Droit administratif

Un hôpital condamné pour une transfusion sanguine forcée
CAA Bordeaux, 20 octobre 2022

- Modifié le 18 avril

Par un arrêt daté du 20 octobre 2022, la Cour administrative d’appel de Bordeaux a condamné le centre hospitalier universitaire (CHU) de Bordeaux pour avoir imposé à une patiente une transfusion sanguine, malgré son refus exprimé à plusieurs reprises.

La jurisprudence administrative se conforme ainsi à l’article L. 1111-4 du code de la santé publique (CSP), qui dispose depuis la loi du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie [1] :

« Le médecin a l’obligation de respecter la volonté de la personne après l’avoir informée des conséquences de ses choix et de leur gravité. Si, par sa volonté de refuser ou d’interrompre tout traitement, la personne met sa vie en danger, elle doit réitérer sa décision dans un délai raisonnable. [...]

Aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment. »

Cette décision, qui concerne « une patiente appartenant à l’église des Témoins de Jéhovah », a été mentionnée parmi les « affaires notables » jugées en 2022 par les juridictions bordelaises, lors de la visite du vice-président du Conseil d’État en juin 2023 [2].

Accident hémorragique et transfusions

Prévue à l’avance, l’ablation de la vésicule biliaire de Mme X a été programmée le 29 février 2016 dans le service de chirurgie digestive de l’hôpital Saint-André, qui est rattaché au CHU de Bordeaux. La patiente témoin de Jéhovah avait préalablement informé l’équipe médicale qu’elle refusait de recevoir une transfusion sanguine en toutes circonstances, mais qu’elle souhaitait avoir recours à des techniques médicales alternatives.

Hôpital Saint-André appartenant au CHU de Bordeaux
(Symac – CC By-SA)

Or, au cours de l’opération, une perforation accidentelle de l’artère iliaque droite a provoqué une hémorragie.

Pour suivre (tardivement) les directives de la patiente, le système d’autotransfusion nommé « cell saver » a été déployé dans l’urgence, sans permettre de restaurer un volume sanguine suffisant.

Une première série de transfusions sanguines ont donc été réalisées pendant l’opération. Aussitôt après, deux autres unités de plasma sont administrées.

Le lendemain, le taux d’hémoglobine est passé de 7,3 g/dl le midi à 5,8 g/dl en soirée. La patiente consciente ayant exprimé à nouveau son refus d’être transfusée, elle a d’abord reçu du fer et de l’érythropoïétine, utilisés en général bien avant l’opération pour prévenir une anémie.

Le 2 mars 2016, le taux d’hémoglobine était redescendu à 5 g/dl en fin de journée, avec une souffrance myocardique et une hypoxie sévère. Les médecins ont alors estimé que le pronostic vital était engagé à court terme.

Malgré le refus réitéré de la patiente, celle-ci a été sédatée sous la contrainte puis transfusée à son insu, sur la « décision collégiale » de deux médecins. Elle n’en aura connaissance qu’un an plus tard, lorsqu’elle obtiendra difficilement accès à son dossier médical.

En conséquence, Mme X a saisi le juge administratif pour demander la condamnation du CHU de Bordeaux :

  • d’une part, pour préjudice moral, du fait que l’équipe médicale a passé outre sa volonté en réalisant des transfusions sanguines, dans des conditions qui ont généré chez elle un stress post-traumatique ;
  • d’autre part, pour manquement au devoir d’information, non seulement sur le risque d’hémorragie lors de l’intervention médicale, mais encore sur la réalisation de transfusions sans en être informée, même a posteriori.

Condamnation partielle du CHU

Le 15 juillet 2020, le Tribunal administratif de Bordeaux a condamné le CHU de Bordeaux à lui verser une somme de 1 000 € au titre d’un défaut d’information sur le risque hémorragique lié à l’intervention d’ablation de la vésicule biliaire, mais a rejeté sa demande relative au préjudice moral en raison des transfusions sanguines réalisées en dépit de son opposition clairement exprimée.

Le 20 octobre 2022, la Cour administrative d’appel de Bordeaux a reformé ce jugement en ce qui concerne la réalisation des transfusions sanguines contre la volonté de la patiente et augmenté l’estimation de son préjudice à 4 000 €.

Hôtel Nairac, où siège la Cour administrative d’appel de Bordeaux
(Ardfern – CC By-SA)

Suivant les conclusions de la rapporteure publique [3], elle distingue cependant deux circonstances dans lesquelles ont été pratiquées les transfusions sanguines :

  • 1) les deux premières séries administrées dans la continuité de l’intervention, puis à l’arrivée dans le service de réanimation, alors que la patiente était toujours inconsciente ;
  • 2) « la troisième transfusion » réalisée postérieurement à l’intervention chirurgicale, au mépris des refus répétés de la patiente.

Dans le premier cas, la cour a jugé à l’aune de la législation française que l’équipe médicale n’a pas commis de faute en transfusant la patiente :

« La situation d’urgence vitale, caractérisée par le dossier médical et non sérieusement contestée, ne permettait pas de s’assurer d’une réitération dans un délai raisonnable du refus du traitement et justifiait de s’écarter des directives anticipées. Dans ces circonstances, les transfusions de produits sanguins réalisées le 29 février 2016, alors que la technique alternative du “cell saver” ne suffisait pas à assurer la survie de la patiente, ne peuvent être regardées comme fautives au regard des dispositions des articles L. 1111-4 et L.1111-11 du code de santé publique. »

Bien qu’elle ait cité la Convention européenne des droits de l’homme et la Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine d’Oviedo [4], la cour a simplement relevé que l’article 8 de la Convention d’Oviedo limiterait la portée de l’article 9 dans le cas d’« une situation d’urgence » empêchant l’obtention d’un « consentement approprié ».

En revanche, la troisième transfusion a été déclarée fautive, dans la mesure où la patiente a clairement renouvelé son opposition aux transfusions sanguines, après avoir été informée de son état de santé et des conséquences de son refus :

« Il résulte de l’instruction que postérieurement à l’intervention chirurgicale, les médecins ont insisté à plusieurs reprises pour tenter de convaincre Mme B..., qui était parfaitement consciente, de la nécessité d’une nouvelle transfusion en raison du risque vital qu’elle encourait du fait de l’anémie sévère qu’elle présentait, et que la patiente a réitéré à plusieurs reprises son refus de ce traitement, malgré les explications des médecins et l’échec du traitement alternatif à base de fer et d’érythropoïétine et la dégradation de son état. Au regard de cette réitération telle que prévue par les dispositions précitées de l’article L. 1111-4 du code de santé publique relatives au respect de la volonté du patient, le fait d’avoir réalisé une transfusion contre son gré, de surcroît en procédant préalablement à une sédation pour l’empêcher de s’y opposer, constitue un manquement à ces dispositions. »

Une avancée majeure

Cet arrêt, qui fait l’objet d’un pourvoi en cassation [5], constitue une avancée majeure dans la reconnaissance du droit de refuser un traitement médical par la jurisprudence administrative.

Pour autant, plusieurs questions se posent sur l’interprétation des articles L. 1111-4 et L. 1111-11 du CSP par le juge bordelais :

  • Dans le cadre d’une opération programmée, où la patiente a eu le temps de s’entretenir préalablement avec l’équipe médicale au sujet de ses choix thérapeutiques et des éventuelles conséquences qu’ils impliquent, peut-on encore invoquer la situation « d’urgence vitale » pour ne pas respecter sa volonté exprimée à ce moment-là et confirmée par écrit ?
  • La nécessité de « réitérer sa décision dans un délai raisonnable » en cas de pronostic vital s’applique-t-elle vraiment lorsque le patient est inconscient ? Les dispositions prévoyant l’obligation de consulter la personne de confiance et de respecter les directives anticipées, « lorsque la personne est hors d’état d’exprimer sa volonté », ne visent-elles pas justement à pallier l’impossibilité pour un patient de communiquer et a fortiori de renouveler un refus ?

La doctrine juridique a salué cette décision qui évolue dans le sens de l’autonomie personnelle des patients, dont les droits ont été progressivement renforcés par la législation française, mais aussi reconnus par le droit européen.

Maître de conférences de droit public à l’Université de Bordeaux, Cécile Castaing explique dans une tribune juridique comment la CAA de Bordeaux a rompu avec la « jurisprudence administrative immuable » et cela « au nom de la loi » :

« La cour franchit ainsi le pas que le Conseil d’Etat se refuse de franchir depuis plus de vingt ans [...], ignorant tant l’esprit de la loi du 4 mars 2002 que la consécration explicite du droit de refuser un traitement par la loi du 2 février 2016 (CSP, art. L. 1111-4, al. 2), ignorant également la jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme qui considère que “même lorsque le refus d’accepter un traitement particulier risque d’entraîner une issue fatale, le fait d’imposer un traitement médical à un adulte sain d’esprit sans son consentement s’analyse en une atteinte à son droit à l’intégrité physique [6]” »

Et d’espérer que le Conseil d’État aura l’occasion de conforter cette nouvelle orientation et « mettra ainsi terme à des années de méconnaissance de la volonté libre et éclairée du patient, aux difficultés des équipes médicales face à des refus de traitement, à l’insécurité juridique à laquelle sont confrontés les établissements de santé et aux acrobaties des juges du fond n’osant pas condamner un hôpital qui a sauvé la vie de son patient [7] ».

De même, Marie Lamarche, maître de conférences (HDR) en droit privé et sciences criminelles à l’Université de Bordeaux, défend cette position désormais évidente au regard de l’état actuel du droit :

« La cour d’appel administrative de Bordeaux a peut-être récemment ouvert la brèche que l’on attendait à propos du refus de soins exprimé par le patient, si difficile à admettre pour un médecin. C’est en effet à une question de nature ontologique que se trouve confronté le soignant qui doit accepter que laisser mourir un patient, parce que celui-ci refuse un traitement, est devenu une obligation médicale liée à sa dignité et à son autonomie [8]. »

Cette directrice adjointe du Centre européen de recherches en droit des familles, des assurances, des personnes et de la santé (CERFAPS) conclut d’ailleurs avec beaucoup de pertinence que « si “l’éducation thérapeutique” des patients a le vent en poupe, l’éducation juridique” du corps médical pourrait aussi être envisagée [9] ».

Des directives anticipées inutiles ?

Néanmoins, au même titre que l’ordonnance du Conseil d’État rendue le 20 mai 2022 dans le cadre du référé-liberté [10], il est reproché au juge administratif de rendre inopérantes les directives anticipées, qui légalement « s’imposent au médecin pour toute décision d’investigation, d’intervention ou de traitement, sauf en cas d’urgence vitale pendant le temps nécessaire à une évaluation complète de la situation et lorsque les directives anticipées apparaissent manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale », selon l’article L. 1111-11 du CSP.

À la suite de sa présentation du cadre législatif des directives anticipées (DA) et de sa difficile mise en pratique, Christine Lassalas, maître de conférences (HDR) en droit privé à l’Université Clermont Auvergne, examine si les conditions permettant d’écarter la volonté couchée par écrit de la patiente pouvait s’appliquer [11].

Premièrement, si la cour a simplement évoqué une « situation d’urgence vitale », Christine Lassalas souligne que le législateur avait retenu quant à lui « l’urgence vitale pendant le temps nécessaire à une évaluation complète de la situation ». Aussi rappelle-t-elle le contexte d’une opération programmée :

« Dans ce cas, la patiente ayant informé le médecin de sa volonté de ne pas être transfusée dans le cadre d’une opération programmée, le médecin avait eu le temps d’évaluer la situation afin de prendre une décision de prise en charge. Il avait eu connaissance de la volonté de la patiente préalablement à l’intervention et il ne pouvait pas méconnaître les DA lorsque la situation d’urgence est apparue. La nécessité d’effectuer des transfusions sanguines était prévisible, le refus connu [12]. »

Deuxièmement, le médecin aurait pu estimer que les directives anticipées étaient « manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale du patient », s’il n’y avait pas eu d’échange avec l’équipe soignante. Mais là encore, il restait peu de doutes sur la volonté éclairée de la patiente, puisqu’elle « avait indiqué avant une opération chirurgicale planifiée par l’hôpital qu’elle refusait, en tant que témoin de Jéhovah, que lui soient administrés des produits sanguins ; elle avait eu l’occasion de s’entretenir avec les soignants et de confirmer sa volonté [13]. »

D’autant que l’entretien avec les professionnels de la santé s’était déroulé en amont et précisément à propos de l’opération litigieuse. D’où le rejet par Christine Lassalas de l’éventualité que le choix exprimé par la patiente à l’instant T1 ait pu changer à T2, avec un faible intervalle entre les deux :

« Cependant, dans le cas d’espèce, les écrits étaient très clairs, non équivoques, le refus précis, la situation prévisible pour le patient comme pour le médecin. Or, comme le souligne Mme Etchegaray, “plus la situation à T2 se rapproche de ce qui a été explicitement demandé par le patient et plus sa demande est une obligation, d’où dérive un engagement [14]”. Il s’agissait de surcroît d’une volonté ferme de la patiente, qui avait maintenu son refus jusqu’à l’intervention chirurgicale [15]. »

Enfin, elle s’étonne de la nécessité pour le patient de réitérer son refus, lorsque des directives anticipées existent :

« Les DA étant mobilisées lorsque le patient n’est plus en mesure d’exprimer sa volonté, cette exigence de réitération dans un délai raisonnable peut paraître surprenante. En cas de refus de traitement exprimé dans des DA, il est difficile d’imaginer qu’il puisse y avoir une réitération de la volonté. Les DA représentent la volonté d’une personne émise par anticipation, pour le jour où elle ne pourra plus dire elle-même oralement ce qu’elle veut. On comprend l’importance de la réitération en cas de refus de traitement, mais sur ce point, la finalité des DA semble difficilement compatible avec l’exigence de réitération, le refus préalablement exprimé ne prenant effet que lorsque la personne n’est plus en mesure de faire connaître une quelconque volonté [16]. »

En décembre 2022, la Revue générale de droit médical a justement suggéré une clarification du régime des directives anticipées et de leur champ d’application en droit français [17].