Droit international

Belgique : Le CIAOSN a commis une faute à l’encontre des Témoins de Jéhovah
TPI francophone de Bruxelles, 16 juin 2022

- Modifié le 20 octobre 2023

Bâtiment Montesquieu, où siège la section civile du TPI francophone de Bruxelles
© Google Street View

Après que sa chambre du conseil a prononcé le 5 octobre 2021 un non-lieu dans le cadre de l’enquête pénale contre l’ASBL Congrégation chrétienne des Témoins de Jéhovah (CCTJ) pour non-dénonciation présumée d’abus sexuels sur mineurs [1], le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles (Belgique) a examiné la plainte civile déposée par l’association contre le ministère de la Justice pour réparation de propos diffamatoires dans cette affaire.

En effet, un rapport et une recommandation du Centre d’Information et d’Avis sur les Organisations Sectaires Nuisibles (CIAOSN), placé sous la responsabilité du ministère de la Justice belge, qui accusaient les Témoins de Jéhovah de ne pas signaler aux autorités publiques les abus sexuels sur mineurs commis en leur sein, ont reçu une large publicité dans la presse.

Dans un jugement longuement motivé, le tribunal a rappelé l’obligation de prudence du CIAOSN (l’équivalent de la MIVILUDES en France) :

« En sa qualité d’organe de l’Etat belge, le CIAOSN est soumis à l’obligation de prudence qu’implique l’article 1382 du Code civil. Cette même qualité d’organe étatique l’oblige à la neutralité et ne lui permet pas d’invoquer la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la CEDH pour s’exonérer d’une faute commise dans l’exercice de ses missions d’intérêt public.

[…]

Enfin, en tant qu’organe de l’Etat belge, le CIAOSN bénéficie d’une crédibilité particulière qui implique une prudence accrue dans les informations diffusées qui seront accueillies avec confiance par un public normalement attentif.

[…]

La notoriété et la crédibilité du CIAOSN, son impact sur le débat parlementaire et sur la politique criminelle du Parquet ainsi que l’absence de réelle possibilité pour la CCTJ d’exposer de façon aussi répandue son propre point de vue, imposent au Centre d’être particulièrement prudent et vigilant dans les rapports et recommandations qu’il présente. »

S’appuyant sur plusieurs analyses de chercheurs universitaires, la magistrate émet des critiques sur la méthodologie du centre, son manque de transparence et de sérieux :

« En outre, force est effectivement de constater que le rapport ne donne aucun détail sur la méthodologie de collecte des “témoignages, directs et indirects”, leur nombre, leur source, leur nature ou la datation des cas d’abus sexuels présumés, alors que, contrairement à ce que soutient l’Etat belge, ces données utiles ne sont pas de nature à fragiliser l’anonymat des témoins.

Certes, la référence à des témoins anonymes dans une telle publication n’est pas en soi contestable. Cependant, le rapport ne fait pas la moindre réserve au sujet des sources et de leurs assertions qu’il s’approprie pour justifier une accusation grave, de sorte qu’un minimum d’information quant à la portée de ces témoignages était nécessaire pour en apprécier la pertinence.

Par ailleurs, la lecture du rapport ne permet pas toujours de distinguer les déclarations de témoins des faits relatés ou des opinions exprimées par le CIAOSN lui-même.

Enfin, un centre d’études qui se veut objectif et impartial ne peut raisonnablement fonder la plus grande partie de son appréciation sur des coupures de presse ou des reportages télévisuels. Une telle posture défendue par l’Etat belge fait l’impasse sur les vertus de la méthodologie scientifique et inverse les rôles. Un discours scientifique sérieux ne trouve pas sa source dans le discours médiatique dont la fonction est radicalement différente. Contrairement à ce que soutient l’Etat belge, le devoir de prudence qui s’impose au CIAOSN n’est pas comparable à la déontologie journalistique. »

Par son jugement du 16 juin 2022, le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles a donc conclu à la faute commise par le CIAOSN en manquant de prudence dans son rapport sur la requérante :

« Par voie de conséquence, en adoptant et en diffusant un tel rapport fondé principalement sur un rapport d’une Commission parlementaire australienne, des coupures de presse et des témoignages qui auraient été déposés mais dont ni le nombre ni le contenu ne sont indiqués, le CIAOSN n’a pas rempli sa mission légale avec la prudence et le soin requis. »

Enfin, si le jugement reconnaît le dommage moral causé par l’atteinte à la réputation des Témoins de Jéhovah, il estime qu’il sera « adéquatement et intégralement réparé » par le publication du jugement sur le site du CIAOSN :

« Enfin, et contrairement à ce que soutient l’Etat belge, il ressort des extraits de presse déposés que les médias ont également été mis en possession de ces documents dès décembre 2018, que ce soit directement ou par l’intermédiaire du site internet du CIAOSN, et ont divulgué les accusations infondées formulées dans le rapport litigieux.

Pareille publicité faite au rapport et à la recommandation dressés et diffusés fautivement pas le CIAOSN a incontestablement porté atteinte à la réputation de la CCTJ.

Autrement dit, tant la réalité du dommage moral subi par la CCTJ que son lien causal avec la diffusion fautive du rapport et de la recommandation litigieux sont établis.

[…]

Par conséquent, le dommage moral de la CCTJ sera adéquatement et intégralement réparé par la publication du présent jugement sur la page d’accueil du site du CIAOSN et la mention de celui-ci avec renvoi vers le texte intégral dans la rubrique “actualités” dudit site. »

Pour conclure, nous retiendrons que ces leçons de méthodologie, de prudence et d’impartialité, apportées par une décision de justice particulièrement bien argumentée, prennent tout autant de pertinence pour les rapports annuels et autres publications de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES), qui se trouve, quant à elle, sous l’égide du ministère de l’Intérieur français.