Droit administratif

Le Conseil d’État limite la portée des directives anticipées malgré la loi
Conseil d’État, 20 mai 2022

- Modifié le 13 mars

Tandis que la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé [1], dite « loi Kouchner », a créé dans le code de la santé publique (CSP) de nouvelles dispositions, qui imposent notamment aux médecins de respecter la volonté de leurs patients, d’autres textes législatifs [2] ont ensuite renforcé le droit des personnes malades de refuser tout traitement, y compris lorsque le pronostic vital semble engagé (article L. 1111-4), et donné une valeur contraignante aux directives anticipées des patients dans l’impossibilité d’exprimer leur consentement (article L. 1111-11).

Néanmoins, le Conseil d’État maintient depuis deux décennies sa jurisprudence, en permettant aux médecins de transfuser un patient contre son gré, dès qu’ils estiment que sa vie pourrait être menacée. Son ordonnance du 20 mai 2022, vivement critiquée par la doctrine juridique, soutient ainsi un hôpital qui a décidé de réaliser des transfusions sanguines sur un patient inconscient, malgré son refus exprimé par l’intermédiaire de sa personne de confiance et de ses directives anticipées. Normalement, ces dernières « s’imposent au médecin », selon l’article L. 1111-11 du CSP.

Admission aux urgences et transfusions sanguines

Hôpital d’instruction des armées Sainte-Anne à Toulon
(Dvt83800 – CC By-SA)

Victime d’un accident de la voie publique le 19 avril 2022, M. A a été admis au service des urgences de l’hôpital d’instruction des armées Sainte-Anne de Toulon (Var). En raison d’une hémorragie active et abondante constatée au bloc opératoire, le patient a été transfusé le jour même. Plus tard, d’autres transfusions sanguines lui ont été administrées pendant les interventions réalisées les 23 avril et 2 mai 2022.

Pourtant, M. A portait sur lui un document de directives anticipées qu’il avait signé et par lequel il refusait explicitement toute transfusion sanguine « même si le personnel soignant estime qu’une telle transfusion s’impose pour [lui] sauver la vie ».

De plus, il y désignait son frère comme « personne de confiance », que l’équipe médicale doit systématiquement consulter en cas d’inconscience du patient, conformément à l’article L. 1111-6 du CSP. Son frère a ainsi confirmé à plusieurs reprises que M. A était témoin de Jéhovah et que celui-ci s’opposait à toute transfusion sanguine, quelles que soient les circonstances.

M. A et ses proches ont donc saisi le Tribunal administratif de Toulon, dans le cadre du référé-liberté, pour obtenir une injonction à l’hôpital de respecter sa volonté en ne procédant plus à aucune transfusion sanguine contre son gré. Par une ordonnance du 28 avril 2022, le juge des référés a rejeté la demande.

Référé-liberté devant le Conseil d’État

Une requête a donc été déposée devant le Conseil d’État pour demander l’annulation de cette ordonnance et protéger la liberté du patient de consentir aux soins qui lui sont prodigués, garantie par l’article 5 de la Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine d’Oviedo [3], l’article 3 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et l’article L. 1111-4 du CSP.

Au cours de l’audience, le chef du service d’anesthésiologie de l’hôpital a déclaré qu’il avait tenu compte des instructions médicales écrites de M. A dans la mesure où les transfusions avaient été limitées au strict nécessaire « au bon déroulement des actes permettant sa survie », alors que « la stratégie transfusionnelle normalement appliquée à des patients dans l’état de M. A [...] aurait abouti, en conséquence, à des transfusions d’un volume de sang plus élevé ».

Par une ordonnance rendue le 20 mai 2022, le juge des référés du Conseil d’État a rejeté la demande de M. A et de sa famille. Après avoir rappelé le cadre juridique applicable, il a reconnu l’importance de respecter la volonté du patient :

« Le droit pour le patient majeur de donner son consentement à un traitement médical revêt le caractère d’une liberté fondamentale. »

Cependant, il juge que les médecins n’ont pas porté atteinte à cette liberté par une motivation qui tient en une seule phrase, confortant les choix irrévocables de l’équipe soignante, sans aborder la situation à venir :

« En ne s’écartant des instructions médicales écrites dont M. A était porteur lors de son accident que par des actes indispensables à sa survie et proportionnés à son état, alors qu’il était hors d’état d’exprimer sa volonté, les médecins de l’hôpital d’instruction des armées Sainte-Anne n’ont pas porté atteinte à ce droit, non plus qu’aux autres libertés fondamentales garanties par les stipulations internationales invoquées, d’atteinte manifestement illégale. »

Une critique unanime des juristes

Dans l’ensemble des commentaires juridiques, la doctrine reproche au Conseil d’État de conserver sa position du début des années 2000, sans tenir compte du renforcement de l’autonomie des patients et de la valeur des directives anticipées par les lois « Leonetti » du 22 avril 2005 et « Leonetti-Claeys » du 2 février 2016.

Professeur de droit public et vice-doyen de la Faculté de droit de Toulouse, Xavier Bioy constate dans une analyse complète et pertinente de cette ordonnance [4] que le juge administratif fait ici peu de cas des droits fondamentaux défendus par les requérants et en vient en fin de compte à ignorer leur véritable demande :

« Par un paragraphe qui ne motive en rien la décision, le juge admet un principe et sa négation [...] Nécessaire à une survie qui n’est ni demandée par le patient ni exigée par l’Etat, le traitement est jugé proportionné dans sa réalisation et, par-là, conforme aux droits fondamentaux invoqués, sans examen de ces derniers, comme escamotés avec les sources européennes. Le Conseil d’Etat, ce faisant, ne répond pas vraiment à la demande d’injonction pour l’avenir mais semble n’examiner que la légalité des actes passés, comme si nous étions en contentieux de la responsabilité [5]. »

Dans le cas d’espèce, Xavier Bioy explique que l’hôpital était avant-tout tenu par la volonté du patient et non par une présumée obligation de soins :

« Ce patient, inconscient du début à la fin, n’a pas demandé de soins et a même exprimé sans ambiguïté et dans les formes légales qui lui donnent autorité, son refus de certains soins. Le principe est le refus de soin, l’exception est la transfusion en urgence, le temps de faire le point sur la situation médicale et l’application des directives anticipées [6]. »

Et d’en conclure que le juge s’est contenté de reprendre le raisonnement habituel, qui s’avère en décalage avec l’état du droit actuel :

« L’absence de motivation explicite de l’ordonnance permet d’en révéler les soubassements aussi classiques que dépassés, ne tenant pas compte du long chemin vers la consécration du refus de soins, sans autre limite que celles que la loi institue [7]. »

Dans un article étayé par de nombreuses références et citations [8], le professeur de droit privé et sciences criminelles François Vialla rappelle les deux seules exceptions prévues par l’article L. 1111-11 du CSP, qui autorisent les médecins à s’écarter des directives anticipées signées par le patient :

  • 1) « en cas d’urgence vitale pendant le temps nécessaire à une évaluation complète de la situation »,
  • 2) « lorsque les directives anticipées apparaissent manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale ».

Aussi distingue-t-il la transfusion réalisée lors de la prise en charge initiale par l’équipe médicale des suivantes :

« Là encore l’urgence intervient pour possiblement justifier la première transfusion sanguine réalisée durant la prise en charge initiale et l’intervention de damage control destinée, précisément, à évaluer la situation.

Les transfusions postérieurement réalisées, les 23 avril et 2 mai, à l’occasion de reprises chirurgicales ne peuvent, en revanche, bénéficier de l’exception d’urgence qui justifie, jusqu’à un certain point, que le refus du patient ne soit pas pris en considération [9]. »

D’ailleurs, le professeur Xavier Bioy, également directeur du master « Éthique – Recherche et Soin » à l’université de Toulouse-Capitole, relève que l’état médical du patient « nécessitait de stopper l’hémorragie sans toutefois forcément traiter la cause de façon immédiate (par exemple le packing du foie, c’est-à-dire la mise en place de compresses compressives sur un foie hémorragique [10]) ».

En attendant quelques jours avant d’entamer les opérations chirurgicales moins urgentes, les transfusions sanguines seraient peut-être devenues moins nécessaires, d’autant plus que les techniques alternatives (fer et EPO) avaient manifestement commencé à produire des effets, constatés le 16 mai 2022 [11] (sachant que les nombreuses interventions ont certainement retardé les résultats attendus d’une telle stratégie).

Quant au caractère manifestement inapproprié ou non conforme des directives anticipées, l’article L. 1111-11 dispose plus loin que « La décision de refus d’application des directives anticipées, jugées par le médecin manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale du patient, est prise à l’issue d’une procédure collégiale ». Une telle procédure n’a pas eu lieu.

Quid des directives anticipées ?

En conséquence de cette solution adoptée par la plus haute juridiction administrative, Annick Batteur, professeure émérite à l’Université de Caen, s’interroge sur l’utilité des directives anticipées en cas d’urgence :

« Cette décision sonne-t-elle la fin des directives anticipées en cas d’urgence ? C’est probable. Il n’y a pas de raison de se limiter au témoin de Jéhovah, d’autant que la décision, certes d’espèce, a une motivation bien générale. Il y aurait une discrimination illicite à ne limiter l’autonomie de la volonté que pour celui qui refuse une transfusion sanguine [12]. »

C’est pourquoi la Revue générale de droit médical suggère une clarification du régime des directives anticipées et de leur champ d’application en droit français [13].

Si les témoins de Jéhovah n’obtiennent pas satisfaction pour défendre leur droit de refuser toute transfusion sanguine par la procédure de référé-liberté, plusieurs auteurs suggèrent que le contentieux de la responsabilité permettrait de reconnaître la faute du médecin ou de l’hôpital qui passerait outre la volonté du patient clairement établie.

C’est à cette conclusion qu’arrive la note de jurisprudence de Caroline Lantero, maîtresse de conférences (HDR) en droit public :

« En contentieux de la responsabilité, il n’est plus acceptable de refuser de voir un manquement dans la violation du consentement. La responsabilité peut certes être atténuée par l’accomplissement d’un “acte indispensable à la survie”, et la faute peut même être totalement écartée s’il est établi que les directives du patient étaient “manifestement inappropriées”. Mais c’est un tout autre problème, bien moins consensuel que “la vie” et bien moins facile à régler que la question de l’atteinte “grave et manifestement illégale” en référé-liberté [14]. »

Dans le même sens, le directeur du Centre européen d’Études et de Recherche Droit & Santé (Université de Montpellier) François Vialla cite le professeur Patrick Mistretta, directeur du master Droit fondamental de la santé :

« [...] si le médecin outrepasse ces garanties légales qui assortissent désormais le droit du patient au refus de soins, les portes de l’incrimination de violences volontaires s’entrouvrent. Tel sera le cas si, comme dans l’espèce jugée en 2002 [CE 26 août 2002, préc.], le patient exprime très clairement et de manière renouvelée son refus de soins à son admission et ensuite devant plusieurs médecins ou membre de l’équipe soignante [15] ».