Chroniques

Le Tribunal suprême de Monaco garant des libertés de religion et d’association des groupements religieux minoritaires sur le « Rocher »
Philippe Goni et Gérard Gonzalez, Revue du droit des religions, n° 10 | 2020

- Modifié le 1er décembre 2023

Selon l’article 9 de la Constitution de Monaco du 17 décembre 1962, « la religion catholique, apostolique et romaine est religion d’État ». L’article 23 dispose que « la liberté des cultes, celle de leur exercice public, ainsi que la liberté de manifester ses opinions en toutes matières sont garanties ». Ainsi les religions traditionnelles peuvent fonctionner sans difficulté et, outre les églises catholiques, on trouve à Monaco deux églises protestantes, une église orthodoxe grecque et une synagogue. Faute de mosquée, le culte musulman s’exerce dans des salles de prières privées ce qui, en l’absence de revendications de disposer d’un lieu de culte approprié, ne pose pour l’heure pas de problèmes. En revanche, la liberté de religion des nouveaux groupements religieux en quête d’une reconnaissance leur permettant d’exercer leur culte sur le « Rocher » se heurte à quelques difficultés qui ont amené le Tribunal suprême de Monaco à s’ériger en gardien de leur liberté de manifester leur religion. Ainsi, afin de permettre la pratique du culte des Témoins de Jéhovah en Principauté de Monaco, une Association monégasque pour le culte des Témoins de Jéhovah (AMCTJ) a été constituée en décembre 2015 conformément à la loi du 23 décembre 2008. La déclaration de cette association a été déposée auprès de l’autorité administrative, mais le conseiller du gouvernement en charge des fonctions de ministre d’État a notifié le 8 janvier 2016 son refus de délivrer le récépissé d’inscription prévu par la loi au motif qu’« en l’état de données fiables de source étrangère, l’autorité monégasque est fondée à nourrir un doute sérieux et légitime quant au caractère sectaire du culte des Témoins de Jéhovah que ladite association aurait vocation à représenter à Monaco, ainsi qu’aux atteintes à l’ordre public que l’activité déployée par ses membres pourrait générer en Principauté ». Le 30 juin 2017, le Tribunal suprême de Monaco a décidé qu’« en ne donnant aucune précision sur les faits de nature à nourrir le doute sérieux conçu sur le caractère sectaire de l’association, ou sur les risques d’atteinte à l’ordre public, la décision du Ministre d’État n’est pas assortie d’une motivation suffisante pour justifier, au regard des exigences de la protection constitutionnelle et légale de la liberté d’association à Monaco, un refus de récépissé de déclaration d’association [1] ». Saisi d’une nouvelle demande d’enregistrement, le ministre d’État a renouvelé en février 2018 son refus pour deux motifs. En premier lieu, « les comportements des Témoins de Jéhovah, notamment en ce qu’ils sont fondés sur le prosélytisme et le colportage, sont de nature à troubler l’ordre public compte tenu de la spécificité et de l’exiguïté du territoire de la Principauté » ; en second lieu il a estimé que « la doctrine religieuse des Témoins de Jéhovah récuse les institutions de l’État en ce qu’elle tient des propos hostiles à l’Église Catholique […], portant ainsi atteinte aux institutions de la Principauté, aux libertés et droits fondamentaux qui y sont reconnus, et à l’ordre public ».

Délaissant le contrôle subjectif de la doctrine religieuse des Témoins de Jéhovah qui sous-tendait la décision des autorités monégasques, le Tribunal suprême de Monaco opère un contrôle objectif de l’ingérence litigieuse dans la liberté collective de religion et juge le 18 février 2019

« qu’au regard de l’exiguïté du territoire de la Principauté de Monaco, de sa composition démographique et culturelle et de l’intégration de la religion d’État, par son statut constitutionnel, dans l’ordre public monégasque, S.E. M. le Ministre d’État peut, pour des raisons convaincantes et impératives justifiant une restriction à la liberté d’association, refuser, en cas de risques avérés de troubles à l’ordre public, de délivrer un récépissé de déclaration d’association afin de protéger les institutions et les ressortissants de la Principauté contre d’éventuels abus et dangers » mais « que, dans les circonstances de l’espèce, où la présence en Principauté des témoins de Jéhovah depuis de nombreuses années n’est pas contestée, S.E. M. le Ministre d’État n’établit pas de risques avérés de troubles à l’ordre public ».

L’intérêt de cette décision dépasse largement le cadre de l’espèce en ce qu’elle établit clairement les limites d’une politique protectionniste d’un État au bénéfice d’une religion avec laquelle il entretient des liens privilégiés et au détriment de groupements minoritaires en instrumentalisant la notion d’ordre public. La juridiction suprême de la Principauté de Monaco conforte ainsi la liberté d’association, qui constitue une liberté fondamentale garantie non seulement par le droit monégasque, mais encore par les normes internationales et par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (1) et contient l’utilisation abusive du but légitime de maintien de l’ordre public au regard de cette liberté fondamentale nécessaire à la préservation de la pratique collective de la liberté de religion (2).

1. La nécessaire garantie de la liberté d’association des minorités religieuses

1.1. La liberté fondamentale des associations religieuses en droits monégasque et européen

En droit monégasque l’article 23 de la Constitution garantit « la liberté des cultes » et l’article 30 que « la liberté d’association est garantie dans le cadre des lois qui la réglementent ». Ce faisant, la norme fondamentale de Monaco ne fait que consacrer les libertés reconnues aujourd’hui comme nécessaires à l’établissement d’un État de droit qui ne peut faire l’économie de leur proclamation et de leur garantie effective.

Ces libertés sont fondamentales parce qu’elles sont le socle de toute société démocratique comme en attestent tous les textes internationaux de garantie des droits humains, notamment la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ratifiée par Monaco le 30 novembre 2005, qui énonce le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion (art. 9) et la liberté de réunion et d’association (art. 11).

La liberté d’association est indispensable à la manifestation collective de la liberté de religion et participe également à l’épanouissement individuel des fidèles d’une religion qui ont besoin d’être guidés dans leur quête personnelle. Ces deux libertés fondamentales sont donc indissolublement liées. Lorsque la Cour européenne des droits de l’homme est amenée à se prononcer sur les entraves à la liberté d’association d’un groupement religieux, elle opère d’ailleurs une fusion entre ces deux libertés indissociables dans ce cas et, saisie à titre principal sur le fondement de l’article 9 ou de l’article 11 de la Convention, opère une lecture combinée de ces deux dispositions. Elle considère que pour fonctionner correctement toute communauté religieuse doit bénéficier d’une autonomie juridique qui lui est assurée par l’acquisition d’une personnalité morale lui permettant d’effectuer les actes de base nécessaires à son fonctionnement, qu’il s’agisse d’acquérir ou de louer des biens immobiliers et mobiliers pour l’exercice de son culte, de défendre ses droits collectifs en justice et, plus généralement, d’effectuer tous autres actes ou profiter de tous avantages dépendant des statuts légaux. Ainsi, la garantie apportée par la Convention, au titre de la liberté d’association protégée par l’article 11 lu à la lumière de l’article 9, permet à tous les groupements religieux, traditionnels [2] ou non [3], de bénéficier de l’accès à la personnalité juridique permettant a minima de gérer leurs biens et de satisfaire leurs fidèles dès lors qu’aucun trouble à l’ordre public n’est établi. Comme l’affirme la Cour dans un arrêt de principe, « n’étant pas reconnue, l’Église requérante ne peut pas déployer son activité […] ses prêtres ne peuvent pas officier, ses membres ne peuvent pas se réunir pour pratiquer leur religion et, étant dépourvue de personnalité morale, elle ne peut pas bénéficier de la protection juridictionnelle de son patrimoine [4] ». Enfin, sous certaines réserves destinées à éviter les discriminations, les statuts attribués aux groupements religieux peuvent être différenciés dans une mesure qui doit demeurer objective et raisonnable. Comme l’a jugé la Cour européenne :

« Les différences entre les statuts juridiques accordés aux communautés religieuses ne doivent pas donner une image défavorable de leurs adhérents aux yeux du grand public qui est sensible à l’appréciation officielle que l’État exprime publiquement sur une religion – et sur l’Église qui l’incarne […] la désignation en tant qu’Église et la reconnaissance de l’État sont les clés du statut social sans lequel la communauté religieuse peut être vue comme une secte douteuse […] le refus de reconnaître une communauté religieuse en tant qu’Église peut amplifier les préjugés contre les adhérents de telles communautés, souvent de petite taille, particulièrement dans le cas de religions professant des enseignements nouveaux ou inhabituels mais il ne peut être question de préserver un monopole institutionnel pour une seule religion, fut-elle celle embrassée par la majorité de la population de l’État concerné [5]. »

Elle ajoutera même qu’elle « ne peut ignorer le risque que les adhérents d’une religion puissent avoir l’impression de n’être que tolérés – mais pas bienvenus – si l’État refuse de reconnaître et soutenir leur organisation religieuse tout en accordant ce bénéfice à d’autres institutions [6] ». Et si le statut de religion d’État n’est pas en soi contraire à la Convention européenne [7] ou si un groupement religieux peut se voir accorder un traitement plus favorable au vu de l’adhésion d’une majorité de la population, il ne saurait être question, en vertu des principes ci-dessus énoncés concourant à préserver le caractère pluraliste de toute société démocratique notamment sur le plan religieux, de favoriser une position monopolistique de cette religion [8]. Le principe d’autonomie des Églises engendre ainsi des autonomies concurrentes qui doivent, dans une société démocratique, trouver à s’exprimer en dehors de toute intervention de l’État. L’autonomie peut donc se retourner contre son bénéficiaire au bout du compte, en interdisant à l’État de privilégier l’unité forcée d’une communauté, ce qui est en complet accord avec le principe du pluralisme [9].

1.2. La liberté d’association des groupements religieux minoritaires comme condition de l’exercice de leur liberté collective de religion

Il est remarquable que dans les deux décisions de refus de délivrance du récépissé de déclaration d’association l’autorité monégasque s’appuie sur le « caractère sectaire » de l’association, le terme secte renvoyant ici automatiquement à un trouble à l’ordre public posé comme prémisse irréfutable. Cet argument est souvent utilisé pour restreindre l’autonomie religieuse des groupements ainsi labellisés. Pourtant, d’une façon générale, la Cour européenne rejette toute appréciation subjective sur la doctrine ou le fonctionnement des groupements religieux. Si elle reconnaît un devoir d’information des États sur les phénomènes sectaires et leurs dérives [10], c’est à la condition que cette information soit neutre, objective et non inutilement stigmatisante notamment par des effets automatiques sur la reconnaissance d’une capacité juridique aux groupements religieux minoritaires [11]. Dès lors le raccourci opéré entre « caractère sectaire », Témoins de Jéhovah et trouble à l’ordre public ne pouvait qu’être repoussé par le Tribunal suprême qui conclut justement de façon parfaitement objective que « la présence en Principauté des témoins de Jéhovah depuis de nombreuses années n’est pas contestée, S.E. M. le Ministre d’État n’établit pas de risques avérés de troubles à l’ordre public ». Cette analyse est d’ailleurs conforme à la position du Conseil d’État français lorsqu’il contrôle l’accès au statut d’association cultuelle de la loi de 1905, porteur de certains avantages notamment fiscaux et gage également d’une certaine transparence des groupements ayant accès à un tel statut. Dans un arrêt remarqué, le Conseil d’État a constaté que les associations de Témoins de Jéhovah pouvaient être déclarées cultuelles puisque leur objet principal est la gestion d’un lieu de culte et qu’elles n’ont, jusqu’ici, créé aucun trouble à l’ordre public [12]. D’ailleurs, l’amélioration du statut des groupements religieux minoritaires au sein des États membres du Conseil de l’Europe tient beaucoup aux actions contentieuses de groupements minoritaires devant la Cour de Strasbourg, actions dans lesquelles le groupement des Témoins de Jéhovah s’est particulièrement illustré, si bien qu’il a pu être qualifié de « fer de lance de la promotion de la liberté européenne de religion [13] ». C’est ainsi par exemple que la Cour européenne des droits de l’homme a conclu à une violation de l’article 9 (liberté de religion) interprété à la lumière de l’article 11 s’agissant d’obstacles à l’enregistrement en Autriche [14] et en Russie [15], de l’article 9 isolément concernant une ingérence abusive dans la liberté d’ouvrir et de disposer de lieux de culte [16] ; elle a également consacré l’obligation positive des États de protéger ce mouvement, dans le cadre d’une application horizontale de la Convention, contre les attaques violentes d’opposants [17]. Commentant l’arrêt Témoins de Jéhovah de Russie, il a été souligné que « collectivement, le groupement des Témoins de Jéhovah ne présente pas un danger tel que des raisons impérieuses puissent conduire à sa dissolution ou à son interdiction. Cet arrêt contribue à la banalisation et à la socialisation du groupement des Témoins de Jéhovah dont la liberté de manifestation collective apparaît préservée faute d’incriminations sérieuses et répétées dont il resterait à démontrer, si elles intervenaient, qu’elles sont elles-mêmes compatibles avec les canons de la Convention [18] ». Selon ce même arrêt, la Cour souligne que les Témoins de Jéhovah constituent une « confession chrétienne connue » et qu’ils sont largement présents dans de nombreux pays à travers le monde, notamment tous les États membres du Conseil de l’Europe, où ils sont autorisés à pratiquer librement leur culte avec les autres confessions dans le cadre d’une reconnaissance formelle [19].

Dans un tel contexte de voisinage (la France) et conventionnel, la motivation des autorités monégasques faisant référence au caractère sectaire du groupement pour justifier leur ingérence dans les libertés de religion et d’association de la requérante ne pouvait, dans sa seule dimension subjective, prospérer. Le Tribunal suprême n’en fait d’ailleurs pas état dans sa décision, mais la disqualification de la motivation du trouble à l’ordre public y fait implicitement référence, cette question ayant été au cœur des échanges entre les parties.

2. À la recherche des critères objectifs de justification de la restriction des libertés d’association et de religion

Une fois écarté l’argument in abstracto du caractère sectaire du groupement, le refus pouvait néanmoins être valable s’il reposait sur des critères objectifs démontrant sa nécessité pour empêcher tout trouble à l’ordre public sur le territoire de la Principauté ou, pour reprendre les termes de la décision du Tribunal suprême, si ce refus s’appuyait sur « des raisons convaincantes et impératives ». Deux arguments indissolublement liés étaient avancés avec le « recours au prosélytisme et au colportage » particulièrement dommageable sur un territoire aussi exigu que Monaco (2.1) et les critiques formulées à l’égard de l’Église catholique, religion d’État (2.2).

2.1. Activité d’évangélisation ou prosélytisme des Témoins de Jéhovah

Les Témoins de Jéhovah sont connus pour leur activité de prédication « de porte en porte », évangélisation pour les uns, prosélytisme excessif pour les autres. La question est de savoir si cette activité peut être rattachée à l’une des manifestations de la liberté de religion ou de la « liberté d’opinion » pour reprendre les termes de l’article 22 de la Constitution monégasque. Au regard des textes internationaux garantissant les droits humains et de la jurisprudence, la réponse doit indéniablement être positive. La Cour européenne des droits de l’homme l’a affirmé très vigoureusement dans son premier arrêt sur la liberté de religion concernant un Témoin de Jéhovah plusieurs fois condamné pénalement pour des activités de prosélytisme interdites par la Constitution grecque. Dans cet arrêt de principe Kokkinakis de 1993, la Cour magnifie les deux facettes de la liberté de religion dans une formule devenue désormais rituelle et reprise systématiquement :

« Telle que la protège l’article 9 (art. 9), la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une “société démocratique” au sens de la Convention. Elle figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – consubstantiel à pareille société. Si la liberté religieuse relève d’abord du for intérieur, elle “implique” de surcroît, notamment, celle de “manifester sa religion”. Le témoignage, en paroles et en actes, se trouve lié à l’existence de convictions religieuses [20]. »

C’est l’un des apports principaux de l’arrêt Kokkinakis : la liberté de religion « comporte en principe le droit d’essayer de convaincre son prochain, par exemple au moyen d’un “enseignement”, sans quoi du reste “la liberté de changer de religion ou de conviction”, consacrée par l’article 9, risquerait de demeurer lettre morte [21] ». Cette affirmation très forte fait du droit de changer de religion un droit absolu, consubstantiel à la liberté de religion et donc insusceptible de dérogations au titre du § 2 de l’article 9. L’arrêt met l’accent sur les interactions qui peuvent exister entre les individus professant des croyances différentes. Pour que quelqu’un puisse changer de religion, il n’est pas exclu qu’il puisse être influencé par un tiers. Le caractère absolu du droit de changer de religion entraîne dans son sillage la valorisation de certaines manifestations de la liberté de religion, en l’espèce le prosélytisme non abusif du requérant. Dans une formule étonnante sous la plume des magistrats d’une Cour « laïque », ceux-ci observent qu’il convient de « distinguer le témoignage chrétien du prosélytisme abusif : le premier correspond à la vraie évangélisation qu’un rapport élaboré en 1956, dans le cadre du Conseil œcuménique des Églises, qualifie de “mission essentielle” et de “responsabilité de chaque chrétien et de chaque église” » (§ 48). En l’espèce la démarche de ce prédicateur n’avait rien d’abusive. La Cour réussit le tour de force de donner une interprétation de la Constitution grecque qui interdit tout prosélytisme en limitant cet interdit au témoignage abusif. De son côté, la Cour de Luxembourg considère que « l’activité de prédication de porte-à-porte des membres d’une communauté religieuse est ainsi protégée par l’article 10, paragraphe 1, de la Charte en tant qu’expression de la foi du ou des prédicateurs [22] ». Le Comité des droits de l’homme des Nations unies a également constaté que « de nombreuses religions […] ont pour dogme central de diffuser la connaissance, de propager leurs convictions à autrui et d’apporter une aide à autrui » et donc confirmé que ces aspects « font partie de la manifestation par un individu de sa religion et de sa liberté d’expression, et sont donc protégés par l’article 18, paragraphe 1 [23] » du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il y a donc un consensus sur ce point que Monaco, lié par la Convention et le Pacte international sur les droits civils et politiques, se doit de respecter. Bien évidemment cette activité peut être soumise à des restrictions pour autant que, prévues par la loi et poursuivant un but légitime, elles soient proportionnées au but poursuivi. Il faut vérifier si ces conditions sont réunies dans le cas de l’ingérence monégasque fondée sur des spécificités reconnue d’ailleurs par le Tribunal suprême.

2.2. L’absence d’effectivité des spécificités monégasques

Outre le caractère sectaire du groupement concerné dont on a vu qu’il était totalement ineffectif, les autorités monégasques avançaient essentiellement trois objections à l’enregistrement de l’association des Témoins de Jéhovah : l’exiguïté du territoire monégasque, les critiques émises à l’égard de l’Église catholique et le contexte particulier de religion d’État de cette dernière. Le Tribunal suprême admet que les autorités, compte tenu de ces spécificités, puissent « pour des raisons convaincantes et impératives refuser, en cas de risques avérés de troubles à l’ordre public » de délivrer le récépissé en question. Il met ainsi de nombreux garde-fous à cette hypothèse (raisons convaincantes et impératives, risque avéré). Il semble en réalité que la réunion de ces conditions doive demeurer très exceptionnelle pour valider une restriction aussi générale qu’un refus d’enregistrement et que ce n’est que ponctuellement qu’elles pourraient être dotées d’une certaine effectivité.

L’exiguïté du territoire. Il est vrai que Monaco est le plus petit des États parties à la Convention européenne des droits de l’homme. Cet état géographique ne suffit pas toutefois à disqualifier toute installation d’un groupement religieux minoritaire dans son emprise territoriale et ne saurait justifier la création de zones de non-droit à la liberté d’association et de religion sous sa juridiction. L’article 56 de la Convention intitulé « application territoriale » et prévoyant la prise en compte des « nécessités locales » dans l’application des droits et libertés garantis par la Convention ne vise que les territoires dont l’État principal « assure les relations internationales » (§ 1), c’est-à-dire en général les territoires ultra-marins rattachés selon des liens plus ou moins forts à l’État partie à la Convention. Par ailleurs, cela a été souligné, aucune réserve ou déclaration interprétative de ce genre n’a été formulée par Monaco au moment de la ratification de la Convention. Une telle réserve ou déclaration aurait d’ailleurs été nulle et de nul effet, car contraire à l’objet et au but du traité selon la Convention de Vienne sur le droit des traités. Néanmoins, ponctuellement, cette particularité pourrait entrer en ligne de compte s’il s’agissait de contrôler la proportionnalité d’une restriction provisoire ou limitée dans l’espace de la prédication des Témoins de Jéhovah (par exemple pendant le Grand Prix de Monaco). En aucune façon ce critère ne peut servir à valider une restriction générale et absolue à la liberté d’association au motif que, du fait de cette particularité physique, la prédication des Témoins de Jéhovah créerait en soi un trouble à l’ordre public.

La religion d’État. L’article 9 de la Constitution monégasque dispose que « la religion catholique, apostolique et romaine est religion d’État ». Monaco n’est pas le seul État partie à la Convention européenne à avoir des liens particuliers avec une Église dominante. Comme le souligne souvent la Cour européenne, « il existe, dans la pratique des États européens, une grande variété de modèles constitutionnels régissant les relations entre l’État et les groupes religieux […] il convient d’accorder une certaine marge d’appréciation aux États contractants dans le choix des formes de coopération avec les différentes communautés religieuses [24] », mais « cette marge d’appréciation va toutefois de pair avec un contrôle européen [25] ». Par ailleurs, la Cour martèle que son rôle est de « protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs […] or le droit consacré par l’article 9 se révélerait éminemment théorique et illusoire si la latitude accordée aux États leur permettait de donner à la notion de culte une définition restrictive au point de priver une forme non traditionnelle et minoritaire d’une religion d’une protection juridique [26] ». Dès lors un statut de religion d’État, s’il est tout à fait conventionnel, ne saurait justifier une position monopolistique de la religion privilégiée ni permettre d’effacer toute « concurrence » des religions minoritaires, ce qui reviendrait à minorer l’effectivité du droit de changer de religion [27]. De son côté, le Comité des droits de l’homme des Nations unies a expressément abordé dans son Observation générale no 22 la situation d’une religion d’État établie constitutionnellement : « Si un ensemble de convictions est traité comme une idéologie officielle dans des constitutions, les lois, des proclamations des partis au pouvoir, etc., ou dans la pratique, il ne doit en découler aucune atteinte aux libertés garanties par l’article 18 ni à aucun autre droit reconnu par le Pacte, ni aucune discrimination à l’égard des personnes qui n’acceptent pas l’idéologie officielle ou s’y opposent [28]. »

La critique de la religion catholique. Non contentes de brider les libertés d’association et de religion, les autorités monégasques s’en prennent aussi à la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention européenne et au principe fondamental selon lequel cette liberté d’expression « vaut non seulement pour les “informations” ou “idées” accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population [29] ». Bien sûr les insultes, la diffamation, tombent sous le couperet du paragraphe 2 de l’article 10 qui autorise certaines ingérences de l’État dans cette liberté lorsque son bénéficiaire en abuse. L’argument est ici irrecevable pour deux raisons. Premièrement, il ne saurait en lui-même entraîner une interdiction générale et absolue à la liberté d’expression sauf à considérer que les propos concernés ou l’idéologie véhiculée relèvent de l’article 17 de la Convention selon lequel les libertés de la Convention ne sauraient couvrir une activité ou un acte « visant à la destruction » de ces droits et libertés, ce qui jusqu’ici n’a été appliqué qu’à des groupements islamistes extrémistes [30] ou à des propos négationnistes [31]. Il faut donc apprécier au cas par cas si certains propos ou critiques dépassent la mesure acceptable, ce qui, s’agissant de débats d’idées, est très rare. En effet, deuxièmement, la « critique » des Témoins de Jéhovah porte exclusivement sur des questions doctrinales, des dogmes, et ressortissent au débat d’idées sans lequel il n’y a ni sociétés pluralistes, ni effectivité du droit de changer de religion. D’ailleurs le groupement des Témoins de Jéhovah essuie lui-même régulièrement des critiques. Ces échanges font partie intégrante de la vie au sein de toute société démocratique. Relativement à des expressions qui relèvent d’un débat d’idées, la Cour européenne exige la démonstration d’un « besoin social impérieux » pour valider une intervention de l’État [32], expression qui n’est pas sans rappeler les « raisons impératives » évoquées par le Tribunal suprême. Comme le souligne encore la Cour européenne, « le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État, tel que défini dans sa jurisprudence, est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation de la part de l’État quant à la légitimité des croyances religieuses, et ce devoir impose à celui-ci de s’assurer que des groupes opposés l’un à l’autre, fussent-ils issus d’un même groupe, se tolèrent [33] », et cette tolérance joue dans les deux sens et n’exclut pas une approche critique.

Par sa décision, le Tribunal suprême de Monaco a fort justement apprécié la situation à l’aune de ces principes. Pourtant un acte trois se profile puisque les autorités monégasques, par décision du 29 avril 2019, ont une nouvelle fois, et sur une motivation quasiment identique, refusé de délivrer le récépissé de déclaration de l’association dénommée Association monégasque pour le culte des Témoins de Jéhovah. La Cour européenne des droits de l’homme semble seule en mesure de mettre un point final à cette saga [34].

Philippe Goni
Avocat au Barreau de Paris

Gérard Gonzalez
Université de Montpellier, Institut de droit européen des droits de l’homme (IDEDH) ;
Université de Strasbourg / CNRS, Droit, Religion, Entreprise et Société (DRES)

Notes

[1Tribunal suprême de la Principauté de Monaco, 30 juin 2017, AMCTJ et M. J.-P. G. c. État de Monaco : Journal de Monaco. Bulletin officiel de la Principauté, no 8.339, 21 juill. 2017, p. 2065-2066.

[2Implicitement, le principe est consacré par l’arrêt Église catholique de La Canée c. Grèce (CEDH, 16 déc. 1997) qui retient une violation combinée des articles 6 et 14 de la Convention (empêchement discriminatoire d’ester en justice du fait de l’absence de formalités qui ne sont pas requises des communautés juives ou orthodoxes).

[3Par ex. : CEDH, 5 avr. 2007, Église de Scientologie de Moscou c. Russie : RTDH 2007, p. 1137-1151, note G. Gonzalez ; 10 juin 2010, Témoins de Jéhovah de Moscou c. Russie : RTDH 2011, p. 199-217, note G. Gonzalez.

[4CEDH, 13 déc. 2001, Église métropolitaine de Bessarabie et a. c. Moldova, § 105.

[5CEDH, 8 avr. 2014, Magyar Keresztény Mennonita Egyház et a. c. Hongrie, § 92.

[6Ibid., § 94.

[7Comm. EDH, déc. 9 mai 1989, Darby c. Suède, § 45.

[8Par ex. CEDH, 31 juill. 2008, Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas and Others v. Austria, § 92.

[9Tel est le principe qui ressort de CEDH, Gde ch., 26 oct. 2000, Hassan et Tchaouch c. Bulgarie.

[10CEDH, 6 nov. 2008, Leela Förderkreis E.V. c. Allemagne : RTDH 2009, p. 553-568, obs. G. Gonzalez.

[11Magyar Keresztény Mennonita Egyház et a. c. Hongrie, précit.

[12CE, 23 juin 2000, Min. de l’économie, des finances et de l’industrie c. Association locale pour le culte des témoins de Jéhovah de Riom : RTDH 2001, p. 1207-1219, note G. Gonzalez ; RDP 2000, p. 1825-1836, note P. Goni et A. Garay.

[13G. Gonzalez, V° « Sectes – Droit international », in F. Messner (dir.), Dictionnaire du droit des religions, Paris, CNRS Éditions, 2010, p. 646.

[14Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas and Others, précit.

[15CEDH, 10 juin 2010, Témoins de Jéhovah de Moscou c. Russie : RTDH 2011, p. 199, note G. Gonzalez.

[16CEDH, 26 sept. 1996, Manoussakis et a. c. Grèce : RTDH 1997, p. 535-552, obs. G. Gonzalez ; 24 mai 2016, Association de solidarité avec les témoins de Jéhovah et a. c. Turquie.

[17CEDH, 6 juill. 2004, Membres de la congrégation de Gldani des témoins de Jéhovah et quatre autres c. Géorgie.

[18G. Gonzalez, note sous Témoins de Jéhovah de Moscou c. Russie, art. cit., p. 214.

[19Témoins de Jéhovah de Moscou c. Russie, précit., § 155.

[20CEDH, 25 mai 1993, Kokkinakis c. Grèce, § 31.

[21Ibid.

[22CJUE, Gde ch., 10 juill. 2018, no C-25/17, Tietosuojavaltuut/Jehovan tidostajat – uskonnollinen yhdyskunta, pt 48.

[23CDH, constatation 21 oct. 2005, comm. no 1249/2004, Sœur Immaculate Joseph et 80 sœurs enseignantes de la Sainte-Croix du Troisième Ordre de Saint-François d’Assise de Menzingen à Sri Lanka c. Sri Lanka.

[24Principes rappelés notamment dans CEDH, Gde ch., 26 avr. 2016, İzzettin Doğan et a. c. Turquie, § 112.

[25Ibid., § 113.

[26Ibid., § 114.

[27V. Kokkinakis c. Grèce, précit. ; également CEDH, 29 août 1996, Manoussakis c. Grèce.

[28Observation générale no 22, Article 13 (quarante-huitième session, 1993), citée par la Cour européenne dans son arrêt İzzettin Doğan précit., § 58 et § 114.

[29CEDH, Gde ch., 7 déc. 1976, Handyside c. Royaume-Uni, § 49.

[30CEDH, déc. 12 juin 2012, Hizb Ut-Tahrir et a. c. Allemagne ; déc. 27 juin. 2017, Belkacem c. Belgique.

[31CEDH, déc. 24 juin 2003, Garaudy c. France ; déc. 20 oct. 2015, M’Bala M’Bala c. France.

[32CEDH, 31 janv. 2006, Giniewski c. France : viole l’article 10 la condamnation du requérant à une amende de un euro symbolique pour son ouvrage dans lequel il a voulu élaborer une thèse sur la portée d’un dogme (de l’Église catholique) et sur ses liens possibles avec les origines de l’Holocauste (§ 50 de l’arrêt).

[33CEDH, 13 déc. 2001, Église métropolitaine de Bessarabie et a. c. Moldova, § 123.

[34L’épuisement des voies de recours internes s’étant révélé à deux reprises sans effets du fait du non-respect des arrêts du Tribunal suprême par l’État de Monaco, la « victime » peut s’adresser directement à la Cour de Strasbourg. Pour un précédent révélant des faits similaires, V. l’affaire Manoussakis c. Grèce, précit. : « La Cour estime aussi que, à supposer même que les intéressés eussent saisi avec succès le Conseil d’État, rien ne permet de penser qu’ils auraient obtenu l’autorisation sollicitée, l’administration ne se pliant pas toujours dans la pratique aux arrêts du Conseil d’État. » (§ 33).