Malgré la désapprobation internationale, de l’Union européenne aux Nations Unies [1], rappelant à la Fédération de Russie ses engagements à respecter les conventions garantissant les droits de l’homme qu’elle a ratifiées, les autorités russes ont poursuivi leur procédure judiciaire contre le culte des Témoins de Jéhovah. Le 20 avril 2017, le juge de la Cour suprême a répondu favorablement à la requête du ministère de la Justice en déclarant toutes les entités juridiques des Témoins de Jéhovah comme « extrémistes » et en décrétant l’interdiction à effet immédiat de leurs activités religieuses dans toute la Russie. Cette décision prise par un juge unique, aussitôt mise en application par le gouvernement, ouvre la porte à une nouvelle vague de persécutions contre les Témoins de Jéhovah en Russie.
Au cours des six journées d’audience tenues entre le 5 et le 20 avril 2017, la représentante du ministère de la Justice a été incapable d’apporter des éléments concrets pour prouver que le Centre administratif des Témoins de Jéhovah de Russie aurait enfreint la loi sur l’extrémisme ou contribué d’une manière ou d’une autre à des activités extrémistes. Elle n’a pas cherché à établir juridiquement en quoi le Centre administratif aurait eu connaissance et serait responsable de la prétendue utilisation de publications interdites par des associations locales condamnées parla justice. D’ailleurs, des enregistrements vidéos prouvent que les publications classées « extrémistes » ont été déposées par des complices dans les lieux de culte visés juste avant l’inspection des autorités locales, mais le juge a refusé de visionner ces preuves. En dépit de ce réquisitoire qui manque d’arguments et de raisonnements juridiques, la Cour suprême a prononcé la fermeture du siège national, l’interdiction de ses activités, la clôture de ses comptes bancaires et la confiscation de ses biens immobiliers. Tandis que les 395 associations cultuelles locales n’ont pas été autorisées à participer à l’audience pour présenter leur propre défense, sous prétexte qu’elles constituaient des entités juridiques indépendantes bien qu’elles aient été directement visées par le requête introduite par le ministère de la Justice, elles ont également été dissoutes dans la foulée et leurs lieux de culte ont été saisis.
Après la lecture de l’arrêt, Yaroslav Sivulskiy a expliqué en tant que porte-parole des Témoins de Jéhovah de Russie : « Cette décision nous déçoit grandement et nous sommes profondément inquiets des conséquences qu’elle aura sur nos activités religieuses. Nous allons faire appel de cette décision et nous espérons qu’en qualité de groupe religieux paisible, nos droits nous seront complètement restitués et notre protection juridique totalement garantie et ce, dès que possible [2]. » L’avocat conseil du siège mondial des Témoins de Jéhovah Philip Brumley a estimé que « Tout examen objectif des arguments écrits et des preuves apportées débouche sur une seule conclusion valable : le Centre administratif n’a jamais mené d’activité soi-disant extrémiste. Nous faisons appel de ce jugement [3]. » L’appel devra être examiné devant la Cour suprême par un collège de trois magistrats.
Désormais, les 175 000 Témoins de Jéhovah pourront être poursuivis individuellement s’ils se réunissent ne serait-ce que pour lire la Bible ou prier ensemble, comme l’a admis la représentante du ministère de la Justice en réponse au juge lors du deuxième jour d’audience devant la Cour suprême [4]. Selon l’organisme Human Rights Without Frontiers International, Yaroslav Sivulsky a signalé dans une interview que des pierres avaient été jetées contre leur salle des congrès à Saint-Pétersbourg juste après le rendu de l’arrêt, des vitres ont été cassées et d’autres dégâts sérieux sont à déplorer [5]. Plusieurs salles du Royaume ont déjà été placées sous scellés. Selon Newsweek, la police russe a également commencé à interrompre des offices religieux et à prendre l’identité des fidèles présents pour exécuter en force la décision de la Cour suprême, qui a été rapidement notifiée au Centre administratif mais qui doit faire l’objet d’un appel [6].
Globalement, les grandes instances internationales ont condamné cette répression des activités cultuelles des Témoins de Jéhovah. L’organisation internationale de défense des droits de l’homme Human Rights Watch a dénoncé la violation par la Russie de ses obligations de respecter les droits de l’organisation des Témoins de Jéhovah à la liberté de religion et d’association. Rachel Denber, à la direction de la division Europe et Asie centrale, a ainsi déclaré que « la décision de la Cour suprême de fermer les Témoins de Jéhovah en Russie est un coup terrible pour la liberté de religion et d’association en Russie » et que ces croyants seront désormais confrontés à un « choix déchirant, soit d’abandonner leur foi, soit de faire l’objet d’une peine pour la pratiquer [7] ».
Au niveau de l’Union européenne, l’envoyé spécial pour la promotion de la liberté de religion Jan Figel a posté le 21 avril 2017 un tweet déclarant que l’interdiction des Témoins de Jéhovah constituait « un coup à la liberté de religion et de croyance » et que « le pacifisme n’est pas l’extrémisme [8] ». Le même jour, la porte-parole du Service européen pour l’action extérieure Maja Kocijančič a officiellement établi que « Les Témoins de Jéhovah, au même titre que tous les autres groupes religieux, doivent pouvoir jouir paisiblement de leur liberté de réunion sans ingérence, telle que la garantit la Constitution de la Fédération de Russie ainsi que les traités internationaux signés par la Russie et les normes internationales relatives aux droits de l’homme [9]. »
Par l’intermédiaire du porte-parole du ministère des Affaires étrangères Martin Schaefer, le gouvernement allemand a exprimé ses inquiétudes au sujet de la décision de la Cour suprême de condamner les Témoins de Jéhovah en tant qu’organisation extrémiste et d’interdire ses activités, selon l’agence de presse russe TASS [10]. De son côté, le gouvernement britannique s’est dit « alarmé » par cette interdiction et a lancé un appel à Vladimir Poutine pour défendre la liberté religieuse, comme le rapporte The Independent [11]. Joyce A. Anelay, ministre des Affaires étrangères, estime que la décision de la Cour suprême « criminalise le culte pacifique de 175 000 citoyens russes » et qu’ainsi la Russie contrevient aux droits consacrés par sa propre constitution. Aussi conclut-elle : « Le Royaume-Uni appelle le gouvernement russe à respecter son engagement international en faveur de la liberté de religion ».
Plus récemment à l’OSCE, le directeur du Bureau des Institutions Démocratiques et des Droits de l’Homme (BIDDH) Michael Georg Link s’est dit « profondément préoccupé par cette criminalisation injustifiée des activités pacifiques des membres des communautés de Témoins de Jéhovah en Russie [12] ». Il a ajouté en toute franchise : « Cette décision de la Cour suprême constitue une menace pour les valeurs et les principes sur lesquels reposent les sociétés démocratiques, libres, ouvertes, pluralistes et tolérantes. » Dans le même communiqué, Ingeborg Gabriel, représentant personnel du Président en exercice de l’OSCE sur la lutte contre le racisme, la xénophobie et la discrimination, en se concentrant sur l’intolérance et la discrimination à l’égard des chrétiens et des membres d’autres religions, a fermement condamné ces entraves aux libertés religieuses : « Cette interdiction persécutant des personnes pacifiques pour de simples actes cultuels viole clairement le droit fondamental à la liberté religieuse et avec elle les normes internationales relatives aux droits de l’homme, également garanties par la Constitution de la Fédération de Russie. Elle doit donc être revue dès que possible. »
Quant à la la Commission sur la liberté religieuse internationale des États-Unis (USCIRF), elle a indiqué dans un communiqué daté du 20 avril 2017 qu’elle « condamne la décision de la Cour suprême russe de bannir les Témoins de Jéhovah [13] ». Son président Thomas J. Reese y fait le constat suivant : « Hélas, la décision de la cour confirme à nouveau le mépris du gouvernement pour la liberté de religion dans l’actuelle Russie. Les expressions individuelles et collectives de la foi, et même les croyances religieuses privées, ne sont pas à l’abri de la répression et de la coercition parrainées par l’État en Russie aujourd’hui. » Contredisant les accusations portées devant la cour par l’avocate du ministère de la Justice russe contre les Témoins de Jéhovah, le président de l’USCIRF considère qu’il s’agit en fait d’« une attaque politisée contre un groupe religieux mondialement connu pour son pacifisme et son abstention politique ». Selon Thomas J. Reese, cette mesure démontre que le gouvernement ne se considère pas lié par les normes ou conventions internationalement reconnues et qu’il s’isole encore plus de la communauté internationale.
Le 21 avril 2017, Le Journal du Dimanche a proposé des explications sur les motivations qui se cachent derrière cette interdiction de tout un mouvement religieux : « Ce que ne supportent pas les autorités russes, c’est qu’il s’agit là de 170.000 citoyens russes qui ne votent pas, refusent de faire le service militaire, refusent de glorifier la violence d’Etat, l’annexion de la Crimée par exemple. Bref, ils sont considérés comme des adversaires politiques manipulés et étrangers à la culture russe. C’est donc un signal de plus du serrage de vis de la part d’un gouvernement autoritaire et de plus en nationaliste [14]. » Le journaliste François Clemenceau a précisé que les organisations de défense des droits de l’homme s’inquiètent de ces menaces législatives qui pèsent sur les minorités religieuses et les ONG (rappelons par exemple que le bureau d’Amnesty International à Moscou a été fermé et mis sous scellés sans avertissement ni explication fin 2016 [15]) et terminé sa chronique diffusée sur Europe 1 par ce triste constat : « cela s’appelle de la persécution [16] ».
La presse souligne également l’influence politique que « la puissante Église orthodoxe russe [17] », craignant « la concurrence et le prosélytisme des autres mouvements religieux [18] », a certainement exercée dans cette affaire en présentant les Témoins de Jéhovah comme une « secte dangereuse » par l’intermédiaire d’universitaires et d’autres experts orthodoxes [19]. En réalité, la plupart des spécialistes des religions en Russie (et ailleurs) ne soutiennent pas de tels reproches, comme l’a attesté Roman Loukine, directeur du Centre d’étude des problèmes religieux à l’Académie des sciences de Russie, cité par l’hebdomadaire Courrier International : « aucun des plus grands spécialistes des religions du pays n’a jamais émis de critique à l’égard des Témoins de Jéhovah. Désormais, la communauté scientifique prendra certainement la défense de l’organisation [20] ».
Dans une tribune libre publiée par le journal britannique The Gardian, l’auteur Andrew Brown exprime son incompréhension des raisons de cette persécution des Témoins de Jéhovah par le gouvernement de Vladimir Putin [21]. Il rappelle notamment que leur refus d’accomplir le service militaire ou de participer à une quelconque tâche contribuant à la guerre leur a valu d’être emprisonnés durant la seconde guerre mondiale au Royaume-uni et aux États-Unis et même d’être déportés dans les camps de concentration par Hitler. Il en conclut que c’est « un bilan impressionnant d’obstination non violente », ce qui fait d’eux « les fondamentalistes les plus résolument inoffensifs dans le monde aujourd’hui ». Pourtant, les autorités russes les traitent comme de dangereux criminels. Il lance donc cet appel à la tolérance : « La liberté de religion signifie la liberté d’être dans l’erreur ou elle ne signifie rien du tout. Et dans le cas des Témoins, avec leur étonnante patience obstinée face à la persécution, nous pouvons voir comment le contenu de leurs croyances n’affecte vraiment pas et ne devrait pas affecter leur droit de les professer. »
Les Témoins de Jéhovah ont averti qu’ils engageraient, si nécessaire, un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme pour défendre leurs libertés de religion et d’association, où ils obtiendraient sans doute gain de cause. En effet, dans l’affaire Kouznetsov et autres c. Russie, la juridiction du Conseil de l’Europe a jugé que l’État avait porté atteinte au droit à la liberté de religion (article 9 de la Convention européenne) pour avoir interrompu illégalement un office religieux de ce culte et au droit à un procès équitable (article 6) pour avoir refusé d’examiner une violation alléguée de la Convention [22]. Et dans l’affaire Témoins de Jéhovah de Moscou c. Russie, où la branche moscovite avait été dissoute et ses activités interdites, l’État a été condamné en 2010 pour violation des liberté de religion (article 9) et d’association (article 11). Après avoir pris soin d’examiner et de démonter point par point les arguments avancés par les autorités russes (les mêmes que dans la présente affaire), les juges européens ont conclu que la décision ne reposait pas sur des « motifs pertinents et suffisants [23] ». De plus, ils ont estimé que cette mesure était « disproportionnée au but légitime poursuivi », qui consistait à protéger la santé et les droits d’autrui. Le ministère de la Justice russe avait fini par appliquer cet arrêt en enregistrant officiellement la Communauté religieuse des Témoins de Jéhovah de Moscou le 27 mai 2015 [24]… pour finalement la dissoudre à nouveau deux ans plus tard !
Cependant, il n’est pas sûr qu’une nouvelle condamnation de la Fédération de Russie par la CEDH aboutirait au respect des droits fondamentaux des Témoins de Jéhovah, dans la mesure où l’État russe a décidé de s’affranchir de l’application de la jurisprudence de la CEDH en votant une loi qui place la Cour constitutionnelle au-dessus des juridictions supra-nationales pour qu’elle décide d’appliquer ou non les décisions rendues par la CEDH [25].