« Il n’y a pas tant de vrais fidèles du Christ : les obliger à se compter et les sauver de la prison, c’est soulager la conscience et peut-être même servir l’État ».
Raymond Aron, « De l’objection de conscience », Revue de Métaphysique et de Morale, T. 41, n° 1, janv. 1934, p. 145.
Dans une acception générale, la conscience est la faculté de se connaître soi-même ; la capacité de s’examiner à partir de normes propres du bien et du mal préalablement assimilées, afin de porter un jugement sur ses choix de comportement pour agir ou s’abstenir d’agir en conséquence. Elle est le « normateur » (ou norm-moteur) de l’être humain qui se forme à partir des informations et des expériences qu’il a progressivement acquises au fur et à mesure du développement de son for intérieur. Si, sur le plan moral elle est associée à la notion de libre arbitre, sur le plan juridique elle se rattache à l’autonomie personnelle [1].
Partant, la conscience est ce qui caractérise de manière prééminente l’être humain par rapport à ce qui l’entoure, ce qui le distingue de son environnement et des autres espèces vivantes : sa capacité d’autodétermination. La conscience est le fondement de la dignité humaine [2].
La doctrine juridique voit dans l’avènement de la conscience une marque de progression de l’état de droit [3], nourrie par la sève de l’individualisme [4]. L’accession par la « liberté » de conscience au statut de droit de l’homme permettrait ainsi l’émancipation de l’individu face à la pression du groupe : la protection du droit d’être soi-même même lorsque l’on est différent d’autrui. Elle constituerait d’ailleurs un droit fondamental absolu puisque, toujours selon la doctrine européenne [5], le forum internum de l’individu est un noyau intangible auquel l’État ne pourrait jamais porter atteinte.
Il n’est toutefois pas certain que l’explication soit aussi positive qu’elle n’y paraît de prime abord. D’une part, à l’état naturel, la conscience devrait pouvoir exister sans reconnaissance ou protection étatique. Éprouver le besoin de faire appel aux agents de l’État pour garantir sa conscience, même sous la forme d’un droit fondamental, c’est admettre que la réalité de la conscience individuelle dépend de tierces personnes. C’est considérer que la liberté de conscience est conditionnelle ; perçue non point comme une règle, mais plutôt comme une exception, ce qui déjà en soi inspire la méfiance. D’autre part, la garantie absolue de la conscience au stade du forum internum de l’individu est une affirmation aussi belle qu’inutile puisque le contentieux de la liberté de conscience ne se situe jamais dans nos sociétés démocratiques au stade de l’introspection, là où sa protection est absolue. La conscience se rapporte plutôt à des convictions, qui sont bien plus que de simples opinions. La conscience est une « notion de combat » [6]. Partant, le contentieux de la liberté de conscience se présente nécessairement dans le cadre de manifestations extérieures (forum externum). C’est dans ce cadre spécifique qu’elle implore la protection. Or, à ce stade la liberté de conscience bénéficie d’un statut tout relatif et doit naturellement être mise en balance avec la conscience d’un autre (droit fondamental d’autrui) ou la conscience du groupe (ordre public). Elle n’est donc en réalité jamais absolue dans la pratique contentieuse [7].
Ainsi, la liberté de conscience a certes accédé au statut de droit fondamental dans nos sociétés démocratiques, mais cette accession a eu un coût : une dépendance vis-à-vis des représentants de l’État qui déterminent au cas par cas la valeur relative de la conscience exprimée.
Ce phénomène de dépendance et de relativisation est d’autant plus fort que même si la conscience individuelle peut être nourrie de multiples schémas de convictions du bien et du mal, fussent-ils moraux, immoraux ou encore amoraux [8], c’est toujours la sphère religieuse qui offre la plus grande source d’inspiration à la liberté de conscience individuelle. Or, dans nos modèles démocratiques européens souvent partisans de la laïcité militante/méfiante, favorables à la sortie de la religion de la sphère étatique [9], la liberté de conscience religieuse part avec un net désavantage vis-à-vis de la conscience étatique assimilée aux valeurs composant l’ordre public.
Cette méfiance est d’autant plus marquée lorsqu’il n’est plus question de liberté de conscience religieuse, mais seulement d’objection de conscience motivée par la religion [10]. En présence d’un tel refus de conscience, nommé « objection », « clause » ou « exception » [11], qui n’intervient qu’à titre d’exception de manière négative pour s’opposer à l’application d’une règle de droit au nom de ses croyances religieuses, la conscience heurte de front la règle étatique. L’individu fait alors clairement savoir qu’à ses yeux la norme de Dieu prime la norme de César. Il n’est donc pas surprenant de constater une réaction souvent négative des autorités étatiques face à ce qu’elles perçoivent comme une désobéissance commandée par quelque desideratum personnel déraisonnable [12].
Durant toute la période du xxe siècle, c’est aussi le sort qu’avaient subi les objecteurs de conscience au service militaire pour motifs religieux [13]. À la fin de la seconde guerre mondiale, seule une poignée d’États accordaient à ces jeunes hommes tantôt l’exemption, tantôt un service civil alternatif. Dans les autres États, le refus de servir la patrie était perçu comme un acte de trahison. Il n’était certes plus question d’encourir la peine capitale comme durant les conflits mondiaux et nationaux, mais les peines d’emprisonnement pouvaient être longues et parfois répétitives. Quant aux demandes devant les juridictions internationales, elles aboutissaient systématiquement à des fins de non-recevoir au motif que le droit à l’objection de conscience au service militaire n’était pas protégé par le droit à la liberté de conscience, de pensée et de religion [14].
Il a fallu attendre la fin de la guerre froide et le sentiment de relatif apaisement des relations internationales pour qu’un important groupe d’États, essentiellement des pays de l’est de l’Europe, en viennent à reconnaître le droit à l’objection de conscience. Le refus de protéger la conscience relevait désormais de l’exception [15]. Cette évolution sur le plan national a également coïncidé avec les premières décisions en faveur de l’objection de conscience sur le plan international. Dans sa résolution 1989/59 [16], la Commission des droits de l’homme des Nations unies [17] a reconnu l’objection de conscience au service militaire comme une manifestation du droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, et demandé instamment aux États d’adopter une législation « visant à accorder une exemption de service militaire en cas d’objection de conscience fondée sur des convictions sincères ». Quelques années plus tard, dans son observation générale n° 22 (1993) [18], c’est le Comité de droits de l’homme des Nations unies qui a considéré à son tour que « le Pacte ne mentionne pas explicitement un droit à l’objection de conscience, mais le Comité estime qu’un tel droit peut être déduit de l’article 18, dans la mesure où l’obligation d’employer la force au prix de vies humaines peut être gravement en conflit avec la liberté de conscience et le droit de manifester sa religion ou ses convictions » (§ 11). Le Comité des droits de l’homme a par la suite confirmé et développé de manière substantielle sa position [19] au moyen d’une jurisprudence constante qui ne cesse de s’étoffer [20].
Il ne fait aucun doute que cette évolution en faveur de l’objection de conscience au service militaire tant au niveau national qu’international a eu un impact décisif sur la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Alors qu’elle avait refusé durant près de 45 ans de reconnaître l’objection de conscience garantie au titre de l’article 9, la grande chambre de la Cour a finalement renversé sa jurisprudence dans une décision historique : Bayatyan c/ Arménie du 7 juillet 2011 [21]. Il n’était désormais plus possible de condamner à une peine privative de liberté un objecteur de conscience au service militaire.
L’objection de conscience est donc devenue un véritable droit relevant de la liberté de conscience, de pensée et de religion au sein des 47 États membres du Conseil de l’Europe et, de manière plus étendue, au sein des 168 États ayant ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ; un droit quasi universel. À tel point que l’on peut même affirmer aujourd’hui que la reconnaissance de ce droit de la part d’un État fait partie des signes distinctifs de son caractère démocratique [22].
Toutefois, puisque ce droit est relatif, il est soumis à un régime de conditions que les juridictions nationales et internationales construisent au fur et à mesure de leurs décisions.
Nous verrons dans les lignes qui suivent comment le régime du droit à l’objection de conscience a été bâti. Nous nous appuierons pour cela sur les développements relatifs à l’objection de conscience de manière générale du célèbre constitutionnaliste canadien, le Professeur Henri Brun [23]. Celui-ci avait identifié quatre éléments constitutifs du droit à l’objection de conscience pris au sens général. L’objection de conscience doit a) s’appuyer sur une conviction objective et b) provenir d’un individu ayant fait sien cet idéal de manière sincère. c) La règle de droit étatique doit avoir un impact significatif sur la conscience qui d) doit s’exprimer de manière raisonnable. Consciemment ou non, les juridictions internationales suivent une démarche identique. La mise en lumière du droit à l’objection de conscience implique donc l’existence d’une conviction objective et sincère (1) qui résulte en une objection significative et raisonnable à la règle de droit (2).
1. L’existence d’une conviction objective et sincère
1.1. Les juridictions internationales exigent que la conviction à l’origine de l’objection de conscience soit objectivement déterminée. La plupart des affaires mettant aux prises les objecteurs de conscience concernaient des chrétiens Témoins de Jéhovah qui fondaient leur refus de participer au service militaire sur la Bible qui enjoint aux croyants de ne pas prendre les armes et de manifester un amour inconditionnel à leur prochain [24]. L’objectivation provient donc le plus souvent de convictions religieuses chrétiennes fondées sur la Bible et ne pose de ce fait aucun problème. Pour autant, le droit à l’objection de conscience ne s’applique pas exclusivement à de telles convictions. Dans l’arrêt Bayatyan, la CEDH a jugé à titre de principe que :
« l’opposition au service militaire, lorsqu’elle est motivée par un conflit grave et insurmontable entre l’obligation de servir dans l’armée et la conscience d’une personne ou ses convictions sincères et profondes, de nature religieuse ou autre, constitue une conviction atteignant un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance pour entraîner l’application des garanties de l’article 9 » [25].
Le critère ne réside donc pas dans la nature de la conviction, mais plutôt dans son « degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance ». Il s’ensuit que des idéaux philosophiques ou moraux pourraient fonder un tel niveau d’exigence. Il faudrait alors que l’individu démontre qu’il n’agit pas à partir d’une simple opinion, mais d’une conviction intimement fondée qui s’appuie sur un précepte ou un principe compréhensible. Une telle preuve ne sera sans doute pas aisée à apporter. Par exemple, dans son revirement de jurisprudence en faveur de ce droit, le Comité des droits de l’homme n’a pas accepté de reconnaître comme objectives les convictions morales d’un individu qui ne pouvait accepter qu’« un membre des forces armées est contraint à renoncer au droit à la parole et à devenir un instrument aux mains d’autres personnes, un instrument qui sert en dernier ressort à tuer un autre être humain lorsque ces autres personnes le jugent bon » [26]. Même si la décision du Comité est critiquable en ce qu’elle ne permet pas de se faire une idée précise sur les aspects qui faisaient défaut dans la demande de l’appelé, elle permet néanmoins de comprendre l’importance du niveau exigé puisque les preuves au soutien de l’existence d’une conviction objective n’étaient pas suffisantes [27].
Cette approche a été confirmée par la CEDH, dans l’arrêt Tarhan c/ Turquie. Dans cette affaire, la Cour parvint au constat de violation de l’article 9 de la Convention alors même que l’appelé qui adhérait à la philosophie pacifiste et antimilitariste n’invoquait aucune conviction religieuse pour se prévaloir du droit à l’objection de conscience, au motif que l’État avait failli à son obligation positive de mettre en place une procédure réglementaire permettant de « faire établir s’il avait ou non le droit de bénéficier du statut d’objecteur de conscience » [28]. Même si la Cour ne précise pas dans cette affaire si l’objection de conscience philosophique de cet appelé était suffisamment objective, elle exige des États de manière générale qu’ils se posent la question au cas par cas.
1.2. La détermination du caractère sincère des objecteurs participe au même objectif légitime, à savoir éviter que les individus ne se prévalent de l’objection de conscience comme d’une excuse prête à l’emploi pour échapper au service militaire. À vrai dire, la sincérité de la conviction va intimement de pair avec le précédent critère de son objectivité et sert tout naturellement à confirmer ou infirmer ce dernier. La CEDH exige des « convictions sincères et profondes ».
Dans la jurisprudence existante, cette question n’a jusqu’à présent posé aucune difficulté. En effet, ni le Comité ou la Cour, ni les États concernés ne contestaient nullement que les requérants, des Témoins de Jéhovah, professaient sincèrement leurs convictions. L’histoire montre en effet que les membres de ce groupement religieux ont été prêts à payer de leur vie leurs convictions, plusieurs centaines d’entre eux ayant préféré être exécutés sous le régime nazi par exemple plutôt que de devoir prendre les armes [29]. En outre, depuis la seconde guerre mondiale, des dizaines de milliers de ces jeunes hommes ont choisi de purger de longues peines d’emprisonnement parfois sous la torture plutôt que d’être appelés sous les drapeaux [30].
Il ne fait aucun doute que cette intégrité absolue au nom de leurs convictions leur garantit aujourd’hui une présomption quasi irréfragable de sincérité de la part des autorités étatiques et des juges et ce d’autant plus que les conditions pour devenir Témoin de Jéhovah et accéder au baptême sont particulièrement strictes et exigeantes [31]. Certains États n’avaient d’ailleurs pas hésité à mettre en place une clause d’exemption au service militaire propre aux Témoins de Jéhovah, ce qui avait donné lieu à plusieurs plaintes pour discrimination de la part d’autres objecteurs de conscience. La Commission européenne avait toutefois jugé que :
« Aucune présomption comparable n’existe lorsqu’il s’agit d’individus objectant au service obligatoire sans être membres d’une communauté présentant des caractéristiques analogues. […] l’appartenance à une secte religieuse comme les Témoins de Jéhovah est un fait objectif qui rend très probable que l’exemption n’est pas accordée à des individus simplement désireux de se soustraire au service militaire car il est douteux qu’un individu adhère à cette secte uniquement pour ne pas avoir à accomplir un service militaire ou de remplacement. Cette forte probabilité n’existerait pas si l’exception était également accordée à des individus prétendant avoir des objections de conscience à ce genre de service ou à des membres de groupes ou organisations pacifistes. » [32]
Aussi évidente soit-elle devenue dans ce cas, cette appréciation subjective de la sincérité d’une conviction n’est pas aisée à mettre en œuvre pour les membres d’autres organisations ou individus « pacifistes ». Elle implique d’une certaine manière pour l’État de s’immiscer dans la vie privée de l’individu afin de discerner à quel point l’appelé adhère à ses croyances, en puisant dans ce qui relève de son intimité. En même temps, c’est aussi le prix à payer afin de pouvoir honorer sa conscience. Si une enquête judiciaire peut sembler excessive, il serait certainement approprié d’exiger de l’objecteur qu’il apporte des preuves adéquates et suffisantes que son mode de vie reflète dorénavant ses convictions pacifistes, même récentes.
2. L’existence d’une objection significative et raisonnable
2.1. Il faut en outre que l’objection ait une valeur significative. En effet, ce ne sont pas tous les effets négatifs d’une règle de droit sur une croyance qui peuvent garantir la reconnaissance d’une objection de conscience. L’impact de cette atteinte sur le credo en question doit être à la fois direct et marqué.
S’agissant de l’objection de conscience au service militaire, il ne fait pas de doute, comme le précise le Comité des droits de l’homme dans son observation générale, que « l’obligation d’employer la force au prix de vies humaines peut être gravement en conflit avec la liberté de conscience et le droit de manifester sa religion ou ses convictions » [33]. Entre d’un côté, la croyance fondamentale pour un individu « d’aimer son prochain », du « tu ne tueras point » ou de « ne pas faire partie du monde », et de l’autre l’accomplissement d’un service militaire potentiellement homicide au nom de valeurs nationales, le choc est frontal.
Il en irait toutefois différemment si le croyant devait refuser d’accomplir un service civil authentique à la place du service militaire. Un tel refus se comprendrait mal puisqu’il n’y a pas de heurt direct ni marqué entre l’obligation d’accomplir ce service détaché de toute nature militaire et le credo de l’individu [34].
2.2. Il faut en outre que l’application de l’objection de conscience s’avère raisonnable dans ses effets. Dans une société composée de millions de consciences qui s’expriment à chaque instant, se heurtent et s’opposent parfois, il est nécessaire d’effectuer un arbitrage au moyen d’une mise en balance entre les exigences de la conscience individuelle et les besoins de la société. Au moyen de la technique de proportionnalité [35], les autorités devraient « soupeser, l’un par rapport à l’autre, l’effet d’un rejet de l’objection (donc de l’application intégrale du droit) sur les libertés de conscience et de religion de l’objecteur, et l’effet d’un maintien de l’objection (donc de la non-application du droit à l’objecteur) sur la société. » [36]
C’est en procédant de cette manière que la Cour européenne a nécessairement abouti au constat du caractère disproportionné du refus de l’objection de conscience. Comme elle l’indique en effet, d’un côté le rejet de l’objection emporte des conséquences particulièrement graves pour l’individu puisqu’un tel système « n’autorisait aucune exemption pour des raisons de conscience et sanctionnait pénalement les personnes qui, comme le requérant, refusaient d’effectuer leur service militaire » [37]. De l’autre, le maintien de l’objection ne constituait pas une charge excessive pour l’État. En effet, aucun des arguments invoqués par l’État ne démontrait qu’un tel maintien pouvait affecter la sécurité de l’État de manière abusive. À l’argument suivant lequel un individu quelconque pouvait dorénavant refuser le service militaire pour convenance personnelle ou intérêt personnel, la Cour réplique que l’exemption du service est limitée à ceux qui ont démontré l’existence de convictions profondes et sincères [38]. À la thèse suivant laquelle il serait injuste et discriminatoire d’exonérer certains hommes d’un service militaire lourd en faisant peser cette obligation sur d’autres, la Cour rétorque que l’objecteur n’a pas cherché à se soustraire à ses obligations civiques, « mais en acceptant de se soumettre au service civil de remplacement, était donc disposé, […] à partager sur un pied d’égalité avec ses compatriotes accomplissant leur service militaire obligatoire la charge pesant sur les citoyens » [39]. Au raisonnement suivant lequel le maintien de l’objection de conscience désorganiserait le régime militaire et, partant, la sécurité nationale surtout en temps de guerre, la Cour répond implicitement que l’objecteur appartient à une minorité religieuse et que, loin de désorganiser un État, le respect de la conscience d’un faible nombre d’individus est « plutôt de nature à assurer le pluralisme dans la cohésion et la stabilité et à promouvoir l’harmonie religieuse et la tolérance au sein de la société » [40].
Ainsi, le sacrifice que peut faire l’État pour garantir l’objection de conscience pèse bien moins lourd dans la balance que le sacrifice que doit endurer l’objecteur puni pénalement. Et il en serait a fortiori ainsi dans un État ayant mis en place une armée de métier.
Notons enfin que même si le Comité ou la CEDH n’ont pas explicitement indiqué que la reconnaissance de l’objection était raisonnable même en période de guerre ou de troubles civils, ils y ont implicitement acquiescé. En effet, les deux affaires principales concernaient deux nations en conflit, la Corée du Sud (avec la Corée du Nord) et l’Arménie (avec l’Azerbaïdjan) qui n’ont pas hésité à invoquer cette situation particulière pour justifier le rejet de l’objection de conscience. Or, dans les deux cas, les juridictions sont parvenues à un constat de violation sans tenir compte de cet argumentaire. À cet égard, la République de Corée a, dans ses deux derniers rapports périodiques auprès du Comité, systématiquement justifié son refus de reconnaître « d’autres formes de service pour les objecteurs de conscience opposés au service militaire, car, dans le cas contraire, sa capacité de défense s’en trouverait rapidement amoindrie » [41]. En réponse, le Comité a déclaré dans ses observations finales ne pas reconnaître « la prétendue nécessité de maintenir la législation actuelle pour des raisons de sécurité nationale ». Il a également enjoint les autorités coréennes de « prendre toutes les mesures nécessaires pour reconnaître le droit des objecteurs de conscience d’être exemptés du service militaire » [42].
Ainsi, le droit à l’objection de conscience n’est pas limité au seul temps de paix. L’on pourrait certes concevoir qu’un État veuille se prévaloir des dispositions dérogatoires de l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme [43]. Cette disposition n’est toutefois applicable que « dans la stricte mesure où la situation l’exige ». Or il paraît hautement improbable que le refus de l’objection de conscience au service militaire satisfasse à une telle condition. Comment, en effet, justifier l’emprisonnement d’un objecteur de conscience protégé en temps normal simplement parce que son pays est en guerre ? Est-ce que la situation change quelque chose à la conscience de l’individu ? Est-ce qu’un emprisonnement en cas de refus contribuera à mieux garantir la sécurité nationale ? La réponse à ces questions est évidemment négative. L’État aura bien au contraire tout intérêt à utiliser les forces vives de la nation pour participer à l’effort civil d’une société sous pression au moyen d’un service civil de remplacement dans le respect de la conscience individuelle. Toute autre solution aurait comme conséquence de n’être que punitive en contradiction avec les exigences de l’article 15.
Au final, le droit à l’objection de conscience au service militaire a certes mis près de quarante-cinq ans pour mûrir, mais il est aujourd’hui pourvu d’un régime bien défini qui permet tant aux juridictions nationales et internationales qu’aux gouvernements confrontés à cette question de résoudre de manière conciliatoire les principes de sécurité nationale avec celle de conscience individuelle.
Il est vrai qu’un tel régime n’est pas encore parfaitement clair ni pleinement respecté.
S’agissant du besoin de clarifier ce régime, à la suite de la jurisprudence Bayatyan des juridictions militaires turques ont rendu deux jugements en lien avec le droit à l’objection de conscience, respectivement le 7 et le 12 mars 2012, l’un relatif à un musulman, l’autre à un Témoin de Jéhovah [44]. Alors que la cour martiale d’Isparta a reconnu ce droit pour le second, celle de Malatya l’a refusé au premier. La cour de Malatya a justifié ce refus en indiquant que la religion musulmane à laquelle appartient l’objecteur « is not a belief or ideological movement that rejects the performance of military service ». En d’autres termes, le refus de la guerre n’est pas un credo de l’islam et, dès lors, un croyant musulman ne peut pas s’appuyer sur son appartenance à l’islam pour se prévaloir légitimement d’un droit à l’objection de conscience, au contraire d’un croyant Témoin de Jéhovah. La question est donc posée : l’objection de conscience au service militaire peut-elle être purement individuelle en contradiction avec les croyances de sa religion ? Des commentateurs critiques et membres d’ONG ont opiné par l’affirmative. Nous pensons quant à nous que la réponse est négative, non pas parce qu’une conscience individuelle ne peut pas être reconnue, mais surtout parce qu’il faut pouvoir prouver qu’une telle conviction est objective et sincère, comme nous l’avons expliqué plus haut. Or, il est difficile d’admettre que l’individu refuse le service au nom d’une conviction objective et sincère s’il demeure en même temps membre d’une religion dont les croyances (Coran et Sunna) autorisent l’homicide sous certaines conditions et admettent la participation à l’effort de guerre [45]. Ce doute subsiste d’autant plus que, dans la présente affaire, l’appelé avait exprimé son refus alors qu’il était déjà engagé depuis cinq mois et qu’il était chez lui lors d’une permission de sortie. Choix opportuniste ou soudaine prise de conscience ? L’ambiguïté a joué en sa défaveur, ce qui est compréhensible.
Plus problématique encore : malgré les multiples décisions du Comité des droits de l’homme, certains États continuent de les ignorer. Tel est notamment le cas de la Corée du Sud pourtant directement visée par ces décisions ou encore de l’Érythrée.
S’agissant de la Corée, qui a emprisonné depuis le début de son conflit en tout plus de 18 000 objecteurs de conscience pour une durée totale de 35 000 ans et dont le nombre actuel de prisonniers est supérieur à 600, la situation juridique demeure identique malgré la reconnaissance internationale de ce droit. Ces dix dernières années, la Cour constitutionnelle a par deux fois rejeté des recours. Dans sa seconde décision du 30 août 2011 rendue à une majorité de 7 contre 2, la Cour a préféré se soumettre à la position du gouvernement en indiquant qu’il incombait au législateur de réformer l’article 88 de la Constitution [46]. Depuis lors, la pression sur les autorités s’est encore accentuée. Lors d’un récent sondage en 2014, pour la première fois une large majorité de la population, à savoir 68 %, s’est montrée favorable à la reconnaissance de ce droit [47]. En outre, plusieurs juridictions inférieures ont exprimé ces derniers mois leur défiance à l’égard de la position constitutionnelle [48]. Cette position restrictive en contradiction avec les obligations internationales ne pourra pas tenir longtemps, d’autant plus qu’au 28 juin 2014 il y avait 28 nouveaux recours pendants devant la Cour constitutionnelle.
Quant à l’Érythrée, la situation est tout aussi grave puisque depuis 1994, le gouvernement ordonne l’arrestation et l’internement systématiques de jeunes objecteurs de conscience sans aucun jugement préalable [49]. Plusieurs jeunes ont ainsi été privés de leur liberté dans des camps sommaires, parfois enfermés pendant plusieurs années dans des conteneurs pour amplifier la chaleur et les faire transiger. Trois jeunes hommes sont emprisonnés depuis plus de 21 ans, sans qu’aucune mesure n’ait été prise pour les libérer. Il faut souhaiter que la récente résolution du Conseil des droits de l’homme [50] qui a pour la première fois mis en place une commission d’enquête sur les violations des droits de l’homme dans ce pays permettra de remédier à cette situation dramatique, même si jusqu’à présent le gouvernement érythréen est demeuré sourd à toute intervention extérieure.
Espérons donc que les quelques États qui continuent d’ignorer ce droit pourront se rassurer et comprendre qu’une telle reconnaissance n’aura pas les effets négatifs craints sur la sécurité nationale. L’expérience de ceux qui ont fait le pas de respecter l’objection de conscience individuelle démontre que ce système ne nuit nullement au service militaire. D’ailleurs, alors que le nombre d’objecteurs de conscience est demeuré pratiquement le même depuis vingt ans, le budget des dépenses militaires a lui fortement augmenté, passant de 1 054 à 1 767 milliards de dollars entre 1998 et 2014 [51]. Il faut donc se féliciter du sort des individus qui peuvent aujourd’hui rendre à Dieu ce qui est à Dieu sans donner l’impression qu’ils prennent ce qui revient à César.
Petr Muzny
Université de Genève et Université Savoie Mont Blanc