Selon le Conseil d’État, le « projet de loi confortant les principes républicains », sur lequel il a été consulté, « comporte […] des mesures réformant substantiellement le régime de l’exercice public du culte et la police des cultes organisés par la loi du 9 décembre 1905 [1] ». Malgré cela, ou peut-être à cause de cela, aucune des dispositions relatives à ces modifications « substantielles » n’a été déférée au Conseil constitutionnel et lui-même ne s’en est pas saisi d’office. Ceci peut paraître surprenant s’agissant d’un texte qui « alourdit les contraintes pesant sur les associations cultuelles et modifie l’équilibre opéré en 1905 par le législateur entre le principe de la liberté de constitution de ces associations et leur nécessaire encadrement du fait qu’elles bénéficient d’avantages publics [2] ». D’autant plus au regard de la complexité du texte réformant une loi qui « de la IIIe à la Ve République demeure une loi fondatrice [3] » et qui est elle-même pour beaucoup insaisissable [4]. Qu’en est-il de ces dispositions ? Le titre II de la loi du 24 août 2021 s’intitule « Garantir le libre exercice du culte ». Il comprend deux chapitres s’intitulant respectivement « Renforcer la transparence des conditions de l’exercice du culte » et « Renforcer la préservation de l’ordre public » qui, des articles 68 à 79 bouleversent, comme l’a souligné le Conseil d’État dans son avis, l’équilibre entre la liberté de culte et son encadrement. Autant le titre I de la loi, placé aussi sous le sceau de la garantie (« Garantir le respect des principes de la République et des exigences minimales de la vie en société »), annonce clairement un ensemble de devoirs et d’obligations assortis de sanctions, autant le titre II donne à penser que l’équilibre du texte va être rétabli. L’ordre et la sécurité pour le premier titre, la liberté pour le second. Il n’en est rien. Sous le faux-semblant de la garantie d’une liberté se cache un renforcement des contraintes pesant sur elle. Cette loi fourre-tout répond bien finalement, et dans son intégralité, au contenu combatif des différentes déclarations présidentielles et ministérielles qui l’annonçaient : étendre le domaine de la lutte contre les séparatismes (mot absent du texte, mais présent partout ailleurs), particulièrement sinon exclusivement l’islamisme, et la radicalisation. Dans son ensemble le texte vient donc « renforcer » cet arsenal répressif et orwellien censément propre à nous rassurer. On voudrait ainsi nous persuader que la peur, ce moteur principal désormais de notre société décidément bien hobbesienne, a changé de côté. D’où un texte qui met « l’accent sur le contrôle et la répression [5] », impression dominante dans les contributions des auteurs de ce dossier [6]. C’était attendu, peut-être inévitable. Au moins, le volet libre exercice du culte échappe-t-il partiellement à cette logique liberticide comme le laisse présager son titre ? Il a été souligné que « les substantielles modifications apportées (à la loi de 1905) laissent l’impression d’une “utilisation” de cette loi comme outil de lutte contre la radicalisation islamique, allant à l’encontre de sa philosophie libérale [7] » et que, concernant la loi de 1907, « la loi de 2021 substitue une nouvelle fois la logique contraignante à la logique libérale initiale [8] ». Sans doute ces dispositions, éclairées par les décrets d’application, constituent-elles un vivier contentieux important qui permettra notamment aux juges de les confronter aux engagements internationaux de la France, notamment la Convention européenne des droits de l’homme et le droit de l’Union européenne. S’agissant du Conseil d’État, s’il s’est prononcé dans son avis sur le caractère selon lui proportionné des diverses dispositions concernant le nouveau régime des associations cultuelles et des associations de la loi de 1901 à objet mixte, il lui reviendra de veiller à ce que ce fragile équilibre ne soit pas altéré par les décrets d’application et, peut-être, d’exercer un contrôle plus approfondi de la proportionnalité de ces dispositions notamment au regard de l’article 11 de la Convention européenne garantissant la liberté d’association, seul ou combiné avec l’article 14 interdisant les discriminations. On pourrait soutenir que nombre de ces nouvelles dispositions sont nécessaires en vertu des principes d’une « démocratie apte à se défendre [9] » et « pas de liberté pour les ennemis de la liberté » qui trouve une traduction dans l’article 17 de la Convention européenne relatif à l’abus de droit [10]. La garantie des libertés passe par la sauvegarde de l’ordre public, objectif de valeur constitutionnelle [11] et conventionnelle [12]. L’équation est posée, validée et éprouvée, mais doit tendre vers un équilibre des variables. Désormais il semble que la balance, avec l’aval de l’opinion publique, penche du côté de l’ordre, de la sécurité rêvée ou fantasmée. L’objet principal de la loi est, selon l’étude d’impact [13], de « lutter contre les dérives radicales » qui peuvent être observées dans « les associations qui assurent cet exercice [du culte] et les lieux de culte qu’elles gèrent », ces dérives étant essentiellement identifiées au sein du culte musulman, jamais ciblé en tant que tel dans le texte mais bien identifié dans les diverses prises de paroles, notamment présidentielles, comme porteur de menaces contre les « principes de la République ». Toutefois, pour éviter l’écueil de l’interdiction d’une discrimination directe ou indirecte [14], et comme le Conseil d’État le constate dans son avis, le texte « conduit à imposer des contraintes importantes à une majorité d’associations cultuelles ou à objet mixte de toutes confessions [15] ». Certaines des dispositions novatrices concernant les associations ayant pour objet l’exercice d’un culte, fort bien présentées par ailleurs en doctrine [16], relèvent d’une tutelle renforcée bienveillante relevant d’une entreprise de séduction (1). Mais plus nombreuses sont celles qui traduisent un contrôle rigoureux et invasif (2).
1. Les cultes dans l’œil bienveillant de Big Brother : la tentative de séduction
Cette bienveillance concerne surtout les associations cultuelles de la loi de 1905 (1.1) que l’État veut rendre plus attractives notamment pour le culte musulman organisé majoritairement dans le cadre jusque-là moins contraignant, mais moins avantageux, de la loi de 1901 (1.2).
1.1. Un lifting pour les associations cultuelles
Au titre des aménagements statutaires, le principe fondamental de l’article 19 de la loi du 9 décembre 1905 (modifié par l’art. 68 de la loi du 24 août 2021) selon lequel « les associations cultuelles ont exclusivement pour objet l’exercice d’un culte » demeure inchangé. Quant à leur composition, il est désormais requis un minimum de 7 personnes majeures domiciliées ou résidant dans la circonscription religieuse définie par les statuts de l’association, ce qui constitue un assouplissement par rapport aux exigences antérieures [17]. La nécessité, pour bénéficier du statut d’association cultuelle, de ne pas exercer des activités qui « pourraient porter atteinte à l’ordre public » que le Conseil d’État avait déduit de l’article 1er de la loi de 1905 [18] est désormais expressément prévue à l’article 19 selon lequel « les associations cultuelles ne doivent, ni par leur objet statutaire, ni par leurs activités effectives, porter atteinte à l’ordre public ». La naissance de l’association cultuelle, outre les formalités prévues par la loi de 1901 [19], est désormais conditionnée par une déclaration (heureusement préférée, sur avis du Conseil d’État, à l’agrément initialement prévu dans le projet de loi) au représentant de l’État [20] qui pourra, dans le respect d’obligations procédurales, s’y opposer, interdisant ainsi au déclarant de bénéficier des nombreux avantages, notamment fiscaux, attachés à ce statut (nouvel art. 19-1 de la loi 1905 – art. 69 de la loi). Au-delà des exigences formelles, on comprend que le respect de l’ordre public jouera un rôle de premier plan dans l’exercice de ce contrôle. En l’absence d’opposition, le statut est acquis pour une période de cinq années renouvelable par une nouvelle déclaration, mais, entre-temps, le préfet peut retirer le bénéfice de ces avantages si l’association s’écarte des conditions requises [21]. Ce mécanisme remplace le rescrit administratif, instauré par la loi du 12 mai 2009 et supprimé par l’article 69 II de la loi, qui permettait sur une base volontaire aux associations estimant avoir endossé correctement l’habit de 1905 de saisir le préfet pour savoir si elles entraient bien dans la catégorie des associations de l’article 19 de cette loi. Quoique décriée, cette nouvelle procédure déclaratoire apporte aux associations une plus grande sécurité juridique [22] puisqu’elles sauront d’emblée si elles peuvent bénéficier des avantages du statut au lieu, en l’absence de la démarche du rescrit, d’attendre un déclenchement du contrôle préfectoral à l’occasion d’une libéralité, soit parfois après plusieurs années de fonctionnement sur une base statutaire jugée inadéquate [23] ou avant d’obtenir une reconnaissance par la voie contentieuse [24], qui demeure bien entendu ouverte en cas d’opposition à la déclaration dans le nouveau régime. Concernant les ressources des associations cultuelles, elles pourront désormais « posséder et administrer tous immeubles acquis à titre gratuit » même s’ils ne sont pas liés à leur objet, à la condition que leur rapport ne représente pas plus de 50 % de leurs ressources annuelles [25]. La loi inscrit clairement dans le Code général des collectivités territoriales le bail emphytéotique cultuel réservé aux associations cultuelles [26] et allège la garantie d’emprunt par une commune pour financer la construction « d’édifices répondant à des besoins collectifs de caractère religieux » en supprimant la référence à des « agglomérations en voie de développement » [27].
1.2. Les autres associations dévalorisées ?
On sait que, à la suite du rejet par l’Église catholique des associations cultuelles de la loi de 1905 est intervenue la loi du 2 janvier 1907 relative à l’exercice public du culte, autorisant le recours à la loi de 1901 pour « l’exercice public du culte » et que, de négociations en avis du Conseil d’État, sont nées les associations diocésaines pour le culte catholique dont on peine à déterminer la nature [28] et, s’engouffrant dans la brèche, des associations à objet mixte, non exclusivement cultuel [29]. Bien que n’étant pas cultuelles au sens de la loi de 1905, elles devront désormais en respecter la plupart des contraintes. Leur objet cultuel doit désormais être clairement identifié dans les statuts sous peine d’une mise en demeure par le préfet de le faire, sous astreinte d’un montant maximal de 100 euros par jour de retard [30].
Le constat de la complexité de ce tissu associatif pour l’exercice du culte a été fait par la doctrine [31] et la Commission européenne des droits de l’homme a pu relever, dans un contexte il est vrai particulier, qu’elle n’apercevait « aucune justification objective et raisonnable de maintenir un système qui défavorise à un tel degré les associations non-cultuelles », ce qui constitue une discrimination dans l’exercice de la liberté d’association [32]. Cette situation complexe issue, paradoxe de l’Histoire, de velléités séparatistes de l’Église catholique, perdure, mais le texte procède à un alignement du régime des diverses associations ayant un objet cultuel et Pierre Delvolvé se demande « si, sans que cela soit explicitement dit, l’idée générale n’était pas qu’une association qui a pour objet, exclusivement ou partiellement, l’exercice public d’un culte (et non pas seulement son soutien) ne devrait avoir pour statut celui d’association cultuelle de la loi de 1905 [33] ». La réponse semble évidente tant les contraintes deviennent pesantes sans trop de contreparties. Rien n’empêchera par ailleurs les associations de la loi de 1905, toujours cantonnées à « l’exercice exclusif du culte » de former des associations de la loi de 1901 pour leurs autres activités et il faudra continuer à veiller à l’étanchéité du mur dressé entre leurs diverses activités. L’objectif est d’intégrer l’islam encore organisé dans le cadre de la loi 1901 dans le régime des cultes de la loi de 1905, en pariant sur une meilleure organisation du culte musulman sous la forme d’associations cultuelles et d’une union d’associations cultuelles à l’instar des autres cultes (catholiques, protestants, juifs). Le gouvernement et le législateur espèrent ainsi mettre fin au pouvoir des fédérations qui sont pour la plupart sous tutelle d’États étrangers. Le nouveau schéma d’organisation nationale du culte musulman pour pallier la paralysie du CFCM et sur laquelle réfléchit le FORIF (Forum de l’islam de France) devrait aussi y contribuer. Pas sûr que cette énième tentative de modeler un islam en France à l’image autant que possible des autres cultes traditionnels y parvienne…
2. Les cultes dans l’œil scrutateur de Big Brother : la rigueur affichée
Ces quelques points positifs, néanmoins perçus par beaucoup comme contraignants [34], n’effacent pas la lourdeur des contraintes nouvelles qui pèsent sur les associations ayant un objet cultuel. Elles sont nombreuses (2.1) et certaines ne sont pas sans interroger les atteintes directes ou indirectes à l’espace des libertés d’association et/ou de religion (2.2).
2.1. Des contraintes à foison
Ces contraintes ont été largement détaillées par ailleurs, mais on peut en dresser une liste indicative que Prévert ne renierait pas :
– L’obligation de définir dans les statuts les modalités de recrutement des ministres du culte mais, clarification et assouplissement résultant de l’avis du Conseil d’État, seulement « lorsqu’elle [l’association] y procède » (art. 19 al. 4 de la loi 1905 – art. 68 de la loi).
– Le quasi-alignement des associations de la loi de 1901 sur les contraintes pesant sur les cultuelles (art. 4 al. 3, nouvel art. 4-1 de la loi du 2 janvier 1907 – art. 73 et art. 75-79 de la loi). Cet alignement concerne essentiellement le contrôle du financement des cultes organisé dans le cadre de la loi de 1901 et l’alourdissement des obligations comptables de ces associations. Par exemple, désormais soumises à certaines dispositions de l’article 21 de la loi de 1905 (nouvel art. 4-1 de la loi 1907), elles doivent établir des comptes annuels « de sorte que leurs activités en relation avec l’exercice public d’un culte constituent une entité fonctionnelle présentée séparément » et assurer « la certification de leurs comptes » en cas de délivrance de documents ouvrant droit à réduction d’impôts si elles reçoivent des subventions publiques pour un montant supérieur à 23 000 euros ou si leur budget annuel dépasse 100 000 euros [35]. En cas d’appel « à la générosité publique », elles « établissent un compte d’emploi annuel des ressources ainsi collectées lorsque leur montant excède 50 000 euros [36] ». Comme le soulignait le Conseil d’État, le texte comprend « un ensemble très significatif de contraintes nouvelles de gestion » et « s’agissant des conséquences des nouvelles mesures imposées aux associations mixtes en ce qui concerne leur organisation […] l’étude d’impact ne donne aucune indication sur les effets concrets de la réforme et son coût [37] ».
– Une vigilance particulière par rapport à toute source de financement de l’étranger (nouvel art. 19-3 I de la loi 1905 – art. 77 de la loi – applicable aussi aux associations 1901 ; nouvel art. 910-1 du Code civil – art. 78 de la loi ; nouvel article 17-1 de 1905 pour les associations cultuelles en cas d’aliénation [38]).
– Une omniprésence du contrôle de l’autorité préfectorale aux divers stades de la naissance et du fonctionnement de l’association.
– Plusieurs dispositions nouvelles de la police des cultes peuvent aussi affecter le fonctionnement des associations, par exemple l’interdiction pour une personne condamnée pour actes de terrorisme de diriger ou d’administrer une association cultuelle pendant 10 ans, 5 ans en cas de provocation à des actes de terrorisme (nouvel art. 36-2 de la loi 1905 également applicable aux associations de 1901 – art. 86 de la loi) ou encore la fermeture temporaire d’un lieu de culte pour une durée maximale de 2 mois en cas de propos, idées, théories ou activités qui provoquent « à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes ou tendent à justifier ou à encourager cette haine ou cette violence » (nouvel art. 36-3 de la loi 1905 – art. 87 de la loi). Ce dernier point consolide l’inscription de la sanction de fermeture temporaire des lieux de culte dans le droit commun. Alors que le Code de la sécurité intérieure (art. L. 227-1) associe cette sanction, d’une durée maximale de 6 mois, « aux seules fins de prévenir la commission d’actes de terrorisme », l’article 36-3 de la loi de 1905 en élargit le champ d’application, mais pour une durée maximale de 2 mois, à la provocation ou l’encouragement à la haine ou à la violence déconnectés de visées terroristes. Une anomalie toutefois doit être signalée. Le nouvel article 36-3 de la loi de 1905 ne semble pas applicable aux associations de la loi de 1901 créées en application de la loi du 2 janvier 1907. En effet, l’article 4 nouveau de cette loi qui soumet ces associations à certaines dispositions de la loi de 1905, comme on l’a vu, ne renvoie pas à son article 36-3. Applicable aux seules associations cultuelles, cette disposition manque donc son objectif puisqu’elle exonère les associations à objet cultuel de 1901 de cette sanction, ce qui ne milite pas en faveur de leur conversion au statut de 1905. Situation ubuesque s’il en est !
– Enfin on signalera un fort alignement du droit local alsacien-mosellan, qui conserve bien entendu ses spécificités [39], sur les nouvelles obligations comptables, les ressources provenant de l’étranger et les diverses sanctions administratives et pénales (art. 74 de la loi).
2.2. Des interrogations vertigineuses
La première interrogation concerne l’obligation de prévoir dans les statuts « l’existence d’un organe délibérant qui a notamment pour compétence de décider […], lorsqu’elle y procède, du recrutement par l’association d’un ministre du culte ». Cette formulation devrait préserver la désignation ressortissant à une autorité ecclésiale, comme les catholiques s’il leur prenait l’envie d’endosser le statut de 1905 [40]. Il s’agirait, avec cette disposition, principalement « de protéger les associations contre d’éventuelles prises de contrôle par une minorité, et d’assurer une meilleure information de leurs membres […] sur le recrutement de leurs officiants [41] ». Outre le fait que l’association n’est pas tenue de procéder elle-même à ce recrutement (ce qui pose la question de l’organe ou de l’institution compétente pour le faire), une première difficulté réside dans l’indéfinition de la notion de « ministre du culte » et de son statut [42]. La deuxième tient à la réalisation de l’objectif visé qui pourrait, dans certains cas, nécessiter une ingérence de l’État en cas de conflit interne. La jurisprudence de la Cour européenne interdit à l’État de privilégier l’unité forcée d’une communauté, ce qui est en complet accord avec le principe du pluralisme. Dans une affaire Serif, la Cour a souligné que « le requérant avait le soutien d’au moins une partie de la communauté musulmane de Rhodope » et « punir une personne au simple motif qu’elle a agi comme chef religieux d’un groupe qui la suit volontairement ne peut toutefois guère passer pour compatible avec les exigences d’un pluralisme religieux dans une société démocratique [43] ». Surtout, elle énonce le principe selon lequel, « dans une société démocratique, l’État n’a pas besoin de prendre des mesures pour garantir que les communautés religieuses demeurent ou soient placées sous une direction unique [44] ». La Cour souligne « que des tensions risquent d’apparaître lorsqu’une communauté, religieuse ou autre, se divise, mais c’est là l’une des conséquences inévitables du pluralisme » et « le rôle des autorités en pareilles circonstances ne consiste pas à éliminer la cause des tensions en supprimant le pluralisme, mais à veiller à ce que les groupes concurrents se tolèrent les uns les autres [45] ». La Cour se veut ainsi très protectrice de l’autonomie des communautés religieuses et l’État doit y regarder à deux fois avant d’intervenir en cas de situation schismatique.
D’un autre côté, la loi n’apporte pas de solutions à la question clé de la formation des imams exerçant en France, où la gestion de l’islam demeure largement consulaire sur la base d’accords bilatéraux favorisant le détachement d’imams formés dans leur pays d’origine et dotés dans ce pays d’un statut de fonctionnaires. Cette situation nuit à la volonté de générer un cadre juridique favorisant l’intégration des musulmans. La mécanique contractuelle mise en place à partir de la Charte des principes de l’islam de France, présentée en janvier 2021, et qui devait être complétée par la création d’un Conseil national des imams dont le rôle serait de contrôler leur recrutement et leur formation dans le respect des valeurs républicaines s’est grippée, toujours polluée par les conflits et la concurrence entre les diverses influences nationales. Là encore le FORIF devrait faire des propositions.
La deuxième interrogation concerne le paysage associatif français de l’exercice des cultes singulièrement complexe. La loi incitera-t-elle les associations mixtes à se convertir au statut des cultuelles de la loi de 1905 ? On rappellera que l’inapplication (en l’état) du nouvel article 36-3 de la loi de 1905 aux associations de la loi de 1901 peut constituer un frein à cette conversion. La diversité des régimes demeure, mais force est de constater que, au nom de la liberté d’association, il ne peut en aller autrement. Comme l’a souligné le Conseil constitutionnel, la liberté d’association « ne s’oppose toutefois pas à ce que des catégories particulières d’associations fassent l’objet de mesures spécifiques de contrôle de la part de l’État en raison notamment des missions de service public auxquelles elles participent, de la nature et de l’importance des ressources qu’elles perçoivent et des dépenses obligatoires qui leur incombent [46] ». De son côté, la Cour européenne juge que « la conclusion d’accords entre un État et une Église donnée prévoyant un statut fiscal spécifique en sa faveur ne s’oppose pas, en principe, aux exigences découlant des articles 9 et 14 de la Convention dès lors que la différence de traitement s’appuie sur une justification objective et raisonnable et qu’il est possible de conclure des accords similaires avec d’autres Églises qui en exprimeraient le souhait [47] ». Mais on peut légitimement se demander si alourdir à ce point les mesures de contrôle sur toutes les associations en raison de leur objet partiellement ou complètement cultuel [48] n’apparaît pas disproportionné pour certaines d’entre elles qui n’exercent, bien entendu en régime de laïcité, aucune mission de service public, à qui n’incombe aucune dépense obligatoire et, donc, au seul critère de l’importance des ressources qu’elles perçoivent. De ce point de vue, les seuils fixés par le décret en Conseil d’État [49] pour imposer des règles strictes de gestion comptable semblent raisonnables, mais, comme il l’avait lui-même noté dans son avis, les interrogations sur les effets concrets et les coûts générés par ces nouvelles règles de gestion sur les associations mixtes demeurent [50], au risque d’obérer, peut-être, leur caractère proportionné.
Le contrôle sur les ressources provenant de l’étranger. La Cour de justice de l’Union européenne veille à préserver le principe de la libre circulation des capitaux (art. 63 TFUE) au regard des « restrictions » imposées entre les États membres [51], mais aussi entre États membres et pays tiers [52]. On sait que le droit de l’UE « ne permet pas un régime d’autorisation préalable pour les investissements directs étrangers qui se limite à définir de façon générale les investissements concernés comme des investissements de nature à mettre en cause l’ordre public et la sécurité publique, de sorte que les intéressés ne sont pas en mesure de connaître les circonstances spécifiques dans lesquelles une autorisation préalable est nécessaire [53] ». Qu’en est-il du régime de « déclaration à l’autorité administrative » des avantages ou ressources provenant de l’étranger (État, personne morale, personne physique) ? L’arrêt de la grande chambre de la CJUE du 18 juin 2020 interpelle sur ce point. Concernant le régime déclaratif mis en place pour les sources de financement étrangères des organisations de la société civile en Hongrie, la Cour considère que, pris dans sa globalité, il « est de nature à entraver la libre circulation des capitaux » et ces mesures, « en stigmatisant ainsi ces associations et fondations […] sont de nature à créer un climat de méfiance à leur égard, propre à dissuader des personnes physiques ou morales d’autres États membres ou de pays tiers de leur apporter une aide financière ». Rejetant les justifications avancées d’accroître la transparence financière des associations, d’ordre public et de sécurité publique, la Cour juge que « la Hongrie a introduit des restrictions discriminatoires et injustifiées à l’égard des dons étrangers accordés aux organisations de la société civile, en violation des obligations qui lui incombent au titre de l’article 63 TFUE ainsi que des articles 7, 8 et 12 [liberté d’association] de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne [54] ». Certes, le régime hongrois apparaît très intrusif, notamment par les obligations de publicité qu’il met en place. Les associations religieuses sont cependant expressément dispensées de ces obligations [55].
Soumettre les seules associations religieuses à cette obligation renforce logiquement le risque d’un constat d’une mesure discriminatoire et la démonstration du caractère impérieux, selon la jurisprudence de la Cour de Luxembourg, des motifs pouvant justifier une telle restriction à la libre circulation des capitaux. Dans le mécanisme de la loi du 24 août 2021, l’opposition de l’autorité préfectorale au bénéfice de ces avantages et ressources peut intervenir « lorsque les agissements de l’association bénéficiaire ou de l’un de ses dirigeants ou administrateurs établissent l’existence d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société » ou lorsque « constituent une menace de même nature les agissements de tout État étranger, organisme entité, personne […] ou de l’un de ses dirigeants, administrateurs, constituants, fiduciaires ou bénéficiaires [56] ». La formule pour être reprise de la jurisprudence de la CJUE [57] n’en est pas moins vague et sujette à interprétations, surtout s’agissant d’associations religieuses et/ou d’États, organismes ou personnalités étrangères [58]. La charge de la preuve devrait en toute logique être lourde à porter. Par ailleurs, il faut aussi souligner que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme contrôle strictement l’ingérence de l’État lorsqu’elle « a menacé la pérennité, sinon entravé sérieusement l’organisation interne, le fonctionnement de l’association et ses activités religieuses, étant observé que les lieux de culte étaient eux-mêmes visés [59] ». La prudence est donc de mise quant à l’application potentiellement discriminatoire sur le fondement de la religion, et attentatoire aux libertés de religion et d’association, de cette nouvelle arme de dissuasion peut-être trop massive…
L’omniprésence de l’ingérence préfectorale, les mesures drastiques relevant de la police des cultes, notamment la « fermeture punitive des lieux de culte [60] », ne manqueront pas également de susciter de nombreux contentieux. Plus profondément, elles témoignent d’un changement de paradigme de la laïcité française car, comme cela a été relevé, « le problème du rôle de “contrôleur de la vie paroissiale” donné au représentant de l’État […] va indéniablement à l’encontre du principe de séparation [61] ».
Si nombreuses sont les nouvelles mesures contraignantes pour les seules associations ayant un objet cultuel qu’elles traduisent un net changement de paradigme du principe de séparation sur lequel est arc-bouté celui de laïcité. Empêtré dans le dilemme de préserver sa neutralité tout en renforçant son contrôle sur les associations à objet cultuel, flirtant avec la violation du principe de non-discrimination, l’État peine à trouver le moyen d’endiguer les débordements politiques et religieux d’un islam fondamentaliste rétif aux principes républicains. Mais si un groupe, finalement assez marginal, est visé, tous les groupes religieux sont atteints par cette frénésie sécuritaire. Avec quel résultat ? Le Conseil d’État s’interrogeait fort justement « sur la capacité de la réforme à atteindre tous ses buts, au regard des comportements de certains courants religieux qui tendent à échapper aux cadres institutionnels destinés à les organiser en s’en tenant à l’écart ou en les contournant [62] ». Si tel était le cas, cette réforme législative pénaliserait plus les bons élèves que les mauvais…
Gérard Gonzalez
Université de Montpellier, Institut de droit européen des droits de l’homme (IDEDH) et Université de Strasbourg / CNRS, Droit, Religion, Entreprise et Société (DRES)
Philippe Goni
Avocat au Barreau de Paris