Introduction
L’ordre public constitue le cadre et la limite traditionnels de la liberté d’expression religieuse : il est pour l’État le motif essentiel, la limite matérielle, à cette liberté.
L’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) dispose ainsi : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. » L’article 1er de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État dispose quant à lui : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. » Enfin, selon le § 2 de l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : « La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
L’ordre public est ici l’ordre public traditionnel, celui qui fonde la mesure de police, et qui est, selon le mot de Maurice Hauriou, « l’expression d’un ordre matériel et extérieur ».
L’on voit bien que, dans ce cadre, l’ordre public, le motif d’ordre public, sont résiduels et non principiels, la liberté d’expression religieuse étant, comme toute liberté, le principe. Le motif d’ordre public est dans le même temps très largement fonctionnel, servant à légitimer les limitations apportées à cette liberté. La fonctionnalité du motif d’ordre public en permet également la plasticité et l’adaptation aux circonstances : la conception de l’ordre public évolue et le motif juridique d’ordre public épouse cette évolution.
Toutefois, l’ordre public tend aujourd’hui à se substantialiser et à devenir une valeur intrinsèque bien davantage qu’une borne à la liberté d’expression religieuse : cette évolution, disons-le clairement, est la réponse donnée par l’État à une certaine pratique de l’islam. La substantialisation de la notion d’ordre public est ainsi le fait d’une volonté législative bien plus que le fruit d’une évolution jurisprudentielle : c’est ainsi que l’article 21-4 du Code civil permettant de refuser l’acquisition par mariage de la nationalité française pour « défaut d’assimilation » a pu conduire le Conseil d’État à juger légale une décision de refus d’acquisition de la nationalité française au motif qu’une pratique radicale de l’islam était « incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française » [1].
La notion d’ordre public subit en particulier une attraction laïque au point que l’ordre public tend à se confondre avec la laïcité et à devenir un ordre laïque : le Conseil d’État a ainsi jugé, toujours en matière de refus d’acquisition de la nationalité française, que faisait preuve d’un défaut d’assimilation le conjoint de Français qui avait « tenu à plusieurs reprises des propos à connotation discriminatoire, hostiles à la laïcité et à la tolérance révélant un rejet des valeurs essentielles de la société française [2] ». L’on voit très clairement ici que la laïcité est une valeur, si ce n’est la valeur, opposée à certaines pratiques religieuses.
La représentation nationale s’est ainsi emparée de la notion d’ordre public, qui était auparavant appliquée ponctuellement et strictement par le juge, pour en faire non plus seulement un cadre d’expression des libertés publiques, mais une valeur commune ayant vocation à occuper l’ensemble de l’espace social et à s’imposer aux libertés individuelles s’exprimant publiquement. Dans ce nouveau paradigme, l’ordre public devient en quelque sorte une « super liberté publique », une valeur essentielle, ayant vocation à s’imposer aux autres libertés publiques et en particulier à la liberté de religion.
La loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public manifeste pleinement cette substantialisation et cette dématérialisation de l’ordre public, lesquelles tendent à confondre cet ordre avec les principes de laïcité et de neutralité et à le diffuser bien au-delà de l’action quotidienne de l’Administration. Les consacre aussi l’évolution de la jurisprudence relative à l’acquisition de la nationalité française. Tout cela conduit à conférer un contenu social et civil à une notion d’ordre public qui était traditionnellement appréhendée sous le seul prisme sécuritaire.
1. L’ordre public : cadre dans lequel doit s’exercer la liberté de religion et qui ne peut devenir contrainte qu’en cas de troubles matériels
1.1. La protection de l’ordre public peut justifier des restrictions à la liberté d’expression religieuse
1.1.1. L’ordre public : motif de limitation de la liberté d’expression des ministres du culte
Au cours des premières années d’application de la loi du 9 décembre 1905 ont été appliquées, à l’encontre de ministres du culte, certaines de ses dispositions visant à préserver l’ordre public qui sont depuis tombées en désuétude. Ainsi, l’article 35 de la loi [3] visant à éviter que la liberté d’engagement politique des responsables religieux ne puisse les conduire à inviter à la désobéissance civique ou à soutenir le soulèvement ou la guerre civile. Sur le fondement de ces dispositions, le juge pénal a condamné des ecclésiastiques qui avaient invité à désobéir aux lois « anticléricales » [4] ou qui avaient critiqué l’école laïque [5]. Des responsables religieux interdisant aux enfants de l’école communale des livres de classe choisis par les autorités scolaires ont également été condamnés [6]. De même a été sanctionné un curé qui avait invité ses paroissiens à ne pas tenir compte de l’interdiction prononcée par le maire de faire des processions, alors même que cette interdiction était illégale [7].
Sur le fondement de l’article 34 de la loi de 1905 [8], le juge pénal a également pu condamner l’outrage commis par un curé à l’encontre du gouvernement alors même que ces dispositions ne protégeaient normalement que les citoyens chargés d’un service public [9].
Malgré cela, l’esprit de la loi du 9 décembre 1905 est demeuré libéral, conformément au vœu du rapporteur de la loi devant l’Assemblée nationale, Aristide Briand : « Le juge saura, grâce à l’article placé en vedette de la réforme, dans quel esprit tous les autres ont été conçus et adoptés. Toutes les fois que l’intérêt de l’ordre public ne pourra être légitimement invoqué dans le silence des textes ou le doute sur leur exacte application, c’est la solution libérale qui sera la plus conforme à la pensée du législateur [10]. » La conception traditionnelle de l’ordre public s’est ainsi toujours accommodée de la portée principielle donnée à la liberté de religion.
1.1.2. L’ordre public : motif d’interdiction ponctuelle du port de certains signes religieux et motif de refus des demandes d’autorisation d’absence pour motif religieux
La nécessité d’identifier une personne, et donc la protection de la sécurité publique, ont par ailleurs conduit depuis longtemps les autorités administratives à interdire à celle-ci de dissimuler son visage sur les photographies apposées sur les documents d’identité. Il s’agit ainsi de prévenir les risques de falsification de ces documents et d’éviter l’usurpation d’identité. La nécessaire identification des demandeurs de documents d’identité (carte nationale d’identité, permis de conduire et passeport, même si ce dernier document est un document de voyage et non à proprement parler un document d’identité) justifie donc que la délivrance de ces documents soit subordonnée à la présentation d’une photographie tête nue [11] et qu’elle soit refusée aux femmes de confession musulmane qui persistent à ne vouloir présenter qu’une photographie tête voilée [12]. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a confirmé cette solution à propos des photographies apposées sur les permis de conduire [13]. Selon la Cour, la solution vaut plus généralement pour tous les documents administratifs comportant une photographie de leurs détenteurs [14]. Cette jurisprudence, affirmée à propos de la dissimulation partielle du visage (notamment par un voile masquant une partie ou l’ensemble du front), conduirait à plus forte raison à refuser la délivrance d’un document d’identité à une personne présentant une photographie masquant totalement son visage et rendant non pas difficile, mais impossible son identification. Si l’on peut contester que le visage résume la personne et manifeste l’identité pour soi-même et pour autrui, l’on ne saurait cependant nier que, pour l’Administration, le visage est bien le siège de l’identité, son signe nécessaire et suffisant, nécessité et suffisance manifestées par l’exigence de la production d’une photographie du visage pour la délivrance de documents d’identité. En bref, pas d’identité administrative sans dévoilement intégral du visage.
La volonté de prévenir toute atteinte à l’ordre public, notamment à la sécurité publique, justifie également, dans certaines circonstances, le dévoilement du visage à des fins d’identification. La CEDH a ainsi admis l’obligation administrative d’ôter son voile lors des contrôles de sécurité dans les enceintes consulaires [15] ou dans les aéroports [16]. Le motif de sécurité a même pu être opposé à des motocyclistes de religion sikhe qui se prévalaient de leur liberté de religion pour refuser d’ôter leur turban et de porter un casque [17] : c’est ainsi que le juge peut être amené à protéger la sécurité d’une personne au détriment de la liberté de religion de cette même personne.
Par ailleurs, le motif d’ordre public, associé au bon fonctionnement du service public, peut être opposé à des demandes d’autorisation d’absence pour motifs religieux. Dans sa célèbre décision d’Assemblée Koen [18], le Conseil d’État a ainsi jugé que les élèves des établissements publics d’enseignement, qui sont des usagers du service public de l’enseignement, pouvaient « bénéficier individuellement des autorisations d’absence nécessaires à l’exercice d’un culte ou à la célébration d’une fête religieuse dans le cas où ces absences sont compatibles avec l’accomplissement des tâches inhérentes à leurs études et avec le respect de l’ordre public dans l’établissement ». Le Conseil d’État a confirmé cette solution à propos des « titulaires d’emplacements de vente » sur les marchés qui peuvent « bénéficier individuellement des autorisations de fermeture nécessaires au respect d’une pratique religieuse ou à l’exercice d’un culte, dans la mesure où ces dérogations sont compatibles avec le bon fonctionnement du marché, notamment au regard de l’objectif de continuité de ce fonctionnement [19] ». Soulignons que les agents publics peuvent également, sous les mêmes conditions, bénéficier de telles autorisations [20].
Ainsi confondu avec la bonne marche de l’Administration, l’ordre public demeure la limite essentielle de la liberté de religion.
1.1.3. L’ordre public : cadre contraignant pour l’octroi du statut d’association cultuelle
Selon un avis d’Assemblée du Conseil d’État du 24 octobre 1997 [21], la qualification d’association cultuelle nécessite le respect de trois conditions. En premier lieu, l’association doit avoir pour objet l’exercice d’un culte au sens des articles 18 et 19 de la loi du 9 décembre 1905, c’est-à-dire la célébration de cérémonies organisées en vue de l’accomplissement par des personnes réunies par une même croyance religieuse de certains rites ou de certaines pratiques. L’association ne peut mener que des activités en relation avec cet objet. En deuxième lieu, l’exercice du culte doit être l’objet exclusif de l’association. Le respect de cette condition s’apprécie au regard des stipulations des statuts de l’association et de ses activités réelles : une approche concrète et matérielle, et non uniquement déclarative et formelle, est donc privilégiée par le juge administratif. La poursuite par une association d’activités autres que celles précitées est de nature à l’exclure du statut d’association cultuelle sauf si elles se rattachent directement à l’exercice du culte et présentent un caractère strictement accessoire, de telles activités accessoires pouvant être caractérisées par « l’acquisition, la location, la construction, l’aménagement et l’entretien des édifices servant au culte ainsi que l’entretien et la formation des ministres et autres personnes concourant à l’exercice du culte ». En troisième et dernier lieu, les activités de l’association ne peuvent en tout ou en partie porter atteinte à l’ordre public.
L’avis du 24 octobre 1997, destiné à rendre très difficile voire impossible l’octroi du statut d’association cultuelle aux mouvements dits « sectaires », a retenu une approche assez abstraite de l’atteinte à l’ordre public, la légalité des décisions de l’Administration n’étant pas subordonnée à l’existence de troubles effectifs, matériels, avérés à l’ordre public, mais se déduisant de menaces à l’ordre public ou de risques [22] pour l’ordre public, c’est-à-dire de troubles potentiels : l’avis relevait ainsi que « le fait que certaines des activités de l’association pourraient porter atteinte à l’ordre public s’oppose à ce que ladite association bénéficie du statut d’association cultuelle ». Il s’agissait par cette « jurisprudence du soupçon » de valider la politique de prévention menée par les pouvoirs publics, laquelle était et est toujours davantage fondée sur l’identification de risques potentiels que sur la révélation de troubles effectifs.
Sur le fondement de ces principes, le Conseil d’État, par une décision du 28 avril 2004 [23], a pu refuser le bénéfice du statut d’association cultuelle à une association portant selon lui atteinte à l’ordre public. Le Conseil a relevé en particulier que l’Association cultuelle du Vajra triomphant, qui avait notamment pour objet statutaire l’exercice public du culte de « l’aumisme », se définissait en référence audit culte rendu à son fondateur à l’encontre duquel, à la date de la décision attaquée, plusieurs procédures pénales avaient été engagées pour des faits qui n’étaient pas indépendants de l’exercice de ses activités cultuelles ; il a en outre relevé que l’association exerçait ses activités en liaison étroite avec deux autres associations qui avaient fait l’objet de diverses condamnations pour des infractions graves et délibérées à la législation de l’urbanisme pour en conclure que le préfet avait pu se fonder sur les troubles à l’ordre public qui résultaient des agissements de ces deux dernières associations pour refuser à l’Association cultuelle du Vajra triomphant le bénéfice du statut d’association cultuelle. L’on voit donc que l’appréciation du critère de l’atteinte à l’ordre public est large et n’est pas strictement personnelle, c’est-à-dire limitée aux agissements du mouvement en cause : cette appréciation rend en effet ce mouvement « comptable » et responsable des agissements contraires à l’ordre public des autres mouvements avec lesquels il peut avoir des liens étroits.
Les conditions fixées par l’avis du Conseil d’État du 24 octobre 1997 à la reconnaissance du statut d’association cultuelle étant très restrictives, seuls les Témoins de Jéhovah se sont vu reconnaître le statut d’association cultuelle par deux décisions du Conseil d’État du 23 juin 2000 relatives à une demande d’exonération de la taxe foncière sur le fondement de l’article 1382-4° du Code général des impôts [24]. Rompant avec la jurisprudence issue d’une décision d’Assemblée du 1er février 1985 [25], le Conseil d’État a confirmé l’arrêt de la cour administrative d’appel de Lyon qui avait relevé que les associations locales des Témoins de Jéhovah en cause n’avaient « fait l’objet ni de poursuites ni d’une dissolution de la part des autorités administratives et judiciaires et n’a[vaient] pas incité [leurs] membres à commettre des délits, en particulier celui de non-assistance à personne en danger » pour en conclure que « [leurs] activités ne portent pas atteinte à l’ordre public » et admettre, par suite, leur « caractère cultuel ».
La jurisprudence administrative est ainsi revenue à la conception traditionnelle, matérielle et concrète, de l’ordre public, l’atteinte à cet ordre ne pouvant résulter que d’actes et comportements et non de dogmes ou de croyances. Ainsi que le relevait G. Bachelier dans ses conclusions sous les deux décisions précitées du 23 juin 2000 : « Dans la mesure où les faits relevés par le juge d’appel ne révèlent aucun acte matériel ou aucune mesure de prosélytisme qui pourraient être regardés comme portant atteinte à l’ordre public, la cour a légalement déduit de ses constatations souveraines que l’association ne pouvait être exclue de l’exonération fiscale au regard de la troisième condition, seule discutée devant vous. »
Depuis lors, le contenu de la doctrine à laquelle les associations dites « sectaires » adhèrent n’entre plus en considération lorsqu’il s’agit d’apprécier si elles portent atteinte ou non à l’ordre public. Les juges doivent, comme cela est habituel en matière de police administrative, porter une appréciation in concreto sur les agissements des associations en cause et non se livrer à une appréciation in abstracto de leur doctrine. À cet égard, les reproches traditionnellement adressés aux Témoins de Jéhovah (refus d’effectuer le service national, opposition aux transfusions sanguines) ne peuvent plus caractériser une quelconque atteinte à l’ordre public dès lors, d’une part, que le service national obligatoire a été supprimé, et, d’autre part, qu’outre le fait que les Témoins de Jéhovah ne s’opposent pas aux pratiques d’autotransfusion ou à l’utilisation de substituts sanguins, l’opposition aux transfusions sanguines n’est elle-même pas opposable au médecin lorsque le pronostic vital d’un adepte est engagé [26].
Cette conception traditionnelle de l’ordre public comme motif de restriction de la liberté d’expression religieuse, qui est celle du juge administratif, est partagée par la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de cassation.
1.2. La nécessité d’un trouble matériel et concret : une approche partagée par la jurisprudence européenne et la jurisprudence judiciaire
1.2.1. L’appréciation concrète et matérielle de l’ordre public effectuée par la Cour européenne des droits de l’homme
Hormis les hypothèses dans lesquelles sont en cause l’attitude des agents publics ou le fonctionnement des services publics et donc le principe de laïcité, la Cour européenne des droits de l’homme ne tolère des restrictions à la liberté de religion que lorsqu’il existe un risque avéré de trouble matériel à l’ordre public dont seule la restriction en cause permettait d’éviter la réalisation. Les autorités doivent en conséquence prouver qu’elles ne disposaient matériellement d’aucun autre moyen que cette restriction pour préserver l’ordre public.
Interprétant l’article 11 de la Convention qui garantit la liberté de réunion à la lumière de l’article 9 relatif à la liberté de religion, la Cour européenne a ainsi jugé que la Russie avait violé la Convention en refusant à un pasteur de l’Église évangélique l’autorisation de tenir un office du culte dans un parc public par crainte de troubles à l’ordre public que les autorités avaient les moyens de juguler [27].
L’arrêt Arslan et autres c. Turquie [28] a confirmé cette approche libérale de la liberté d’expression religieuse. Dans cette affaire, les requérants avaient organisé une manifestation à caractère religieux sur des voies et places publiques, c’est-à-dire dans des lieux publics ouverts à tous. Bien que l’État turc eût, pour justifier les sanctions pénales prises à l’encontre des manifestants, invoqué le maintien de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la protection des droits et libertés d’autrui, et bien qu’il se fût référé à des dispositions législatives interdisant le port de vêtements à caractère religieux, la Cour a relevé que les requérants s’étaient « réunis devant une mosquée, dans la tenue en cause, dans le seul but de participer à une cérémonie à caractère religieux » (§ 50) et qu’il n’en ressortait nullement que cela « constituait ou risquait de constituer une menace pour l’ordre public ou une pression sur autrui ». Dans les lieux publics ouverts à tous, le critère de l’ordre public peut donc difficilement justifier une ingérence dans le droit de manifester sa religion. La Cour a par ailleurs estimé qu’il n’était pas établi que « les requérants avaient tenté de faire subir des pressions abusives aux passants dans les voies et places publiques dans un désir de promouvoir leurs convictions religieuses » (§ 51) : le motif du prosélytisme abusif défini par l’arrêt Kokkinakis c. Grèce [29], qui justifie également la restriction à la liberté d’expression religieuse, faisait donc aussi défaut.
1.2.2. Une appréciation tout aussi stricte par le juge pénal
Le juge pénal, même s’il a plus rarement l’occasion que le juge administratif de se prononcer sur les éventuelles atteintes à l’ordre public qui peuvent être commises au nom de la liberté de religion, retient également une appréciation matérielle et stricte de l’atteinte à l’ordre public. La chambre criminelle de la Cour de cassation a ainsi jugé qu’avait commis une infraction à caractère délictuel le maire qui avait privé une élue du conseil municipal de son droit de parole au motif que celle-ci avait manifesté publiquement son appartenance à la religion chrétienne par le port d’une croix [30]. La Cour a précisé qu’aucune disposition législative, nécessaire en vertu de l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour pouvoir justifier une restriction à la liberté d’expression religieuse, n’autorisait le maire à « interdire aux élus de manifester publiquement, notamment par le port d’un insigne, leur appartenance religieuse ».
Le principe de laïcité ne s’applique donc pas au sein du conseil municipal et plus généralement au sein des assemblées élues. En conséquence, seul un risque de trouble matériel à l’ordre public ou la survenue d’un tel trouble peuvent autoriser le maire, en vertu de son pouvoir de police de l’assemblée [31], à restreindre la liberté d’expression religieuse des élus. Or, le seul port d’un signe manifestant une appartenance religieuse ne peut caractériser un tel risque ou un tel trouble.
1.3. Ouverture et perspective : la protection de l’ordre public peut justifier tant le soutien apporté à l’exercice du culte que la lutte contre le radicalisme religieux
1.3.1. La protection de l’ordre public peut justifier le soutien apporté à l’exercice du culte
Le juge administratif n’est pas seulement le garant de l’ordre public, il est aussi celui de la liberté de religion. La jurisprudence administrative a ainsi, à maintes reprises, constaté et consacré l’existence d’un « principe de liberté du culte [32] », en le rattachant parfois à des exigences constitutionnelles. Ainsi, dans une ordonnance du 6 mai 2008 [33], le juge des référés du Conseil d’État a, sans se fonder sur l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales qui aurait pu lui servir de fondement, reconnu « le droit de chaque étudiant à pratiquer, de manière individuelle ou collective et dans le respect de la liberté d’autrui, la religion de son choix ». Cette ordonnance, tout comme celle du 25 août 2005, Commune de Massat [34], qualifie la liberté de culte de liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative. Le juge administratif a également, à plusieurs reprises, reconnu l’existence d’un principe de « liberté de religion » découlant des dispositions de l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen [35], ou encore de « liberté religieuse [36] ». Enfin, le Conseil d’État a également reconnu l’existence d’un « principe constitutionnel de liberté d’expression religieuse [37] ».
De même que la Cour européenne des droits de l’homme, dans un arrêt du 27 juin 2000 [38], a estimé que la réglementation des abattages rituels poursuivait un « but légitime » de « protection de la santé et de l’ordre publics » et qu’ainsi la protection de l’ordre public justifiait non pas seulement des restrictions à la liberté de religion, mais, plus positivement, « l’organisation par l’État de l’exercice d’un culte [qui] concourt à la paix religieuse et à la tolérance » (§ 84), le Conseil d’État a jugé que le motif d’ordre public pouvait conduire l’État à faciliter certaines des conditions d’exercice de la liberté de religion.
Le Conseil d’État, dans l’une de ses cinq décisions d’Assemblée du 19 juillet 2011 [39], s’est en effet prononcé pour la première fois sur les marges d’action dont disposent les collectivités publiques pour encadrer des pratiques d’abattage rituel, telles que celles qui ont lieu au moment de l’Aïd-el-Kébir. Il a jugé que la loi du 9 décembre 1905 ne fait pas obstacle à ce qu’une collectivité territoriale, ou un groupement de collectivités territoriales, construise ou acquière un équipement ou autorise l’utilisation d’un équipement existant afin de permettre l’exercice de pratiques à caractère rituel relevant du libre exercice des cultes, une telle faculté ne pouvant être légalement mise en œuvre que si sont respectées trois conditions dont la première est l’existence d’un intérêt public local [40], tenant notamment à la nécessité que les cultes soient exercés dans des conditions conformes aux impératifs de l’ordre public, en particulier de la salubrité et de la santé publiques. Certes, la participation d’une collectivité publique à l’aménagement d’un abattoir pour des pratiques rituelles ne sera pas toujours légale : il faudra une certaine carence de l’offre existante en la matière pour que le motif d’ordre public puisse légitimer l’intervention de la collectivité.
La question de la faculté ou de l’obligation pour les pouvoirs publics de faciliter ainsi l’exercice des cultes pour protéger l’ordre public est cependant posée puisque le Conseil juge que l’intérêt public tient « notamment à la nécessité que les cultes soient exercés dans des conditions conformes aux impératifs de l’ordre public, en particulier de la salubrité publique et de la santé publique ». L’on pourrait déduire du terme de « nécessité » que pèse sur les collectivités une obligation de procéder aux aménagements nécessaires. Le commentaire autorisé de cette décision [41] relève certes que la décision signifie simplement « que les collectivités publiques peuvent, sous conditions, mener à bien ce type d’actions, et non pas qu’elles le doivent », mais ses auteurs n’excluent pas « d’être un jour démentis » sur ce point.
Quoi qu’il en soit, la décision Communauté urbaine du Mans – Le Mans métropole autorise bien la facilitation matérielle, par une collectivité locale, de l’exercice d’un culte, et cette facilitation matérielle est justifiée notamment par un motif d’ordre public, ce qui manifeste que l’ordre public peut dans certains cas autoriser voire commander le soutien de l’Administration à l’exercice de la liberté de religion.
1.3.2. La protection de l’ordre public justifie la lutte contre le radicalisme religieux
Dans le cadre de l’état d’urgence (janvier 2015-octobre 2017) et de la loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, l’arsenal des mesures destinées à lutter contre le radicalisme religieux au nom de l’ordre public et de la lutte contre le terrorisme s’est considérablement renforcé [42]. Le motif d’ordre public fut en particulier le motif nécessaire et suffisant des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence. Depuis la fin de celui-ci, il ne l’est plus puisqu’il doit exister, pour faire bref, un risque terroriste.
Dans le cadre de l’état d’urgence et des articles 6, 8 et 11 de la loi du 13 avril 1955 relative à l’état d’urgence, le ministre de l’Intérieur a pu ordonner des assignations à résidence, des fermetures de lieux de culte et des perquisitions administratives.
Le juge administratif a ainsi confirmé la légalité des assignations à résidence prononcées à l’encontre de personnes que leur radicalisation religieuse avait conduit à soutenir l’organisation dite « État islamique » en Irak et en Syrie [43]. La qualification de « personne radicalisée [44] » et les relations avec des personnes radicalisées [45] ont aussi été regardées comme justifiant légalement la mesure d’assignation. La « pratique radicale de la religion » a également été regardée comme telle [46], notamment en prison [47]. De même, a été jugée légale la mesure de perquisition administrative visant une personne qui « s’est radicalisée [48] » ou encore une personne dont les références étaient « susceptibles de faire basculer des fidèles vers la radicalisation [49] ».
À l’inverse, les mesures d’assignation à résidence ont été annulées lorsque le juge administratif a estimé qu’il n’avait affaire à aucun « comportement de radicalisation [50] » ou lorsqu’il a constaté qu’était visée une personne dont le frère adhérait certes « à l’idéologie djihadiste », mais qui, elle-même, ne faisait pas preuve d’un comportement menaçant pour la sécurité et l’ordre publics [51].
Les décisions de fermeture administrative de lieux de culte ont également été confirmées par le juge administratif dans la plupart des cas [52]. Et des associations à caractère religieux ont en outre été dissoutes à raison de leur caractère violent, sur le fondement des dispositions du 6° de l’article L. 212-1 du Code de la sécurité intérieure qui autorisent la dissolution des associations provoquant à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence [53]. Sur le fondement du 7° du même article a également été dissoute une association se livrant à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme [54].
2. L’ordre public : un ordre laïque qui tend à devenir une valeur sociale
2.1. La loi du 15 mars 2004 : un premier pas vers la « dématérialisation » et la « substantialisation » de l’ordre public
2.1.1. De l’autorisation de principe à l’interdiction de principe du port de signes religieux dans les établissements publics de l’enseignement primaire et secondaire
Par son avis consultatif du 27 novembre 1989 [55], le Conseil d’État avait estimé que le port de signes d’appartenance religieuse ne pouvait faire l’objet d’une interdiction générale et absolue : le port par un élève d’un signe visible manifestant son appartenance religieuse n’était donc pas en lui-même, c’est-à-dire en principe, contraire au principe de laïcité. Le Conseil avait cependant admis l’interdiction des signes religieux qui « par leur nature, par les conditions dans lesquelles ils seraient portés […] ou par leur caractère ostentatoire ou revendicatif, constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande, porteraient atteinte à la dignité ou à la liberté de l’élève ou d’autres membres de la communauté éducative, compromettraient leur santé ou leur sécurité, perturberaient le déroulement des activités d’enseignement et le rôle éducatif des enseignants, enfin troubleraient l’ordre dans l’établissement ou le fonctionnement normal du service public ».
Adoptant le même raisonnement, le Conseil d’État statuant au contentieux avait annulé un règlement intérieur qui interdisait le port de tout signe religieux à l’intérieur de l’établissement [56]. Plus généralement, l’autorisation de principe du port de signes religieux par les élèves des établissements publics avait conduit le Conseil d’État à annuler les décisions prononçant des sanctions qui étaient fondées sur le seul port d’un signe religieux [57]. Dans trois décisions du 27 novembre 1996, le Conseil d’État avait ainsi très nettement distingué la situation dans laquelle la sanction était fondée sur le seul port du foulard islamique et était donc illégale [58] des situations dans lesquelles cette sanction était fondée soit sur l’existence d’un trouble au bon fonctionnement de l’établissement [59] soit sur un manquement à l’obligation d’assiduité [60]. Il avait également considéré que l’Administration pouvait légalement interdire le port d’un foulard par des jeunes filles de confession musulmane pendant les cours d’éducation physique, en raison de l’incompatibilité entre cet élément vestimentaire et les nécessités de cet enseignement [61].
Sous l’empire de l’avis consultatif du 27 novembre 1989, l’application jurisprudentielle de la notion traditionnelle d’ordre public conduisait ainsi à préserver en principe la liberté de religion des usagers du service public et à ne lui opposer un motif d’ordre public que dans les hypothèses où l’ordre public de l’établissement, c’est-à-dire le bon fonctionnement ou fonctionnement normal de l’établissement, avait été matériellement et concrètement troublé par des pratiques de prosélytisme ou d’absentéisme ou par un non-respect des règles applicables à tel ou tel enseignement.
L’état du droit issu de l’article 1er de la loi du 15 mars 2004 codifié à l’article L. 141-5-1 du Code de l’éducation est aujourd’hui bien différent puisque l’interdiction du port de signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse peut difficilement être légitimée par la protection de la sécurité publique, de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques ou par la protection des droits et libertés d’autrui : difficile en effet de considérer que le simple port d’un sous-turban sikh (ou d’un voile islamique) peut porter atteinte à ces différents intérêts. C’est d’ailleurs tout l’objet de cette loi d’édicter une prohibition de principe qui a vocation à s’appliquer même dans le cas où l’ordre public n’est pas troublé par le port de signes d’appartenance religieuse.
2.1.2. La validation du dispositif législatif par la Cour européenne des droits de l’homme
Avant même de se prononcer sur la conformité à la Convention de la loi du 15 mars 2004, la Cour européenne des droits de l’homme avait déjà estimé que les États devaient disposer d’une grande liberté pour imposer l’apparence de la neutralité, notamment religieuse, aux employés de la fonction publique qui pouvaient en conséquence se voir interdire le port de tout signe ou vêtement religieux afin de renvoyer aux administrés l’image de la neutralité étatique qu’ils devaient incarner [62]. Une liberté tout aussi grande a été reconnue aux États pour imposer aux usagers du service public de l’enseignement la neutralité exigée des fonctionnaires eux-mêmes et plus largement des agents publics [63]. Dans les deux cas, la défense du principe de laïcité a suffi à justifier l’interdiction de signes ou vêtements religieux, alors même que l’ordre public n’était matériellement pas menacé. Dans ce cadre en effet, c’est plutôt l’ordre public comme fondement de la société, comme socle et ensemble minimal de valeurs politiques et sociales nécessaire à la stabilité de l’État, qui est la cause et le motif de la restriction. Il s’agit donc d’un ordre public davantage social, politique et immatériel que l’ordre public traditionnel, qui est matériel et extérieur et qui ne comporte en lui-même aucune valeur, étant plutôt le cadre indispensable dans lequel les valeurs peuvent se définir et s’exprimer.
Dans les arrêts du 30 juin 2009 relatifs à la loi du 15 mars 2004 [64], la Cour européenne des droits de l’homme a pleinement validé l’interdiction du port de signes manifestant ostensiblement l’appartenance religieuse. La Cour affirme « qu’une attitude ne respectant pas ce principe [le principe de laïcité] ne sera pas nécessairement acceptée comme faisant partie de la liberté de manifester sa religion, et ne bénéficiera pas de la protection qu’assure l’article 9 de la Convention ». La formule doublement négative présente dans cet arrêt, et donc positive « en creux », n’affirme pas clairement que le non-respect par une personne du principe de laïcité fait obstacle à ce qu’elle puisse se prévaloir des stipulations de l’article 9 § 1 de la Convention relatives à la liberté de religion. Toutefois, il est manifeste que la préservation du principe de laïcité est en principe revêtu d’une autorité supérieure au respect de l’article 9 de la Convention et justifie donc qu’il soit dérogé aux droits garantis par cet article. Ce faisant, la Cour européenne des droits de l’homme rejoint presque l’interprétation maximaliste ou extensive, substantialiste [65], du principe de laïcité que retenait une partie de la doctrine pour laquelle « la laïcité n’est pas seulement une valeur, elle répond aux formes mêmes de la République, assurant son unité sociale et son esprit démocratique, elle est d’ordre normatif, elle à la base de toute règle de droit [66] ».
La laïcité est ainsi, paradoxalement, à la fois négation (des religions) et valeur substantielle (venant se substituer dans l’espace public aux religions reléguées dans la sphère privée), tandis que la neutralité confessionnelle de l’État doit être stricte et absolue. Or, comme le soulignait Jean Rivero :
« […] jamais la laïcité n’a été officiellement présentée comme une doctrine positive à laquelle l’État adhère et qu’il entreprend de propager […] L’État français qui avait adopté la laïcité en 1882 était un État libéral, qui, au premier rang des libertés, proclamait celle des consciences ; la laïcité se relie étroitement à ce libéralisme ; elle est entrée dans le droit contre la religion d’État […] Si la “vraie laïcité” devait s’entendre comme une doctrine adoptée et enseignée officiellement, l’État qui la consacrerait opterait ipso facto contre l’ordre libéral, pour l’ordre totalitaire [67]. »
La solution retenue par les arrêts du 30 juin 2009 est notamment fondée sur le droit qu’a l’État de « limiter la liberté de manifester une religion, par exemple le port du foulard islamique, si l’usage de cette liberté nuit à l’objectif visé de protection des droits et libertés d’autrui, de l’ordre et de la sécurité publique [68] ». Il y a donc lieu de se demander si le port, à l’école, de signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse peut être regardé comme nuisant aux droits et libertés d’autrui et/ou à l’ordre et à la sécurité publique.
Or, peut-on affirmer que le seul port de signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse porte atteinte à l’ordre et la sécurité publique ? Dès lors en effet que les élèves en cause ne perturbent pas, par leur manque d’assiduité, leur prosélytisme ou leur non-respect des consignes de sécurité (cas des signes portés en cours d’éducation physique), le fonctionnement des activités scolaires, comment peut-on soutenir que l’ordre et la sécurité publique sont menacés ? Par ailleurs, comment peut-on affirmer que le seul port de signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse, sans qu’il soit accompagné de manifestations de prosélytisme, menace les droits et libertés d’autrui ? Faut-il supposer que le seul fait d’être reconnu par d’autres élèves comme ayant une appartenance religieuse menace les droits et libertés de ces élèves, en particulier de ceux qui n’ont pas d’appartenance religieuse ostensible ? C’est accorder une importance et un poids bien trop grands au port de signes religieux.
Dans les arrêts du 30 juin 2009, la Cour se réfère à l’arrêt Köse et autres c. Turquie selon lequel il incombe aux autorités nationales de « veiller avec une grande vigilance [on notera le pléonasme] à ce que, dans le respect du pluralisme et de la liberté d’autrui, la manifestation par les élèves de leurs croyances religieuses à l’intérieur des établissements scolaires ne se transforme pas en un acte ostentatoire, qui constituerait une source de pression et d’exclusion ». L’on ne voit cependant pas en quoi le seul port de signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse pourrait constituer un « acte ostentatoire », à moins d’estimer que porter un vêtement, c’est déjà agir et inciter autrui à faire de même, et ce même si aucun comportement ni aucune manifestation véritablement prosélytes ne sont « détectables ». À nouveau, c’est retenir une conception particulièrement extensive et intrusive (pour les élèves portant seulement des signes religieux) de la notion de prosélytisme.
Enfin, si les arrêts du 30 juin 2009 sont largement motivés par référence aux arrêts Dogru et Kervanci c. France, ils indiquent cependant que, dans ces deux derniers arrêts, la sanction d’exclusion avait été motivée par le non-respect des règles internes des établissements scolaires telles les règles de sécurité, d’hygiène et d’assiduité, les élèves concernées ayant refusé d’ôter leur foulard lors des cours d’éducation physique. La situation était donc bien différente de celle dans laquelle aucun manquement à ces règles n’est imputé aux élèves à qui il est seulement reproché de porter un signe manifestant ostensiblement une appartenance religieuse.
Il résulte donc de la loi du 15 mars 2004 et de ces arrêts du 30 juin 2009 que lorsqu’est en cause le principe de laïcité, il n’est plus nécessaire de justifier la restriction apportée à l’exercice de la liberté de religion par une atteinte potentielle ou effective à l’ordre public. L’on peut également estimer que le principe de laïcité constitue en lui-même l’ordre public conçu comme principe d’organisation et de structuration de l’Administration et des services publics. L’ordre public est alors un ordre laïque et donc un ordre immatériel, politique et idéologique.
2.1.3. Vers une extension de l’interdiction posée par le Code de l’éducation ?
Dans un jugement rendu à l’automne 2011 [69], le tribunal administratif de Montreuil a jugé que le principe de laïcité s’appliquait non seulement aux usagers habituels des établissements publics d’enseignement que sont les élèves, mais également aux « participants au service public de l’éducation » ou « accompagnateurs » [70] de ces établissements que sont les parents accompagnant les enfants lors de sorties scolaires. Selon le tribunal :
« si les parents d’élèves participant au service public d’éducation bénéficient de la liberté de conscience qui interdit toute discrimination fondée sur leur religion ou sur leurs opinions, le principe de neutralité de l’école laïque fait obstacle à ce qu’ils manifestent, dans le cadre de l’accompagnement d’une sortie scolaire, par leur tenue ou par leurs propos, leurs convictions religieuses, politiques ou philosophiques. »
Soulignons que cette solution, en prohibant toute tenue manifestant des convictions religieuses, pourrait faire peser sur les parents accompagnateurs une obligation de neutralité et de discrétion encore plus grande que celle qui pèse sur les élèves usagers du service public, lesquels ont seulement l’interdiction de porter des signes ou tenues manifestant ostensiblement leur appartenance religieuse. Le régime imposé aux parents est ainsi quasi-identique à celui imposé aux agents publics [71]. Cette extension jurisprudentielle et personnelle de la loi du 15 mars 2004 aux parents d’élèves consacre une diffusion du principe de laïcité et de l’ordre public de l’établissement à l’extérieur même de cet établissement et confirme d’une part l’attraction laïque que subit la notion d’ordre public et d’autre part la prolifération de cet ordre vers la sphère privée.
L’intérêt de cette laïcisation de l’ordre public, de cette assimilation de l’ordre public à un ordre laïque, est d’opposer à la liberté d’expression religieuse non plus seulement une limite matérielle, qui ne pouvait être que concrète et ponctuelle, mais une valeur et un principe substantiels, qui sont abstraits et permanents. Pour le dire autrement, l’intérêt de cette extension du principe de laïcité à tous les participants au service public, quelle que soit la catégorie juridique dans laquelle on les range, est de ne pas subordonner la restriction apportée à la liberté d’expression religieuse à la preuve d’un trouble matériel à l’ordre public. En effet, en l’absence de cette extension, on ne pourra refuser à un parent de participer à une sortie scolaire que s’il peut lui être reproché un comportement prosélyte ou plus généralement un comportement de nature à troubler le bon fonctionnement (l’ordre) de l’établissement.
Jusqu’à récemment, la solution retenue par le tribunal administratif de Montreuil était certes demeurée isolée et même contredite [72], ce dans le prolongement de l’étude rédigée par le Conseil d’État à la fin de l’année 2013 à la demande du Défenseur des droits. Un très récent arrêt de la cour administrative d’appel de Lyon vient toutefois de la confirmer, en jugeant que le principe de laïcité « impose également que, quelle que soit la qualité en laquelle elles interviennent, les personnes qui, à l’intérieur des locaux scolaires, participent à des activités assimilables à celles des personnels enseignants, soient astreintes aux mêmes exigences de neutralité [73] ».
2.2. La loi du 11 octobre 2010 : la création d’un nouvel ordre public, immatériel, social et civil
2.2.1. Une loi d’« origine religieuse » qui a pour fondement la reconnaissance d’un ordre public immatériel dont la portée est très large
Reconnaissant la dimension sociale, intersubjective, du visage, la loi du 11 octobre 2010 consacre le droit de la société vis-à-vis des individus qui la composent, plus particulièrement le droit de la société de défendre chez ces derniers, au besoin contre eux-mêmes, l’identité et l’appartenance sociales : la société peut ainsi forcer un individu à assumer son identité sociale en lui imposant de dévoiler son visage, certes seulement dans l’espace public. Cette consécration d’un ordre public positif, consistant en un certain nombre de valeurs sociales, se distingue de la conception traditionnelle de l’ordre public qui est essentiellement préventive et négative. Elle conduit à définir l’espace public comme un espace social et à imposer certaines règles à ceux qui souhaitent y entrer. Au-delà même de la nécessité pour chacun de pouvoir dévisager et de l’obligation de pouvoir être dévisagé, nécessité et obligation qui sont minimales puisqu’elles conditionnent l’identité et l’appartenance sociales, cet ordre public sociétal, qui est appelé à varier avec les mœurs du temps, pourrait conduire à édicter des normes de comportement plus précises et contraignantes et plus généralement à moraliser l’espace public.
Si l’on peut donc assez aisément distinguer le contenu des droits constitutionnellement protégés, toute la question est de savoir quel est le contenu de la sauvegarde de l’ordre public. Il semble qu’en l’espèce, ce contenu positif inclue en particulier la défense des « actions nuisibles à la Société » (DDHC, art. 5), celle de l’ordre public bien sûr (art. 10) et enfin la protection de l’égalité des droits entre hommes et femmes (Préambule Constit. 1946, al. 3). Ce contenu positif de l’ordre public est aussi une habilitation constitutionnelle donnée au législateur pour en garantir le respect : autrement dit, le législateur tient de la Constitution le droit d’intervenir et de légiférer pour garantir le respect d’un ordre public positif. Soulignons en particulier que c’est la première fois que le Conseil constitutionnel recourt à l’article 5 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen pour fonder constitutionnellement une loi : la seule référence antérieure concernait un contrôle de la constitutionnalité de la loi au regard de cet article [74]. Cette fois, le Conseil constitutionnel permet donc au législateur de se prévaloir de l’article 5 pour légiférer.
2.2.2. Un ordre public immatériel bénéficiant d’une reconnaissance constitutionnelle et conventionnelle qui en « civilise » la cause et la substance
La décision du Conseil constitutionnel du 7 octobre 2010 [75] donne un contenu substantiel et positif à l’ordre public qui va à l’encontre du caractère négatif de l’ordre public traditionnel : il semble bien que selon lui, l’ordre public dont le législateur opère la conciliation avec les droits constitutionnellement garantis inclue les « exigences minimales de la vie en société » (celles qui s’opposent aux « actions nuisibles à la Société » de l’article 5 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen) et la protection des droits des femmes (celle qu’impose l’alinéa 3 du préambule de 1946). Si l’on suit le raisonnement du Conseil, le législateur dispose d’une habilitation constitutionnelle pour interdire les comportements et pratiques qui constituent des nuisances sociales et méconnaissent le principe d’égalité entre hommes et femmes, interdiction qui permet de sauvegarder l’ordre public. Il faut donc à tout le moins estimer que la décision du 7 octobre 2010 consacre un enrichissement de la notion traditionnelle de sauvegarde de l’ordre public en la dotant d’un contenu positif qui justifie l’édiction d’une interdiction générale et absolue et permet de s’affranchir de la contrainte tenant à l’existence de risques avérés de troubles à l’ordre public.
Surtout, par son arrêt de Grande chambre S.A.S. c. France du 1er juillet 2014 [76], la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que l’interdiction par la loi du 11 octobre 2010 de la dissimulation du visage dans l’espace public ne porte atteinte ni au droit au respect de la vie privée ni au droit au respect des convictions religieuses. La Cour a certes jugé que n’étaient pas pertinents les trois principaux motifs invoqués au soutien de la loi : l’égalité entre les hommes et les femmes ne peut en effet servir à refuser un droit qui est revendiqué par les femmes elles-mêmes ; le respect de la dignité de la personne ne peut légitimement motiver l’interdiction générale du port du voile intégral dans l’espace public ; la protection de la sécurité publique ne le peut pas davantage puisqu’une simple obligation de montrer son visage et de s’identifier en cas de risque caractérisé pourrait y suffire.
La Cour a toutefois sauvé la législation française par un audacieux procédé de substantialisation non pas de l’ordre public en tant que tel, mais des droits et libertés d’autrui. Ce, en rangeant le « vivre ensemble », pour la première fois érigé en principe juridique, parmi les éléments de « la protection des droits et libertés d’autrui » qui est un des objectifs légitimes susceptible, selon les articles 8 § 2 et 9 § 2 de la Convention, d’être invoqués par les États pour justifier une ingérence dans le droit au respect de la vie privée et dans le droit au respect des convictions religieuses, pourvu que la loi l’ait prévue et qu’elle satisfasse aux exigences du principe de proportionnalité. La Cour a réitéré cette solution dans deux arrêts plus récents relatifs à la loi belge du 1er juin 2011 interdisant également la dissimulation du visage dans l’espace public [77]. Comme le souligne Jean-Pierre Marguénaud dans le commentaire consacré à ces arrêts [78], la Cour confère ainsi une « dimension profondément civiliste » à une « question fondamentale généralement abordée en termes de droit pénal ou de droit administratif ». La dissimulation du visage dans l’espace public, pourtant justifiée par des motifs d’ordre public, serait donc à proscrire « parce qu’elle aveuglerait la source de l’établissement de relations de droit civil qui irriguent une société démocratique ». Dans son arrêt S.A.S. c. France, la Cour avait à cet égard admis que « la clôture qu’oppose aux autres le voile cachant le visage soit perçue comme portant atteinte au droit d’autrui d’évoluer dans un espace de sociabilité facilitant la vie ensemble ».
En faisant du « vivre ensemble » la cause, la substance et le but d’une législation restrictive de la liberté de religion, cette jurisprudence tend à « civiliser » le concept d’ordre public immatériel.
2.3. Les valeurs essentielles de la société française, autre manifestation de la substantialisation de l’ordre public social et civil
2.3.1. Des refus d’acquisition de la nationalité française justifiés par un refus de reconnaître l’égalité entre hommes et femmes
Le Conseil d’État juge depuis 2008 que ne peuvent acquérir la nationalité française les conjoints de Français dont le comportement montre qu’ils ne respectent pas le principe d’égalité entre hommes et femmes. Dans la décision Mme Mabchour du 27 juin 2008 [79], le Conseil d’État a retenu, pour confirmer l’appréciation portée par l’Administration sur le défaut d’assimilation de la requérante, que celle-ci avait « adopté une pratique radicale de sa religion, incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française, et notamment avec le principe d’égalité des sexes ».
Aucun activisme ou prosélytisme religieux n’était reproché à la requérante, bien que celle-ci eût revendiqué, comme son mari, son appartenance au mouvement salafiste. Et c’est ici à une femme qu’a été opposée la méconnaissance du principe d’égalité entre les hommes et les femmes, méconnaissance à laquelle elle consentait pourtant. Si la solution est longtemps restée sans postérité, des décisions récentes montrent qu’elle est loin d’être abandonnée [80].
Dans la décision M. Aberkane du 27 novembre 2013 [81], le Conseil d’État, pour juger légal le décret s’opposant à l’acquisition de la nationalité française par l’intéressé (conjoint de Français), a cette fois retenu qu’il ressortait des pièces du dossier « et notamment des propos tenus et du comportement adopté par [celui-ci] au cours des entretiens […] que l’intéressé refuse d’accepter les valeurs essentielles de la société française et notamment l’égalité entre les hommes et les femmes ». Est ainsi consacrée l’autonomie du principe et de la valeur de l’égalité entre hommes et femmes, plus précisément l’autonomie du respect de ce principe et de cette valeur essentielle de la société française, comme condition à part entière de l’acquisition de la nationalité française [82].
Il y a là une nouvelle manifestation d’une substantialisation de l’ordre public, laquelle consiste à donner un contenu social et civil, un contenu plus positif, à une notion généralement appréhendée sous un prisme sécuritaire plus négatif et « obsidional ».
2.3.2. La postérité de la jurisprudence Mme Mabchour sanctionnant la pratique radicale de la religion musulmane
Outre qu’elle présente la particularité d’opposer à une femme la méconnaissance du principe d’égalité entre hommes et femmes, la décision Mme Mabchour précitée juge incompatible avec l’acquisition de la nationalité française la seule pratique radicale de la religion musulmane.
Cette sanction de la radicalisation religieuse se retrouve dans le contentieux des refus d’acquisition de la nationalité par naturalisation. La cour administrative d’appel de Nantes, s’appuyant sur une note de la Direction des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l’Intérieur, a ainsi jugé légal un tel refus opposé à un homme appartenant à la mouvance islamiste salafiste et portant « une tenue en relation avec cette appartenance » alors même que celui-ci affirmait « pratiquer un islam modéré », la cour retenant même que « compte tenu du doute subsistant quant à l’adhésion » de l’intéressé aux valeurs de la République, le ministre de l’Intérieur avait pu, « dans l’exercice de son large pouvoir d’appréciation de l’opportunité d’accorder la naturalisation », la refuser [83].
L’appartenance au mouvement fondamentaliste musulman « Tabligh », dont la cour administrative d’appel de Nantes relève qu’il « prône une pratique radicale de la religion incompatible avec les valeurs de tolérance et de laïcité de la société française », justifie également le rejet d’une demande de naturalisation [84].
Signe toujours de la sévérité du juge administratif à l’égard de toute manifestation d’une pratique radicale de la religion musulmane, la même cour sanctionne l’« implication du postulant en faveur d’un islam fondamentaliste » et juge en conséquence que « le ministre n’a pas commis d’erreur de fait, et ce, alors même que l’intéressé indique ne pas partager l’idéologie ou la théologie salafiste, ni ne prôner, au sein de sa famille, une pratique radicale de la religion musulmane [85] ». Et, par « contamination », est rejetée la demande de naturalisation présentée par une femme musulmane séparée d’un mari ayant une pratique radicale de la religion musulmane et proche d’Al Qaïda au Maghreb islamique [86].
Conclusion
À l’ordre public jurisprudentiel, matériel et concret et dont « l’esprit matériel » (si nous osons dire) puise et se retrouve tant dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen que dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ordre public qui est résiduel et donc libéral, s’ajoute depuis quelques années un ordre public législatif, issu particulièrement des lois du 15 mars 2004 et du 11 octobre 2010, qui est substantiel et conduit non pas à limiter la liberté personnelle de religion, mais à lui substituer (à tenter de le faire du moins) une valeur sociale, la laïcité, dans le cadre de laquelle la pratique religieuse se doit d’être modérée (non radicale) et discrète (non ostentatoire).
La notion traditionnelle d’ordre public, qui permet seulement de sanctionner les excès matériels de la liberté de religion, semble en effet inadaptée à certaines pratiques religieuses nouvelles, généralement liées à la religion musulmane, qui heurtent sans cependant troubler matériellement l’ordre public. Elle peut aussi s’avérer caduque ou désuète lorsque des agissements manifestant initialement une atteinte à l’ordre public (songeons à l’opposition des Témoins de Jéhovah aux transfusions sanguines et au service militaire) ne suffisent plus à la caractériser : l’impossibilité de lutter sur le terrain de l’ordre public peut alors conduire à utiliser d’autres armes, comme celle du contrôle fiscal [87]. Dans notre pays, la confrontation entre l’ordre public et les religions se réduit essentiellement à une confrontation entre l’État d’une part et l’islam et les mouvements dits « sectaires » d’autre part.
La notion traditionnelle d’ordre public a enfin été considérablement bousculée et renouvelée par l’irruption du terrorisme à motif religieux qui a finalement considérablement renforcé la légitimité et l’extension du motif d’ordre public.
Frédéric Dieu
Maître des requêtes au Conseil d’État