Droit international

Russie : le gouvernement demande la dissolution des Témoins de Jéhovah
Ministère de la Justice (Russie), 15 mars 2017

- Modifié le 3 mai 2023

« Le gouvernement russe prétend que les Témoins de Jéhovah sont un groupe extrémiste, mais en fait c’est leur décision de les interdire purement et simplement qui paraît extrême. » C’est ce qu’a déclaré avec franchise à Forum 18 Maina Kiai, Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit de réunion pacifique et d’association, à propos de la procédure entreprise par les autorités russes de dissoudre le siège national de cette dénomination chrétienne et d’interdire ses activités religieuses dans toute la Fédération de Russie [1].

De même, la Commission sur la sécurité et la coopération en Europe a condamné cette action intentée contre les Témoins de Jéhovah en Russie et son président Roger Wicker a exhorté « le gouvernement russe à abandonner l’affaire immédiatement ». Dans un communiqué de presse daté du 28 mars 2017 [2], la Commission « Helsinki » a rappelé les engagements découlant de l’Acte final d’Helsinki signé par les 57 États composant l’OSCE, dont fait partie la Fédération de Russie, en particulier que « les États participants reconnaissent et respectent la liberté de l’individu de professer et pratiquer, seul ou en commun, une religion ou une conviction en agissant selon les impératifs de sa propre conscience ». Le co-président de la Commission Chris Smith a déclaré : « L’enjeu de la prochaine affaire judiciaire est la légalité et peut-être la survie des Témoins de Jéhovah — et en fait la liberté religieuse fondamentale — dans toute la Fédération de Russie. Si la Cour suprême de Russie déclare ce groupe religieux comme organisation extrémiste, ce sera un signe sinistre pour tous les croyants et cela marquera un jour sombre et triste pour tous les Russes. » Quant au commissaire Richard Hudson, en tant que fervent défenseur des libertés religieuses, il s’est dit « consterné par le fait que le gouvernement russe traite un groupe religieux entier comme une menace pour la sécurité nationale ». Et d’ajouter : « L’affiliation religieuse ne devrait jamais être une justification pour la persécution. »

Dès que le Tribunal de la ville de Moscou a validé, par décision du 16 janvier 2017, la mise en garde émise le 2 mars 2016 contre le Centre administratif des Témoins de Jéhovah de Russie, le Procureur général a lancé un contrôle général du Centre administratif programmée du 8 au 27 février 2017 [3]. Ainsi le ministère de la Justice a-t-il réclamé aux Témoins de Jéhovah la production de tous les documents relatifs à leurs biens, à leur comptabilité, à l’organisation de leur structure, à leurs activités d’enseignement et à leurs doctrines. Le 15 février, plus de 73 000 pages de documents ont été transmis aux autorités. Puis le 21 février, ils ont dû également fournir des informations concernant les 2 277 assemblées locales formées par les 170 000 fidèles en Russie.

Le 27 février 2017, à la fin de cette enquête administrative étalée sur trois semaines, les conclusions du ministère de la Justice était déjà rendues : le Centre administratif se livrerait à des « activités extrémistes » [4]. Rappelons au passage que des Témoins de Jéhovah sont emprisonnés dans d’autres contrées par objection de conscience, justement parce que leur refus de toute violence à l’encontre de leur prochain les empêche de porter les armes…

Le 15 mars 2017, le ministère de la Justice a demandé à la Cour suprême de « déclarer extrémiste l’organisation religieuse des Témoins de Jéhovah (leur Centre administratif), interdire ses activités et la dissoudre », selon ce qui était indiqué le jour même sur le site de la juridiction. Si cette requête était validée, cela conduirait à la dissolution du Centre administratif et des 400 autres associations cultuelles officiellement enregistrées, et par conséquent à la saisie par les autorités des bâtiments du siège national et de tous les lieux de culte répartis sur le territoire. Les fidèles pourraient être poursuivis individuellement pour la simple pratique de leur culte ou pour l’association avec plusieurs de leur coreligionnaires.

Manifestement, malgré ses obligations en tant qu’État membre du Conseil de l’Europe, la Fédération de Russie n’est plus disposée à respecter la jurisprudence établie par la Cour européenne des droits de l’homme, en particulier l’arrêt Témoins de Jéhovah de Moscou c. Russie du 10 juin 2010 qui avait conclu que « la dissolution de la communauté a constitué une sanction excessivement sévère et disproportionnée par rapport au but légitime poursuivi par les autorités ». Les juges européens avaient pris la peine d’analyser point par point les arguments des autorités russes pour en déduire que la dissolution « ne reposait pas sur une base factuelle adéquate [5] ». Si dans le cas jugé par la CEDH, le ministère de la Justice russe a fini par enregistrer officiellement la Communauté religieuse des Témoins de Jéhovah de Moscou en mai 2015 [6], il reproduit le même stratagème contre d’autres associations similaires, avec des arguments qui ne sont pas plus pertinents pour justifier une mesure aussi « extrême » qu’une dissolution.

Vasiliy Kalin, un représentant du Centre administratif en Russie, s’est exprimé sur cette situation surprenante : « Le désir le plus profond de chaque Témoin de Jéhovah russe est simplement d’avoir le droit d’adorer Dieu paisiblement. Depuis plus de 100 ans, les autorités russes bafouent les garanties offertes par leurs propres lois, qui sont censées nous assurer ce droit. J’étais encore un enfant quand Staline a déporté ma famille en Sibérie juste parce que nous étions Témoins de Jéhovah. C’est triste et condamnable que mes enfants et mes petits-enfants aient à connaître le même sort. Je n’aurais jamais pensé que les Témoins fassent à nouveau l’objet de la persécution religieuse dans la Russie actuelle. »

En signe de solidarité avec leurs coreligionnaires russes, les Témoins de Jéhovah ont lancé une campagne de lettres adressées aux autorités russes par les fidèles du monde entier entre le 21 mars et le 1er avril 2017. Par ailleurs, dans une vidéo diffusée en mars sur la chaîne en ligne des Témoins de Jéhovah JW Broadcasting, Mark Sanderson (membre du Collège central au siège mondial) apporte des explications complémentaires sur les conséquences de cette décision du ministère de la Justice et a prononcé quelques mots d’encouragements en russe pour ses coreligionnaires particulièrement éprouvés par cette probable interdiction de leur culte [7].

Tandis que la presse française reste totalement indifférente à ces questions de menace sur la liberté de culte, la presse anglaise [8] et américaine [9] s’est montrée plus sensible à la tournure que prend cette affaire et aux conséquences que cela pourrait avoir sur les libertés publiques d’autres mouvements.

Le 9 mars 2017, le journaliste Giles Fraser publiait une chronique sur le site du journal britannique The Gardian dans laquelle il constatait que les Témoins de Jéhovah sont parmi « les chrétiens les plus persécutés du XXe siècle », en rappelant qu’en avril 1951 plus de 9 000 Témoins de Jéhovah ont été exilés en Sibérie sous les ordres de Staline et que d’autres avaient été envoyés dans les camps de la mort par les nazis durant la seconde guerre mondiale [10]. En tant que prêtre de l’Église d’Angleterre, il estime que cette affaire devrait être un avertissement pour tout un chacun. En effet, la législation antiterroriste est utilisée par les autorités pour cibler « ceux dont la foi est seulement “extrême” en termes d’engagement dans la non-violence » et la peur de l’islamisme sert d’« excuse pour réprimer toute activité religieuse qui refuse de plier le genou devant Mère Russie ».

Très attendue par la communauté internationale des Témoins de Jéhovah et par les défenseurs des libertés fondamentales (d’association, d’expression et de religion), l’audience devant la Cour suprême se débutera mercredi 5 avril 2017 à 10 heures [11] (heure locale).