’un examen contradictoire de sa situation fiscale, l’hypothèse envisagée étant alors celle de la réponse à un questionnement de l’administration sur l’origine de fonds que le contribuable peut ne pas avoir qualifié de dons manuels, qu’en l’espèce le silence gardé par l’association en réponse aux mises en demeure ne suffit pas à exclure tout acte de révélation des dons telle qu’elle est exprimée dans sa propre comptabilité portée à la connaissance de l’administration, le refus n’étant en définitive que celui de satisfaire à l’obligation de déclarer ;

Considérant qu’il importe peu en définitive que la révélation soit spontanée, fortuite ou provoquée, que la révélation du don ne doit avoir d’autre source que la volonté du donataire, qu’il suffit qu’elle émane d’un acte du donataire mentionnant le don manuel pour constituer le fait générateur rendant alors obligatoire la déclaration, à défaut de laquelle le donataire s’expose à la taxation d’office ;

Considérant enfin qu’il est peu réaliste de prétendre que le législateur a voulu laisser au donataire qui fait l’aveu dans un écrit du don manuel, le choix de se soumettre ou pas à l’imposition, une fois ce don révélé en l’espèce à l’administration fiscale ;

Considérant que sans nier les conséquences de la réforme introduite par le législateur pour le monde associatif qui tire l’essentiel de ses ressources de la générosité de ses bienfaiteurs adhérents ou sympathisants, il n’appartient toutefois pas au juge de réformer ou corriger la loi, si inadéquate soit-elle ; »

Concernant l’exonération prévue à l’article 795-10° du CGI, la cour d’appel considéra ce qui suit :

« Considérant d’une part que l’association appelante ne justifie pas d’une autorisation ministérielle ou préfectorale contemporaine du fait générateur de l’imposition, celles produites aux débats émanant des préfectures des Hauts-de-Seine, Cher et Yvelines étant délivrées en 2001, que ces autorisations, à les supposer nécessaires s’agissant ici de dons manuels réputés non soumis au régime d’autorisation, sont inopérantes en tout état de cause, que notamment celle délivrée par le préfet des Hauts-de-Seine ne concerne pas l’association appelante ; (...)

Considérant que c’est au jour du fait générateur que doit s’apprécier le caractère cultuel pour prétendre bénéficier de l’exonération, qu’outre le fait qu’elle ne justifie pas qu’elle était alors reconnue comme association cultuelle, l’appelante ne produit en tout état de cause aucun élément permettant à la cour de vérifier le bien-fondé de sa prétention à se voir reconnaître ce caractère, les statuts nécessaires à la vérification de ce que son objet et son activité sont exclusivement consacrés au culte, condition première de la reconnaissance du statut d’association cultuelle n’étant même pas versés aux débats ; (...)

Considérant que l’association invoque enfin les conséquences juridiques de la taxation litigieuse, dénonce à raison de l’application qui lui est faite des dispositions de l’article 757 du CGI un système confiscatoire dès lors que seules les associations faisant l’objet d’un contrôle fiscal peuvent être automatiquement taxées, estime qu’il en résulte une grande imprévisibilité et insécurité juridiques pour le monde associatif ce qui lui porte une atteinte irrémédiable au droit d’exister,

Considérant toutefois que la taxation litigieuse ne résulte que de l’application de la loi laquelle s’impose à tous les donataires, personnes physiques et morales, et que les conséquences financières qui en découlent, si sévères soient-elles, ne peuvent être prises comme procédant d’un comportement léonin de l’administration lequel serait source d’insécurité et d’imprévisibilité pour tout contribuable concerné ; (...) »

22. La loi du 1er août 2003 relative au mécénat, aux associations et aux fondations modifia l’article 757 du CGI et y ajouta un alinéa selon lequel celui-ci ne s’applique pas aux dons manuels consentis aux organismes d’intérêt général mentionnés à l’article 200 (paragraphe 29 ci-dessous).

23. En décembre 2003, la requérante avait réglé la somme de 4 590 295 EUR à l’administration fiscale.

24. La requérante se pourvut en cassation. Dans le cadre du deuxième moyen, elle critiqua notamment la motivation générale et abstraite, quasi normative de la cour d’appel, et allégua une violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Invoquant ensuite les articles 6 § 1 et 9 de la Convention, elle soutint, dans son quatrième moyen, qu’il appartenait à la cour d’appel de s’assurer de la réalité de la qualité d’association cultuelle revendiquée par la requérante en faisant ordonner au besoin la production des pièces qu’elle estimait nécessaires, et notamment les statuts de l’association. Elle allégua également avoir été privée des garanties nécessaires à l’effectivité de la liberté d’exercice d’un culte. Les autres moyens étaient fondés sur les dispositions du droit national, la requérante critiquant en particulier dans le troisième moyen l’application qui avait été faite dans son cas de l’article 757 alinéa 2 du CGI.

25. Par un arrêt rendu le 5 octobre 2004, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Dans son arrêt, la Cour de cassation releva notamment que :

« Sur le deuxième moyen :

Mais attendu, en premier lieu, que l’article 6 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association prévoit que toute association régulièrement déclarée peut, sans aucune autorisation spéciale, recevoir des dons manuels et que, dès lors, l’affectation à la réalisation de l’objet statutaire de l’association des sommes d’argent qui lui ont été remises n’est pas de nature à les priver de cette qualification ;

Attendu, en deuxième lieu, qu’il ne résulte ni de ses conclusions, ni de l’arrêt, que l’association ait soutenu devant la cour d’appel qu’en raison de leur périodicité, les sommes recueillies étaient affectées par nature aux dépenses courantes et au fonctionnement de l’association ; d’où il suit que le moyen, pris en sa troisième branche, est nouveau et mélangé de fait et de droit, en ce qu’il invite le juge à se prononcer sur la périodicité des versements recueillis par l’association ;

Attendu, en troisième lieu, que l’article 894 du Code civil n’opérant pas de distinction selon la valeur de la chose aliénée, la cour d’appel a décidé, à bon droit, que la modicité des sommes données ne suffisait pas à exclure la qualification de libéralité qui pourrait leur être attribuée et n’était donc pas tenue de procéder à la recherche inopérante visée par la quatrième branche du moyen ;

Attendu, enfin, que, répondant à l’association qui faisait valoir que son budget était exclusivement constitué d’offrandes religieuses consenties par les fidèles de la confession dont l’exercice du culte était la contrepartie, la cour d’appel a relevé que les sommes enregistrées par l’association dans sa comptabilité étaient des dons manuels dont les auteurs étaient animés à son égard d’une intention libérale que l’exercice d’un culte auquel ceux-ci entendraient contribuer ne pouvait suffire à exclure ; que la cour d’appel a ainsi considéré souverainement, sans inverser la charge de la preuve, que l’intention libérale animant les donateurs était établie et légalement justifié sa décision (...)

Sur le troisième moyen :

Mais attendu qu’ayant énoncé que l’article 757, alinéa 2, du code général des impôts, qui prévoit que le don manuel révélé à l’administration fiscale par le donataire est sujet au droit de donation, n’exige pas l’aveu spontané du don de la part du donataire, la cour d’appel, qui a retenu que le contribuable avait présenté au vérificateur sa comptabilité, écrit émanant du donataire sur lequel se trouvaient enregistrées des sommes d’argent qu’elle a qualifiées de dons manuels, a décidé, à bon droit, que cette présentation par l’association de sa comptabilité lors d’une vérification régulièrement menée par l’administration fiscale, fût-elle la mise en œuvre de l’obligation légale d’établissement et de présentation des documents comptables, valait révélation au sens de l’article 757, alinéa 2, précité, abstraction faite des motifs surabondants visés par la seconde branche du moyen ; (...)

Sur le quatrième moyen :

Mais attendu qu’aux termes de l’article 795-10o du code général des impôts sont exonérés des droits de mutation à titre gratuit les dons et legs faits aux associations cultuelles, aux unions d’associations cultuelles et aux congrégations autorisées ;

Attendu que la cour d’appel ayant relevé, par un motif non critiqué, que l’association ne justifiait pas d’une autorisation ministérielle ou préfectorale contemporaine du fait générateur de l’imposition, est inopérant le moyen pris de ce que le refus de reconnaître à l’association la qualité d’association cultuelle ne pouvait être décidé par la cour d’appel sans que soit préalablement ordonnée la production des pièces de nature à établir cette qualité, que le moyen ne peut être accueilli en aucune de ses branches ; (...) »

C. Sommes dues par la requérante

26. Le 18 janvier 2006, la direction générale des impôts notifia à la requérante une mise en demeure de régler immédiatement les sommes restant dues, à savoir 40 907 849,81 EUR.

27. Par une mise en demeure du 21 septembre 2007, la requérante se vit réclamer le paiement de la somme de 55 409 430,60 EUR dont 14 633 914 EUR au titre des intérêts de retard.

28. A la date du 19 février 2010, le Gouvernement informa la Cour que la somme réclamée par l’administration fiscale s’élevait à 57 508 785 EUR décomposée comme suit : droits : 18 330 097 EUR, majorations : 18 336 313 EUR, intérêts de retards d’assiette : 4 082 170 EUR, intérêts de retard de recouvrement : 16 760 205 EUR.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Dispositions fiscales pertinentes

29. Les articles 757, 200, 635 A, 777 et 795 du CGI sont ainsi libellés :

Article 757 (tel que modifié par la loi no 91-1322 du 30 décembre 1991 art 15 II finances pour 1992 Journal Officiel du 31 décembre 1991)

« Les actes renfermant soit la déclaration par le donataire ou ses représentants, soit la reconnaissance judiciaire d’un don manuel, sont sujets au droit de donation.

La même règle s’applique lorsque le donataire révèle un don manuel à l’administration fiscale. »

Une instruction de l’administration fiscale du 13 avril 1992 (7 G-3-92, publiée au Bulletin officiel des impôts le 29 avril 1992) a commenté l’article 15 de la loi de finances pour 1992. Elle s’intitule « Mutations à titre gratuit. Successions. Tarif et liquidation. Liquidation des droits en cas de transmissions à titre gratuit successives entre même personnes. Non-rappel des donations passées depuis plus de dix ans. (...) Dons manuels. Imposition des dons manuels révélés à l’administration ». Elle indique que le don manuel est imposable s’il est révélé à l’administration fiscale notamment au cours « d’une procédure de contrôle ». Le tribunal de grande instance de Nanterre et la cour d’appel de Versailles, suivis de la Cour de cassation, ont estimé dans la présente affaire pour la première fois que la « révélation » d’un don manuel peut résulter de la présentation de la comptabilité par une association vérifiée. Cette solution a été réaffirmée par la Cour de cassation dans deux arrêts de 2007 (Cass. Com. 15 mai 2007, nos 06-11-845 et 06-11-844) concernant respectivement l’Association des chevaliers du lotus d’or et l’Association cultuelle du temple pyramide, toutes deux requérantes devant la Cour (requêtes nos 50471/07 et 50615/07).

La loi du 1er août 2003 relative au mécénat, aux associations et aux fondations (paragraphe 40 ci-dessous) est venue modifier l’article 757 du CGI en y ajoutant un alinéa supplémentaire :

« Ces dispositions ne s’appliquent pas aux organismes d’intérêt général mentionnés à l’article 200. »

Article 200

« 1. Ouvrent droit à une réduction d’impôt sur le revenu égale à 66 % de leur montant les sommes prises dans la limite de 20 % du revenu imposable qui correspondent à des dons et versements, y compris l’abandon exprès de revenus ou produits, effectués par les contribuables domiciliés en France au sens de l’article 4 B, au profit :

a. De fondations ou associations reconnues d’utilité publique (...) ;

b. D’œuvres ou d’organismes d’intérêt général ayant un caractère philanthropique, éducatif, scientifique, social, humanitaire, sportif, familial, culturel, ou concourant à la mise en valeur du patrimoine artistique (...) ;

e. D’associations cultuelles et de bienfaisance qui sont autorisées à recevoir des dons et legs, ainsi que des établissements publics des cultes reconnus d’Alsace-Moselle. »

Article 635 A

« Les dons manuels mentionnés au deuxième alinéa de l’article 757 doivent être déclarés ou enregistrés par le donataire ou ses représentants dans le délai d’un mois qui suit la date à laquelle le donataire a révélé ce don à l’administration fiscale. »

Article 777

« Les droits de mutation à titre gratuit sont fixés aux taux indiqués dans les tableaux ci-après, pour la part nette revenant à chaque ayant droit :

(...)

Tableau III

Tarif des droits applicables en ligne collatérale et entre non-parents.

(...)

Entre parents au-delà du 4e degré et entre personnes non parentes : 60 %. »

Article 795

« Sont exonérés des droits de mutation à titre gratuit :

(...)

10º Les dons et legs faits aux associations cultuelles, aux unions d’associations cultuelles et aux congrégations autorisées ; »

B. Associations, dons manuels et autres libéralités

1. Associations

30. Selon l’article premier de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association, « l’association est la convention par laquelle deux ou plusieurs personnes mettent en commun, d’une façon permanente, leurs connaissances ou leur activité dans un but autre que de partager des bénéfices. Elle est régie, quant à sa validité, par les principes généraux du droit applicables aux contrats et obligations. » L’article 5 de cette loi dispose que toute association qui voudra obtenir la capacité juridique prévue par l’article 6 (paragraphe 35 ci-dessous) devra être rendue publique par les soins de ses fondateurs et qu’une déclaration préalable en sera faite à la préfecture du département ou à la sous-préfecture de l’arrondissement où l’association aura son siège social. L’article 11 alinéa 2 de cette loi, applicable à l’époque des faits, prévoyait que les associations reconnues d’utilité publique « peuvent recevoir des dons et des legs dans les conditions prévues par l’article 910 du code civil ». L’article 910 du code civil disposait alors que les dispositions entre vifs ou par testament n’auront leur effet qu’autant qu’elles seront autorisées par une ordonnance royale (un décret).

31. La loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat, dans ses dispositions pertinentes, est ainsi libellée :

Article premier

« La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. »

Article 2

« La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l’Etat, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes. Pourront toutefois être inscrits auxdits budgets les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics, tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons. (...) »

Article 18

« Les associations formées pour subvenir aux frais, à l’entretien et à l’exercice public d’un culte devront être constituées conformément aux articles 5 et suivants du titre 1er de la loi du 1er juillet 1901. Elles seront, en outre, soumises aux prescriptions de la présente loi. »

Article 19 [à l’époque des faits]

« Ces associations devront avoir exclusivement pour objet l’exercice du culte (...).

Les associations pourront recevoir, en outre, des cotisations prévues par l’article 6 de la loi du 1er juillet 1901, le produit des quêtes et collectes pour les frais du culte, percevoir des rétributions (...)

Les associations cultuelles pourront recevoir, dans les conditions déterminées par les articles 7 et 8 de la loi des 4 février 1901-8 juillet 1941, relative à la tutelle administrative en matière de dons et legs, les libéralités testamentaires et entre vifs destinées à l’accomplissement de leur objet ou grevées de charges pieuses ou cultuelles. »

32. La loi du 2 janvier 1907 concernant l’exercice public des cultes prévoit en son article 4 que, indépendamment des associations cultuelles régies par la loi de 1905 relative à la séparation des Eglises et de l’Etat, l’exercice d’un culte peut être assuré au moyen d’associations régies par la loi de 1901 (association de droit commun).

33. Il n’y a pas de définition de l’association cultuelle et la reconnaissance ou non du statut d’association cultuelle ne se fait pas au moment de la déclaration mais lorsque l’association obtient une autorisation des pouvoirs publics de bénéficier de certains dispositifs fiscaux ou patrimoniaux. Le Conseil d’Etat a précisé les critères de reconnaissance des associations dites « cultuelles ».

Dans un avis contentieux du 24 octobre 1997 (Avis, Assemblée, 24 octobre 1997, Association locale pour le culte des Témoins de Jéhovah, no 187122), le Conseil d’Etat a subordonné la reconnaissance du caractère d’association cultuelle au sens de la loi du 9 décembre 1905 à trois conditions : la constatation de l’existence d’un culte, l’exercice de ce culte doit être l’objet exclusif de l’association et le statut d’association cultuelle peut être reconnu à condition que l’association n’ait pas d’activités qui portent atteinte à l’ordre public. Une circulaire du ministre de l’Intérieur du 20 décembre 1999, adressée aux préfets, rappelle leurs compétences en matière d’associations cultuelles. La circulaire précise notamment que le terme « cultuel » n’a pas de valeur particulière au moment de la déclaration et n’est pas réservé à une quelconque association puisque « la République ne reconnaît aucun culte » selon la loi du 9 décembre 1905. Le mot « cultuel » n’acquiert de valeur juridique que si l’association concernée le revendique au regard des avantages fiscaux qu’il confère, sur le fondement entre autres de l’article 1382 du CGI prévoyant l’exonération de taxe foncière pour les propriétés bâties affectées à l’exercice du culte. Dans un tel cas, l’autorité administrative décide ponctuellement que telle association présente un caractère cultuel.

34. Les associations cultuelles bénéficient d’un régime fiscal favorable (exonération de taxe foncière, déductions fiscales incitant les personnes physiques à verser des dons, exonération des droits de mutation).

2. Libéralités

a) Les dons manuels et autres libéralités

35. Les deux types d’associations peuvent recevoir des dons manuels sans autorisation. La loi n° 87-571 du 23 juillet 1987 a modifié la loi de 1901 dont l’article 6 dispose désormais ce qui suit :

« Toute association régulièrement déclarée peut, sans aucune autorisation spéciale, ester en justice, recevoir des dons manuels (...), acquérir à titre onéreux, posséder et administrer, en dehors des subventions de l’Etat, des régions, des départements, des communes (...) :

1° les cotisations de ses membres (...) ;

2° Le local destiné à l’administration de l’association et à la réunion de ses membres ;

3° Les immeubles strictement nécessaires à l’accomplissement du but qu’elle se propose.

Les associations déclarées qui ont pour but exclusif l’assistance, la bienfaisance, la recherche scientifique ou médicale peuvent accepter les libéralités entre vifs ou testamentaires dans des conditions fixées par décret en Conseil d’Etat. »

La loi ne donne pas de définition du don manuel ni d’indication d’un montant. Au sujet de cette modification législative introduite en 1987 et visant à officialiser l’usage selon lequel toute association peut recevoir des dons manuels sans autorisation spéciale, la commission des lois de l’Assemblée Nationale a précisé que cette modification « tend à mettre en harmonie la loi de 1901 avec la législation fiscale et avec la pratique. (...) En bénéficieront aussi bien les associations sportives, culturelles, humanitaires, caritatives etc., que les partis politiques ou les sectes » (Annexe au rapport n° 836 fait au nom de la Commission des finances, de l’économie générale et du plan, annexe au procès-verbal de la séance du 11 juin 1987). Dans l’annexe à la Résolution finale ResDH (2001) 5 concernant la requête Union des Athées c. France (n° 14635/89), le Gouvernement français fournissait, à propos de la loi de 1987, les informations suivantes : « (...) Cette loi a ainsi donné une base légale à une tolérance ancienne, le don manuel, de nature à réduire les différences de régime juridique entre différents types d’associations. (...) Les dons manuels peuvent être effectués en espèces, par chèques, titre au porteur, virements, meubles meublants ou contrat d’assurance vie. Leur montant n’est pas limité. Ils ne sont pas soumis à la formalité d’un acte notarié et ne requièrent pas d’autorisation administrative. »

36. Les associations « loi 1905 » qui ont exclusivement pour objet l’exercice d’un culte, ont une capacité plus étendue que les associations « loi 1901 » (sauf celles reconnues d’utilité publique, voir paragraphe 30 ci-dessus et celles ayant pour but exclusif la bienfaisance ou l’assistance, voir paragraphe 35 ci-dessus) car elles peuvent recevoir des legs ou des dons autres que les dons manuels visés au paragraphe 35 ci-dessus. Selon un décret du 13 juin 1966 sur la tutelle administrative des associations, fondations et congrégations, l’acceptation définitive par ces associations de dons et legs devait être autorisée par l’Etat (le préfet ou le ministre de l’Intérieur selon la valeur de la libéralité puis uniquement le préfet à compter d’un décret de 1994). Depuis le 1er janvier 2006, pour les associations pouvant recevoir des legs et dons autres que les dons manuels, dont les associations cultuelles, une nouvelle procédure d’acceptation de ces libéralités a été mise en place. Désormais, elles n’ont plus besoin d’autorisation préalable mais peuvent les accepter librement sauf opposition du préfet et sont soumises à la procédure de déclaration à l’autorité administrative. Les groupements sectaires continuent d’être soumis à la procédure d’autorisation préalable de l’administration. L’article 910 du code civil exclut en effet de cette nouvelle procédure d’acceptation des libéralités « des associations ou fondations dont les activités ou celles de leurs dirigeants sont visées à l’article 1er de la loi n° 2001-504 du 12 juin 2001 tendant à renforcer la prévention et la répression des mouvements sectaires portant atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales ».

37. Dans un rapport du 6 juillet 1994, la Commission européenne des droits de l’homme, dans la requête Union des Athées précitée, a considéré qu’en réservant aux seules associations cultuelles ou assimilées la possibilité de recevoir à titre gratuit les legs et dons autres que les dons manuels, la législation française établissait une différence de traitement injustifiée en matière de libéralités entre les associations cultuelles et les autres associations. Par une décision en date du 7 juin 1995, le Comité des Ministres a conclu notamment qu’il y avait eu, dans cette affaire, violation de l’article 14 combiné avec l’article 11 de la Convention du fait de l’impossibilité juridique pour l’association requérante de percevoir un legs.

b) Le régime fiscal des dons manuels

38. Les dons manuels échappaient traditionnellement à toute déclaration. Le législateur a alors révisé le régime fiscal en introduisant le nouvel article 757 du CGI qui taxe les dons manuels notamment « révélés » à l’administration fiscale (voir paragraphe 29 ci-dessus). Jusqu’à l’affaire de la requérante, il était admis que l’article 757 concernait uniquement les personnes physiques et non les personnes morales telles que les associations. A une question posée au ministre de l’Economie, des Finances et du Budget relative aux mutations à titre gratuit, celui-ci répondit ce qui suit (J.O., Ass. Nat., Q.E. no 53401, 23 mars 1992, p. 1331) :

« 53401. – 3 février 1992

M. Francis Saint-Ellier attire l’attention de M. le ministre d’Etat, ministre de l’Economie, des Finances et du Budget, sur l’article 15 de la loi de finances pour 1992, qui modifie l’article 757 du code général des impôts dans un sens qui ne va pas sans inquiéter les organismes à but non lucratif et tout spécialement les associations de bienfaisance. Si l’on s’en tient à la lettre du nouveau texte, celles-ci doivent désormais liquider le droit de donation entre non-parents, soit 60 p. 100, chaque fois qu’elles révèlent à l’administration fiscale avoir bénéficié d’un don manuel. Or, elles ne peuvent pas percevoir de dons manuels, lesquels constituent l’essentiel de leurs ressources, sans les révéler à l’administration fiscale, soit qu’elles délivrent aux donateurs le reçu les admettant à la déduction fiscale, soit qu’elles tiennent une comptabilité destinée à être produite aux agents de l’administration à l’occasion d’un contrôle. Il semble évident qu’une telle interprétation irait au-delà de l’exposé des motifs en application duquel le texte a été voté comme au-delà de l’intention du législateur. Il lui demande donc quelles mesures il entend prendre pour éviter que cette interprétation ne puisse être ni soutenue par les agents de l’administration fiscale, ni admise par les tribunaux.

Réponse du ministre de l’Economie, des Finances et du Budget

Les associations déclarées qui ont pour but exclusif l’assistance ou la bienfaisance sont exonérées de droits de mutation à titre gratuit. En outre, il est précisé que les reçus délivrés aux donateurs par les organismes visés aux articles 200 et 238 bis du code général des impôts restent sans incidence sur l’application des dispositions de l’article 15 de la loi de finances pour 1992 qui concernent, pour l’essentiel, les personnes physiques. Dès lors, les dons manuels évoqués par l’honorable parlementaire sont, comme par le passé, exonérés de droits de mutation à titre gratuit. »

39. Une instruction figurant dans le Bulletin officiel des impôts (7G-1-05) no 16 du 25 janvier 2005 qui commente l’article 757 du CGI indique que « il a été précisé dans une réponse ministérielle que les dispositions de l’article 757 du code général des impôts sont applicables aux dons manuels réalisés au profit d’associations (Réponse ministérielle en date du 5 mars 2001) ».

40. Suite au litige de la requérante, et face aux inquiétudes des associations de voir taxer leur principal moyen de financement, la loi du 1er août 2003 relative au mécénat, aux associations et aux fondations a ajouté un alinéa à l’article 757 qui dispose que « ces dispositions ne s’appliquent pas aux dons manuels consentis aux organismes d’intérêt général mentionnés à l’article 200. ». Une proposition de loi en ce sens avait été déposée le 16 mai 2001 (no 3060) par le député G. Voisin mais n’avait pas été retenue. Dans son exposé des motifs, le député s’exprimait comme suit :

« L’objet de cette proposition de loi est de favoriser les dons aux associations d’intérêt général en levant une incertitude liée au régime fiscal des dons manuels, c’est-à-dire aux dons se transmettant de la main à la main sans qu’un acte notarié soit nécessaire. Les associations, comme cela a été précisé par l’article 16 de la loi n° 87-571 du 23 juillet 1987, peuvent recevoir des dons manuels. L’article 15 de la loi de finances pour 1992 (art. 757 du code général des impôts) assujettit aux droits de mutation les dons manuels « révélés à l’administration ». A la lecture des débats parlementaires, il apparaît que cette disposition visait avant tout les dons aux personnes physiques et non pas les dons manuels adressés aux associations d’intérêt général susceptibles de donner lieu à une réduction d’impôt dans le cadre des articles 200 et 238 bis du code général des impôts. Cette analyse fut confirmée dans un premier temps par une réponse ministérielle à une question écrite, qui précisait que les dons manuels aux associations étaient, comme par le passé, exonérés de droits de mutation à titre gratuit. Par la suite, d’autres réponses ministérielles se sont révélées plus ambiguës jusqu’à ce qu’un jugement en date du 4 juillet 2000 du tribunal de grande instance de Nanterre autorise l’administration fiscale à taxer les dons manuels consentis à l’association « Les Témoins de Jehovah » au motif notamment que les droits de donation sont applicables quelle que soit la qualité du donataire, personne physique ou personne morale. Si ce jugement peut être perçu comme fournissant une arme supplémentaire de lutte contre les sectes, il pose de très graves difficultés aux associations d’intérêt général. Le 28 septembre 2000, à l’occasion d’un recours présenté par une association sportive agréée ayant pour objet la pratique du vol à voile, la secrétaire d’Etat au budget a considéré que les dispositions de l’article 757, alinéa 2, ont une portée générale et s’appliquent à tous les dons manuels révélés à l’occasion d’une procédure de contrôle. Les associations sont donc aujourd’hui sous la menace de contrôles fiscaux qui pourraient entraîner la confiscation de la totalité des dons perçus pendant dix ans. Surtout, la position du secrétariat d’Etat au budget va à l’encontre de la volonté du législateur qui avait souhaité en 1987 encourager le mécénat privé en faveur des associations. La proposition de loi qu’il vous est proposé d’adopter vise donc à inscrire dans le code général des impôts l’exonération des dons manuels en faveur des associations qui ouvrent droit à une réduction d’impôt au profit des donateurs et de conforter ainsi la pratique des dons aux associations d’intérêt général, sans pour autant que puissent en bénéficier les associations de type sectaire. »

Dans le rapport établi au nom de la commission des Finances du Sénat sur le projet de loi relatif au mécénat, aux associations et aux fondations du 7 mai 2003, Y. Gaillard, sénateur, fit valoir ce qui suit :

« L’Assemblée Nationale a souhaité que figure explicitement dans la loi, l’exonération des droits de mutation des organismes d’intérêt général en matière de dons manuels. En fait, il s’agit de revenir sur certaines interprétations contraires à la pratique traditionnelle d’exonération, qui avaient pu être faites par les services fiscaux au moment où il s’agissait de lutter contre les sectes. (...) Votre commission des finances approuve cette initiative qui vise à apporter une sécurité juridique accrue aux associations et de les protéger contre des contrôles pouvant aboutir à la taxation des biens à concurrence de 60 %, c’est-à-dire au taux applicable entre non-parents. (...) »

C. Doctrine

41. Le mémento Francis Lefebvre, « Associations et fondations », Edition 2001-2002, en son chapitre « Droits d’enregistrement » et sous partie « Libéralités » est ainsi rédigé :

« Les associations ont plus que quiconque vocation à recevoir des libéralités. Celles-ci consistent le plus couramment en des versements dépourvus de tout formalisme (dons manuels), mais il peut s’agir aussi d’opérations plus solennelles (donations par acte authentique ou legs) réservées aux associations spécialement autorisées à les recevoir.

1. Dons manuels

Toute association régulièrement déclarée peut, sans autorisation spéciale, recevoir un don manuel. Aucun droit d’enregistrement n’est dû par l’association sur les dons de cette nature, quelle que soit leur importance. La non-taxation est de règle aussi bien pour les versements provenant d’une quête ou d’une collecte que pour ceux résultant d’un geste spontané. (...)

Précisions : L’absence de taxation est due au fait qu’à la différence des autres libéralités, les dons manuels ne sont pas imposables en tant que tel. La taxation n’intervient, en effet, que dans certains cas limitativement énumérés à l’article 757 du CGI, parmi lesquels sont susceptibles d’intéresser les associations :

(...)

 La révélation du don manuel par le donataire à l’administration fiscale. Sur ce point encore faut-il préciser que la délivrance de reçus aux donateurs, par les organismes visés aux articles 200 et 238 bis du CGI n’équivaut pas à une telle révélation et ne peut, en conséquence, motiver la perception des droits de mutation à titre gratuit. En revanche, selon un jugement fort contestable du TGI de Nanterre, la présentation de la comptabilité lors d’une vérification s’apparente à une révélation entraînant la taxation des dons manuels constatés à cette occasion (TGI de Nanterre, 4-7-2000). »

42. La version 2004-2005 de cet ouvrage est ainsi libellée :

« 1. Dons manuels

Les associations ne sont qu’exceptionnellement taxables sur les dons manuels qu’elles reçoivent. Sont en effet exonérés :

 les organismes d’intérêt général mentionnés à l’article 200 du CGI (CGI articles 757 al 3)

 et les associations qui peuvent prétendre à l’une des exonérations spécifiques (...)

Quant aux autres associations, peu nombreuses (citons notamment les sectes), elles peuvent être soumises aux droits de donation sur les dons manuels qu’elles reçoivent (...) dans les cas suivants :

 l’association révèle le don à l’administration fiscale (...) Ajoutons cependant que la « révélation » d’un don manuel n’est pas forcément volontaire : selon une décision contestable de la cour d’appel de Versailles, une association qui présente sa comptabilité au vérificateur lors d’un contrôle fiscal lui révèle les dons manuels inscrits dans cette comptabilité (CA Versailles 28-2-2002). Précisions : rendue à propos des Témoins de Jéhovah, la décision de la cour d’appel de Versailles du 28 février 2002 a suscité un véritable tollé. Non pour défendre la secte visée en l’espèce, bien sûr, mais parce que la solution adoptée était applicable à n’importe quelle association. D’où l’intervention du législateur, qui a expressément exonéré des droits de donations les organismes d’intérêt général (loi 1-8-2003). Les dons manuels déclarés, judiciairement reconnus ou révélés par les associations d’intérêt général avant l’entrée en vigueur de la loi, c’est-à-dire avant le 7 août 2003 ne sont évidemment pas couverts par l’exonération. Cependant, ces associations sont en pratiques à l’abri de l’impôt : l’administration avait indiqué, avant même l’adoption de la loi, qu’elle n’avait pas l’intention de faire application à leur encontre de la jurisprudence de la cour d’appel de Versailles.

2. Donations par acte authentique et legs

A la différence des dons manuels, les donations constatées par acte authentique et les legs sont taxables. Toutefois, certaines exonérations des droits de mutation à titre gratuit sont susceptibles de bénéficier aux libéralités consenties aux associations ou fondations.

Dons et legs exonérés

Exonérations tenant à l’objet de l’association

(...)

4. Associations cultuelles, unions d’association cultuelles et congrégations autorisées (CGI art 795o10) »

43. La version 2008-2009 de l’ouvrage, sous la rubrique « Dons manuels » ajoute ces précisions : « en pratique, les associations susceptibles de faire l’objet d’une taxation sont essentiellement les sectes. Cela dit, l’administration a une conception si restrictive de la notion d’organisme d’intérêt général qu’elle pourrait être tentée d’imposer d’autres types d’associations (...) ».

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION

44. La requérante allègue que la taxation des dons manuels porte atteinte à son droit à manifester et exercer sa liberté de religion. L’article 9 se lit comme suit :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Sur l’existence d’une ingérence

1. Thèses des parties

45. Quant à l’ingérence dans sa liberté de religion, la requérante précise qu’en tant qu’autorité ecclésiale nationale, elle est indispensable au culte des Témoins de Jéhovah en France. Elle fournit direction et soutien spirituel aux Témoins de Jéhovah et « exerce au nom de ses fidèles les droits garantis par l’article 9 (Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France [GC], n° 27417/95, § 72, CEDH 2000-VII, et Eglise métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, n° 45701/99, § 101, CEDH 2001-XII). Afin de réaliser son objet, elle a acquis et installé son siège temporel à Louviers, le Béthel, dont elle est indissociable. Par ailleurs, les membres du Béthel, communauté religieuse, dépendent d’elle pour bénéficier d’un lieu de culte, poursuivre leur ministère exclusivement religieux et disposer d’un lieu de vie. Elle se réfère à un jugement du tribunal administratif de Paris du 28 mars 2007 qui a reconnu la nature religieuse des activités des membres du Béthel, « le lien de subordination dans lequel se trouvent les Témoins de Jéhovah, membres permanents du Béthel, procède essentiellement d’une adhésion spirituelle à leur communauté, fût-elle également de travail, et non d’un lien professionnel (..) » qu’elle estime en harmonie avec l’arrêt Les Témoins de Jéhovah de Moscou c. Russie (no 302/02, § 120, CEDH 2010-... (extraits)).

46. La requérante soutient qu’en procédant à la taxation litigieuse, exorbitante, l’Etat a porté atteinte à l’acte cultuel lui-même (mutatis mutandis, Institut de prêtres français et autres c. Turquie (règlement amiable), n° 26308/95, 14 décembre 2000). Si la taxation litigieuse était confirmée, il en résulterait la saisine et la vente du Béthel, ce qui entraînerait la perte d’un lieu de culte. La pratique collective d’une religion implique de pouvoir s’appuyer sur des ressources matérielles et celles-ci sont généralement le fruit des offrandes des fidèles. Elle implique le droit de louer ou d’acquérir un lieu de culte et de préparer des manuels. Les offrandes sont de nature religieuse et représentent sa principale ressource soit 86,47 %. Leur taxation aboutirait inévitablement à la liquidation, l’Etat pouvant mettre en vente les biens hypothéqués (paragraphe 15 ci-dessus). La requérante ajoute enfin que l’Etat s’est ingéré dans sa liberté de religion par une taxation punitive motivée par la volonté de réprimer les activités religieuses de minorités confessionnelles figurant sur la liste noire des sectes.

47. Le Gouvernement conteste l’existence d’une ingérence dans le droit de la requérante de manifester et d’exercer sa liberté de religion. Les offrandes visées par la taxation litigieuse ne font pas partie du culte au même titre que la prière et ne relèvent pas du sacré. En toute hypothèse, si le paiement de la créance litigieuse devait entraîner la liquidation de l’association, aucun obstacle légal ne l’empêcherait de se reconstituer. Le Gouvernement observe à cet égard que l’association requérante a considérablement réduit son activité qui paraît aujourd’hui limitée à la propriété de biens immobiliers.

2. Appréciation de la Cour

48. La Cour rappelle que si la liberté religieuse relève d’abord du for intérieur, elle « implique » de surcroît, notamment, celle de « manifester sa religion » individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. Le témoignage, en paroles et en actes, se trouve lié à l’existence de convictions religieuses. L’article 9 énumère les diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou d’une conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites (Eglise métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, § 114). La Cour rappelle également que, sauf dans des cas très exceptionnels, le droit à la liberté de religion tel que l’entend la Convention exclut toute appréciation de la part de l’Etat sur la légitimité des croyances religieuses ou sur les modalités d’expression de celles-ci (Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], n° 30985/96, §§ 62 et 78, CEDH 2000-X ; Obst c. Allemagne, n° 425/03, § 44, CEDH 2010-... (extraits)).

49. La Cour observe par ailleurs que les dons manuels, qui peuvent être d’un montant élevé, sont une source de financement importante d’une association (Union des Athées, précité, §§ 64, 66 à 68). De même, à propos de la décision de l’inscription au registre au nom du Trésor du domaine de l’Institut de prêtres français, la Commission avait déclaré recevable un grief tiré de l’article 9 consistant à soutenir que coupé de ses ressources vitales l’institut ne saurait assurer le service religieux ni la survie de l’église (Institut de prêtres français et autres c. Turquie, n° 26308/95, décision de la Commission du 19 janvier 1998. Plus récemment, dans le cadre d’un examen de l’article 11 à la lumière de l’article 9, la Cour a considéré que le risque de voir ses avoirs bancaires gelés et ses biens saisis est préjudiciable au fonctionnement des activités religieuses de la Branche de l’Armée du Salut de Moscou (Branche de Moscou de l’Armée du salut c. Russie, n° 72881/01, § 73, CEDH 2006-XI ; voir, également, mutatis mutandis, Kimlya et autres c. Russie, nos 76836/01 et 32782/03, § 85, ECHR 2009-... ).

50. Il convient de rappeler également que le libre exercice du droit à la liberté de religion des Témoins de Jéhovah est protégé par l’article 9 de la Convention (Kuznetsov et autres c. Russie, n° 184/02, § 74, 11 janvier 2007 ; Membres (97) de la Congrégation des Témoins de Jéhovah de Gldani c. Géorgie, n° 71156/01, § 134, CEDH 2007-V ; Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres c. Autriche, n° 40825/98, § 98, 31 juillet 2008 ; Les Témoins de Jéhovah de Moscou, précité) sauf dérives (Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 48, série A n° 260-A).

51. Un refus de reconnaissance d’une association religieuse, la dissolution de celle-ci, l’emploi de termes péjoratifs à l’égard d’un mouvement religieux constituent des exemples d’ingérences dans le droit garanti par l’article 9 de la Convention, dans sa dimension extérieure et collective, à l’égard de la communauté elle-même mais également de ses membres (Eglise métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, §§ 105 et 129-130 ; Eglise de Scientologie de Moscou c. Russie, n° 18147/02, §§ 81-85, 5 avril 2007 ; Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres, précité, §§ 79-80 ; Les Témoins de Jéhovah de Moscou, précité, § 101).

52. En l’espèce, la question de l’existence d’une ingérence oppose les parties, principalement sur l’impact financier entraîné par la taxation litigieuse et sur les conséquences en résultant pour l’activité religieuse de l’association requérante et de ses membres. De prime abord, il convient d’observer que la mesure litigieuse a eu pour effet de maintenir la requérante dans le régime fiscal de droit commun des associations, en l’excluant des avantages fiscaux réservés à d’autres associations dont les associations cultuelles (paragraphes 29 et 34 ci-dessus). Or, la requérante ne saurait exiger un statut fiscal particulier sous couvert de la liberté de religion (Association Sivananda de Yoga Vedanta c. France (déc.), n° 30260/96, 16 avril 1998). De même, la liberté de religion n’implique nullement que les Eglises ou leurs fidèles doivent se voir accorder un statut fiscal différent de celui des autres contribuables (Alujer Fernandez et Caballero Garcia c. Espagne (déc.), n° 53072/99, 14 juin 2001 ; voir également Fédération chrétienne des Témoins de Jéhovah de France c. France (déc.), n° 53430/99, 6 novembre 2001).

53. Selon le Gouvernement, la taxation des dons manuels n’a eu aucun effet sur la liberté de religion de la requérante et de celle de ses membres, demeurés libres de pratiquer leur culte comme ils l’entendent. Au surplus, si le paiement de la créance litigieuse devait aboutir à la dissolution de l’association requérante, rien n’empêcherait qu’elle se reconstitue. La Cour ne partage pas cet avis compte tenu du montant des sommes réclamées par l’administration fiscale en l’espèce. En effet, selon les informations détenues par cette administration, les ressources de la requérante s’élevaient à environ 42 000 000 EUR au cours de la période considérée, dont 38 200 653 EUR provenaient des dons. Le redressement litigieux, s’élevant en janvier 1999 à un montant de 45 338 875 EUR, a porté sur la totalité des dons manuels perçus par la requérante alors que ceux-ci représentaient 90 % des ressources indiquées ci-dessus. La taxation des dons manuels a donc eu pour effet de couper les ressources vitales de l’association, laquelle n’était plus en mesure d’assurer concrètement à ses fidèles le libre exercice de leur culte (mutatis mutandis, Institut de prêtres français et autres, précité).

La cour constate que les dons litigieux constituant la source essentielle de financement de l’association par les fidèles, ceux-ci peuvent prétendre être directement affectés par la mesure fiscale. En effet, la taxation dont il s’agit a menacé la pérennité, sinon entravé sérieusement l’organisation interne, le fonctionnement de l’association et ses activités religieuses, étant observé que les lieux de culte étaient eux-mêmes visés (paragraphe 15 ci-dessus ; a contrario Islamische Religiongemeinschaft in Berlin E. V. c. Allemagne (déc.), n° 53871/00, CEDH 2002-X, et Les saints monastères c. Grèce, 9 décembre 1994, § 87, série A n° 301-A). Vu l’impact de cette mesure sur les ressources de l’association requérante et sur sa capacité à mener son activité religieuse en tant que telle, la Cour conclut à l’existence d’une ingérence dans l’exercice des droits garantis par l’article 9 de la Convention.

54. Pareille ingérence méconnaît l’article 9 sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et, de plus, est « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

B. Justification de l’ingérence

1. Thèses des parties

a) La requérante

55. Selon la requérante, cette ingérence n’était pas prévue par la loi. Premièrement, il était impossible de prévoir, en 1995 au moment du contrôle fiscal, que l’article 757 du CGI serait appliqué aux dons modiques faits à une association à but non lucratif. Elle explique qu’elle recevait depuis cinquante ans de tels dons lesquels n’avaient jamais été soumis à des droits de mutation. L’article 757 avait vocation à s’appliquer aux transmissions de patrimoine entre personnes physiques. La requérante en veut pour preuve la déclaration du ministre des Finances (paragraphe 38 ci-dessus) – position officielle des autorités administratives sur la question – l’instruction fiscale de 1992 qui vise le patrimoine entre vifs (paragraphe 29 ci-dessus) et le formulaire de déclaration officiel qui ne vise que les personnes physiques. Il n’existait par ailleurs aucune jurisprudence antérieure ou concomitante au contrôle subi précisant que l’article 757 était applicable à une association à but non lucratif. L’interprétation de cette disposition en l’espèce a d’ailleurs suscité de telles protestations que le législateur est intervenu pour protéger le monde associatif (paragraphe 40 ci-dessus).

56. Deuxièmement, la notion de « révélation » issue de l’article 757 était également imprévisible. La requérante affirme que la doctrine fiscale, dans son ensemble, a dénoncé le caractère inédit de la solution consacrée par la Cour de cassation. Reprenant à son compte les critiques du conseil supérieur de l’Ordre des experts comptables, organisme placé sous la tutelle du ministère des Finances, qui conclut que « l’on aboutit à la situation qui confine à l’aberration, dans laquelle c’est le contrôle fiscal qui déclenche l’obligation fiscale », elle souligne que les dons manuels ne sont pas taxables en l’absence d’un contrôle fiscal qui demeure, par nature, imprévisible.

57. Troisièmement, il n’était pas prévisible qu’il faille détenir une autorisation pour recevoir des dons manuels ni établir la preuve de son caractère cultuel par le biais d’une reconnaissance ou autorisation du ministre de l’Intérieur, pour bénéficier de l’exonération prévue à l’article 795-10° du CGI ; la seule autorisation nécessaire concernait non pas les offrandes religieuses modiques mais les legs et les donations notariées. La requérante dénonce l’amalgame fait par l’administration fiscale et le Gouvernement entre l’exonération d’autorisation des dons manuels, l’autorisation préalable de perception de dons et legs et l’exigence inédite qui en a résulté d’une reconnaissance officielle du caractère cultuel.

58. La requérante en conclut que la taxation litigieuse est issue d’une « nouvelle doctrine administrative », ainsi qu’une fiche d’information technique du ministère de l’Economie et des Finances intitulé « les sectes » de décembre 2001 l’indique : « la nouvelle doctrine administrative relative d’une part au régime associatif avec les évolutions jurisprudentielles qui lui sont liées et, d’autre part à la taxation des dons manuels, ont modifié l’approche fiscale de ces mouvements sectaires ».

59. Selon la requérante, l’objectif poursuivi par la mesure litigieuse n’était pas légitime mais visait la répression de son activité. La mesure était disproportionnée, le montant de la taxation représentant plus de 102 % de ses ressources durant la période considérée. Elle a également perdu son caractère nécessaire, puisqu’elle est intervenue arbitrairement sur une période déterminée sans avoir jamais été imposée avant ou après cette période. Elle se fonde au demeurant sur une position isolée en Europe.

b) Le Gouvernement

60. Le Gouvernement rappelle à titre liminaire que le régime juridique des associations cultuelles se caractérise, dans le contexte français de laïcité, par la recherche de l’équilibre entre le principe de neutralité religieuse et le pouvoir du contrôle de l’administration. Afin de favoriser le libre exercice du culte, l’Etat accorde ainsi aux associations cultuelles qui se placent sous le régime de la loi du 9 décembre 1905 de nombreux avantages d’ordre pratique ou fiscaux. La déclaration dont ces associations doivent faire l’objet ne leur confère pas pour autant le caractère d’association cultuelle : c’est à l’occasion de l’octroi ou de la contestation de droits auxquels elles peuvent prétendre que ce caractère leur est reconnu ou non par les autorités administratives compétentes et sous le contrôle du juge administratif, selon les critères progressivement précisés par le Conseil d’Etat (paragraphe 33 ci-dessus).

61. Le Gouvernement soutient que la mesure contestée était prévue par la loi. D’une part, l’article 757 du CGI énumère limitativement les cas dans lesquels les dons manuels sont sujets à une taxation, parmi lesquels la révélation du don manuel par le donataire à l’administration fiscale depuis la loi n° 91-1322 du 30 décembre 1991. Le pouvoir réglementaire a par la suite normalisé la procédure de déclaration et l’administration fiscale a précisé la notion de révélation dans l’instruction du 13 avril 1992 (paragraphe 29 ci-dessus). Le Gouvernement cite une seule décision concernant une association qui aurait été visée par un contrôle fiscal en application de l’article 757 du CGI, en l’occurrence une association ayant pour objet de recueillir des dons et d’organiser à partir de la France un programme d’aide en faveur des soldats d’une armée étrangère (sans toutefois en indiquer les références). D’autre part, l’article 795-10° du CGI limite l’exonération des droits de mutation à titre gratuit aux dons et legs de toute nature faits aux associations cultuelles après une autorisation préfectorale ou du ministère de l’Intérieur d’accepter des dons et legs. Ainsi, si la loi civile dispense les associations de toute autorisation pour recevoir des dons manuels, la loi fiscale subordonne l’exonération des droits de mutation à la condition que les associations cultuelles aient été autorisées à recevoir les dons et legs y compris les dons manuels.

62. Selon le Gouvernement, le caractère inédit de la solution dégagée par les juridictions nationales en l’espèce ne saurait emporter une méconnaissance de la légalité. La tolérance ancienne de non-taxation des dons reçus par les associations ne devait pas exonérer la Cour de cassation de faire une stricte application de la loi en jugeant, pour refuser le bénéfice de l’exonération prévue à l’article 795-10° du CGI, que « l’association ne justifiait pas d’une autorisation ministérielle ou préfectorale contemporaine du fait générateur de l’imposition ». Par ailleurs, la loi ne peut prévoir toutes les hypothèses ; tel est le cas pour la notion de « révélation » au sens du second alinéa de l’article 757. L’arrêt de la Cour de cassation s’inscrit d’ailleurs dans une série d’arrêts précisant les conditions d’application de cette notion dans le cadre de contrôles fiscaux (Cass com, 19 mai 1998, n° 1090P, Couture ; Cass com, 10 octobre 2000, n° 1684 FS-P, Cloiseau ; Cass com, 24 octobre 2000, n° 1740, F-D, T. ; Cass. Com, 8 novembre 2005, n° 1395 F-D, Perrin) et la Cour n’a pas à apprécier l’opportunité de ce choix de politique jurisprudentielle opérée par les juridictions internes (Cantoni c. France, 15 novembre 1996, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1996-V). Enfin, la circulaire de 2001 dont se prévaut la requérante pour faire valoir un changement de doctrine administrative est en réalité une simple fiche d’information technique qui ne contient aucune interprétation de la loi fiscale opposable à l’administration.

63. Quant aux buts de la mesure litigieuse, la protection de l’ordre et des droits et libertés d’autrui, le Gouvernement soutient que l’exonération des droits de mutation à l’égard des associations cultuelles est dérogatoire du droit commun et d’interprétation stricte. Elle n’est accordée que si les dons sont consacrés au seul exercice du culte, et l’intervention régulatrice de l’Etat a pour objectif de préserver un équilibre entre la liberté de religion et la protection des droits et libertés de ceux qui peuvent être affectés par l’exercice de celle-ci. Si l’article 9 exclut l’appréciation de la part de l’Etat de la légitimité des croyances religieuses ou des modalités d’expression de celles-ci, il ne protège pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou conviction (Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, Recueil 1996-IV ; Vergos c. Grèce, n° 65501/01, §§ 33 et 34, 24 juin 2004).

64. Enfin, ladite mesure était « nécessaire dans une société démocratique » car, sans disproportion, les dons manuels sont taxés dans les mêmes conditions que les autres donations, les taux applicables étant identiques à ceux prévus pour les successions. De plus, le recouvrement de la créance fiscale n’entraînera pas la disparition du culte des Témoins de Jéhovah en France puisqu’il vise la seule association nationale et que les associations régionales, dotées d’une personnalité juridique propre et disposant d’importants moyens financiers, continueront de fonctionner. Enfin, compte tenu de l’ampleur du culte des Témoins de Jéhovah dans le monde, le Gouvernement ne doute pas que si l’exercice de ce culte en France était gravement menacé, les associations étrangères ne manqueraient pas de se mobiliser pour venir en aide à l’association requérante.

c) « European association of Jehovah’s christian witnesses »

65. L’association européenne insiste sur l’impact de la question posée par le cas d’espèce dans les autres pays européens. La taxation des dons manuels litigieuse n’était pas prévue par la loi et a été utilisée comme une « arme » contre les Témoins de Jéhovah afin de paralyser la propagation de ses activités et de faire disparaître l’organisation religieuse. Avaliser une telle taxation donnerait du crédit notamment à la Fédération de Russie qui pourrait utiliser l’imposition comme un moyen d’éradiquer les Témoins de Jéhovah, persécutés depuis longtemps en tant que minorité religieuse. Cela serait en contradiction avec la jurisprudence de la Cour et les évolutions acquises dans des pays comme la Grèce, la Bulgarie, la Roumanie concernant la liberté des Témoins de Jéhovah de pratiquer leur religion. Procédant à une analyse de droit comparé, l’association européenne affirme que malgré la marge d’appréciation des Etats, les croyances et pratiques des Témoins de Jéhovah sont uniformes dans les Etats membres. En Angleterre, en Allemagne, en Italie et en Espagne par exemple, les dons versés aux Témoins de Jéhovah ne sont pas taxés car leurs activités sont exclusivement religieuses.

2. Appréciation de la Cour

a) « Prévue par la loi »

66. Aux yeux de la Cour, les deux conditions suivantes comptent parmi celles qui se dégagent des mots « prévues par la loi ». Il faut d’abord que la « loi » soit suffisamment accessible : le citoyen doit pouvoir disposer de renseignements suffisants, dans les circonstances de la cause, sur les normes juridiques applicables à un cas donné. En second lieu, on ne peut considérer comme une « loi » qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé. Elles n’ont pas besoin d’être prévisibles avec une certitude absolue : l’expérience la révèle hors d’atteinte. En outre la certitude, bien que hautement souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or le droit doit savoir s’adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois se servent-elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (Sunday Times c. Royaume-Uni (n° 1), 26 avril 1979, § 49, série A n° 30). Le niveau de précision de la législation interne – qui ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de l’instrument en question, du domaine qu’il est censé couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui il est adressé (Hassan et Tchaouch, précité, § 84 ; Eglise métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, § 109).

67. S’agissant de la notion de dons manuels, la cour d’appel a considéré que les sommes d’argent enregistrées par l’association requérante dans sa comptabilité sous le terme « offrandes » constituaient des dons manuels, quel que soit le montant de ces sommes. Dès lors, les dons manuels ont été taxés en application de l’article 757 du CGI car ils avaient été « révélés » par la présentation de la comptabilité de la requérante à l’administration fiscale lors du contrôle fiscal qui débuta en 1995.

68. Quant à la prévisibilité de cette mesure, au centre des arguments des parties, la Cour observe tout d’abord que l’article 757 alinéa 2 énonce que les dons manuels « révélés » à l’administration fiscale sont sujets aux droits de donation. Comme le rappelle le Gouvernement, cet alinéa a été adopté en décembre 1991, soit antérieurement au contrôle fiscal de l’espèce. La question se pose donc de savoir si la rédaction de la disposition litigieuse était suffisamment claire pour prévoir qu’elle était applicable aux personnes morales d’une part et qu’elle impliquait qu’un contrôle fiscal puisse être assimilé à une « révélation » d’un don manuel au sens de son alinéa 2 d’autre part.

69. S’agissant du premier point, et en l’absence de précision de la loi sur « le donataire », force est de constater que l’intention initiale du législateur était d’encadrer les transmissions de patrimoine au sein des familles et donc ne concernait que les personnes physiques (paragraphes 38 et 40 ci-dessus). Il est à noter qu’une instruction figurant dans le Bulletin officiel des impôts du 25 janvier 2005 indique que c’est à l’occasion d’une réponse ministérielle datant de mars 2001 qu’il a été précisé que les dispositions de l’article 757 du CGI étaient applicables aux dons manuels réalisés au profit d’associations (paragraphe 39 ci-dessus) ; or, en l’espèce, la notification de la procédure de taxation d’office et le redressement datent de 1998. En outre, le Gouvernement n’a pas cité de décisions de la Cour de cassation qui, à l’époque, seraient allées dans le sens de l’application de l’article 757 aux personnes morales. Enfin, la Cour relève que dans son arrêt relatif à la présente affaire, la cour d’appel de Versailles, s’agissant de la loi de finances du 30 décembre 1991, mentionne une loi « aussi inadéquate soit-elle » qu’il ne lui appartient pas de corriger (paragraphe 21 ci-dessus). Elle constate d’ailleurs que l’article 757 a été modifié en 2003 compte tenu des conséquences financières de cette mesure fiscale sur le monde associatif suite au litige de la requérante, afin d’exclure de l’imposition les organismes d’intérêt général (paragraphe 40 ci-dessus).

70. Quant à la notion de « révélation » des dons telle que prévue par l’article 757, la Cour observe qu’il a été jugé en l’espèce et pour la première fois que la présentation de la comptabilité à l’administration lors du contrôle fiscal valait « révélation ». A cet égard, la cour d’appel a elle même précisé que « si l’absence d’obligation légale de révéler et de déclarer pourrait militer contre l’admission d’une révélation autrement que volontaire, [cette disposition] ne contient aucune indication quant aux modalités ou aux circonstances de cette révélation » (paragraphe 21 ci-dessus). Si l’évolution de la jurisprudence relève de l’office du juge, une telle interprétation de la disposition litigieuse était difficilement prévisible pour l’association requérante dans la mesure où jusqu’alors les dons manuels échappaient à toute obligation de déclaration et n’étaient pas systématiquement soumis aux droits de mutation à titre gratuit (paragraphes 29, 38 et 41 ci-dessus). L’imprécision de la notion de révélation contenue dans l’article 757 ne pouvait, en l’état du droit positif de l’époque, conduire la requérante à envisager que la simple présentation de sa comptabilité constituerait une telle révélation. La Cour observe qu’en définitive, la notion de révélation telle qu’interprétée en l’espèce a fait dépendre la taxation des dons manuels de la réalisation du contrôle fiscal, ce qui implique nécessairement une part d’aléa et donc une imprévisibilité dans l’application de la loi fiscale.

71. La Cour observe enfin que la jurisprudence produite par le Gouvernement (paragraphes 61 et 62 ci-dessus) sur l’application de l’article 757 du CGI ne pallie pas l’imprécision de ce texte (mutatis mutandis, Hentrich c. France, 22 septembre 1994, § 42, série A n° 296-A) puisqu’elle concerne des personnes physiques et des dons autres que des dons manuels tels que ceux visés en l’espèce.

72. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour n’est pas convaincue que la requérante était à même de prévoir à un degré raisonnable les conséquences pouvant résulter de la perception des offrandes et de la présentation de sa comptabilité à l’administration fiscale. Partant, l’ingérence n’était pas prévue par la loi au sens de l’article 9 § 2 de la Convention.

b) Finalité et nécessité de l’ingérence

Eu égard à la conclusion qui précède, la Cour n’estime pas nécessaire de se pencher sur le respect des autres exigences du paragraphe 2 de l’article 9.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

73. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

74. A titre principal, la requérante sollicite l’annulation du redressement ainsi que la levée des mesures d’hypothèques prises sur ses biens immobiliers. Au titre du préjudice matériel, elle réclame la restitution des sommes saisies à l’occasion du contrôle fiscal, soit la somme de 4 590 295 EUR avec les intérêts correspondants. Au titre du préjudice moral, la requérante demande au nom des 250 000 fidèles de France un dédommagement de 1 EUR par fidèle, soit 250 000 EUR. Au titre des frais et dépens, à la date du 11 septembre 2008, la requérante réclamait le remboursement de 182 746,46 EUR dont presque 60 000 EUR pour les frais engagés devant la Cour.

75. Le Gouvernement soutient que la satisfaction équitable ne saurait consister en un montant de dommages et intérêts susceptible d’annuler la charge de l’impôt sauf à détourner l’objet de la procédure devant la Cour. S’agissant du dommage moral, le Gouvernement considère la somme demandée disproportionnée tout comme celle réclamée au titre des frais et dépens.

76. La Cour estime que la question de l’application de l’article 41 ne se trouve pas en état. En conséquence, elle la réserve et fixera la procédure ultérieure, compte tenu de la possibilité que le Gouvernement et la requérante parviennent à un accord.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L’UNANIMITÉ,

1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention ;

2. Dit que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état ;

en conséquence,

a) la réserve en entier ;

b) invite le Gouvernement et la requérante à lui adresser par écrit, dans le délai de trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, leurs observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;

c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la chambre le soin de la fixer au besoin.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 juin 2011, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Claudia Westerdiek
Greffière

Dean Spielmann
Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Costa.

D.S.
C.W.

OPINION SÉPARÉE DU JUGE COSTA

J’ai beaucoup hésité dans cette affaire, en particulier parce que certaines des questions soulevées par la requête, si elles avaient dû être tranchées, auraient revêtu à mon sens un caractère délicat, et peut-être même « grave » au sens de l’article 30 de la Convention.

Je me suis en définitive rallié à l’opinion unanime de la Chambre, exprimée par l’arrêt ci-dessus, parce que je pense moi aussi que n’était pas remplie la condition de prévisibilité posée au paragraphe 2 de l’article 9 de la Convention, et parce que la Chambre n’a pas estimé nécessaire de se pencher sur le respect des autres exigences du même paragraphe (voir l’arrêt, § 72, in fine).

Références

La lettre de la Direction des Affaires Juridiques, Ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, 7 juillet 2011, n° 104, p. 3 ;

La Semaine juridique (JCP), édition administrations et collectivités territoriales, 11 juillet 2011, n° 28, p. 12 ;

Recueil Dalloz, 14 juillet 2011, n° 27, p. 1820 ;

La Semaine juridique (JCP), édition générale, 18 juillet 2011, n° 29-34, p. 1440 ;

La Semaine juridique (JCP), édition générale, 5 septembre 2011, n° 36, p. 1557-1560 ;

Revue de jurisprudence fiscale, octobre 2011, pp. 913-916 ;

Actualité juridique droit administratif, 24 octobre 2011, n° 35, p. 2004 ;

Revue de droit fiscal, 3 novembre 2011, n° 44, pp. 66-76 ;

Bulletin d’information de la Cour de cassation (BICC), 15 novembre 2011, n° 751, pp. 10, 11.