Droit européen

CEDH : La Russie condamnée pour l’interdiction des Témoins de Jéhovah
Cour européenne des droits de l’homme, 7 juin 2022

- Modifié le 5 octobre 2023

Salle d’audience de la Cour européenne des droits de l’homme
© Conseil de l’Europe – Richard Rogers Partnership – Atelier Claude Bucher Architectes

Si la Russie avait adopté dès 2015 une loi subordonnant l’application des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) à l’appréciation de sa Cour constitutionnelle [1], elle a annoncé en mars 2022 son retrait du Conseil de l’Europe. Elle a devancé de peu son exclusion officielle par le Comité des ministres, en raison de son offensive engagée contre l’Ukraine [2].

Cependant, la Cour plénière de la CEDH a déclaré que la Fédération de Russie cesserait d’être une Haute Partie contractante à la Convention européenne des droits de l’homme à compter du 16 septembre 2022. En conséquence, la CEDH reste compétente pour toutes actions et omissions susceptibles de constituer une violation de la Convention, qui surviendraient jusqu’à cette date [3]. Même s’il est peu probable que leurs décisions aient encore un impact sur les autorités russes, les juges siégeant à Strasbourg ont enchaîné avec l’examen des nombreuses affaires accumulées à l’encontre de la Russie.

Ainsi a été rendu un arrêt « important [4] » dans l’affaire Taganrog LRO et autres c. Russie, qui regroupe 20 requêtes déposées par des associations religieuses des Témoins de Jéhovah ou par des fidèles individuellement entre 2010 et 2019. Les requérants se plaignent de mesures prises par l’État russe dans le cadre d’une législation anti-extrémiste pour réprimer leur culte : dissolution de leur Centre administratif et des associations cultuelles locales, interdiction de leur littérature religieuse et de leur site Internet international, poursuites pénales et condamnations de membres pratiquants, confiscation de biens…

La situation en cours a également été prise en compte : au mois de septembre 2021, 559 fidèles avaient été inculpés au motif qu’ils auraient participé à l’organisation, au déroulement ou au financement des activités d’une organisation « extrémiste » ; 133 d’entre eux avaient été condamnés et au moins 255 avaient été placés en détention provisoire ou assignés à résidence.

Le 7 juin 2022, la Cour européenne des droits de l’homme a conclu, à six voix contre une, qu’il y a eu violation de articles suivants de la Convention :

  • l’article 9 (liberté de pensée, de conscience et de religion) interprété à la lumière de l’article 11 (liberté de réunion et d’association) à raison de la dissolution forcée du Centre administratif des Témoins de Jéhovah en Russie et de l’ensemble de leurs associations cultuelles locales ;
  • l’article 10 (liberté d’expression) à raison de l’interdiction et de la confiscation des publications religieuses ;
  • les articles 10 et 11 interprétés à la lumière de l’article 9 à raison de la qualification d’« extrémistes » donnée aux publications des Témoins de Jéhovah, de l’inculpation des requérants individuels et de la dissolution forcée de l’organisation religieuse locale (LRO) de Samara pour avoir utilisé ces publications dans le cadre du culte ;
  • l’article 10 interprété à la lumière de l’article 9 à raison du retrait du permis de distribution, de l’inculpation des requérants pour diffusion de médias non enregistrés et de la qualification d’« extrémiste » donnée au site Internet international des Témoins de Jéhovah ;
  • l’article 9 à raison des poursuites pénales engagées contre les Témoins de Jéhovah ;
  • l’article 5 (droit à la liberté et à la sûreté) à raison de la détention provisoire et l’emprisonnement de Dennis Christensen pour « poursuite des activités d’une organisation extrémiste », sans aucune raison plausible de le soupçonner d’avoir commis une infraction ;
  • l’article 1 du Protocole n° 1 (protection de la propriété) à raison de la confiscation de leurs biens (saisies des publications déclarées « extrémistes » ou non, des biens personnels des fidèles perquisitionnés, ainsi que des biens immobiliers appartenant aux entités juridiques).

Comme dans l’arrêt Témoins de Jéhovah de Moscou c. Russie du 10 juin 2010 [5], la juridiction européenne a pris la peine de passer au crible chacune des accusations avancées par les autorités russes pour justifier la dissolution d’une association cultuelle locale (§ 152-183) : supériorité de la religion par rapport aux autres, refus de l’assistance médicale, non respect des devoirs civiques, implication des mineurs, destruction des relations familiales, atteinte aux droits d’autrui. Résultat de l’examen approfondi :

« La Cour a donc conclu qu’aucune des charges retenues contre l’ORL de Taganrog n’ont été confirmées par une évaluation adéquate des faits ou justifiées par des motifs “pertinents et suffisants”. » (§ 184)

En ce qui concerne la notion d’« extrémisme », définie de manière trop extensive par la législation russe, la Cour européenne partage l’avis adopté en 2012 par la Commission de Venise [6] :

« Comme l’a observé la Commission de Venise, “lorsque les définitions manquent de précision nécessaire, un texte tel que la Loi contre l’extrémisme, qui concerne des droits très sensibles … peut être interprété de façon pernicieuse” et détourné afin de poursuivre des croyants ou des ministres du culte sur la seule base de la teneur de leurs convictions. » (§158)

La Russie est condamnée à verser 15 000 € à chacun des requérants individuels condamnés dans le cadre d’une procédure pénale ; 7 500 € à chacune des associations requérantes dissoutes ou interdites et à chacun des requérants condamnés dans le cadre d’une procédure administrative ; et 1 000 € à chacun des autres requérants, pour dommage moral.

En outre, la CEDH a jugé, par quatre voix contre trois, que la Russie doit prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre fin aux poursuites pénales en cours contre les Témoins de Jéhovah et libérer ceux qui sont emprisonnés.

Hélas, cette condamnation ne sera certainement pas respectée par la Russie, qui a adopté le même jour une loi l’autorisant à ne plus appliquer les arrêts de la CEDH [7]. Néanmoins, cette jurisprudence a une portée pour l’ensemble des États membres du Conseil de l’Europe, notamment sur le manque de pertinence juridique des accusations habituellement formulées contre les Témoins de Jéhovah.