Après avoir obtenu la dissolution de plusieurs associations cultuelles au niveau local, les autorités russes sont passées à l’étape supérieure en adressant un avertissement au Centre administratif des Témoins de Jéhovah de Russie. Le Procureur général de Russie a ainsi émis le 2 mars 2016 une mise en garde officielle contre le siège national, qui menace ce dernier de dissolution s’il ne prend pas dans un délai de deux mois les mesures nécessaires pour mettre fin à toute violation de la loi sur l’extrémisme. Il se fonde notamment sur les prétendues « activités extrémistes » d’associations locales et de leurs membres, progressivement condamnés par les tribunaux russes.
L’enregistrement officiel du Centre administratif des Témoins de Jéhovah de Russie par le ministère de la Justice remonte au 27 mars 1991 [1] et il a été renouvelé en 1999 conformément à la loi de 1997 sur « La liberté de conscience et les organisations religieuses ». Selon les données du ministère de la Justice russe, 398 organisations religieuses étaient officiellement enregistrées pour le culte des Témoins de Jéhovah au 1er janvier 2017 [2].
Cependant, la Fédération de Russie a adopté en 2002 une loi fédérale visant à combattre les activités extrémistes afin de se protéger de la montée du terrorisme. En 2006, la référence explicite à la violence ou à des appels à la violence pour caractériser les activités extrémistes a été supprimée par un amendement. C’est à partir de ce moment-là que des enquêtes et des poursuites judiciaires ont été lancées contre les Témoins de Jéhovah, le Procureur général profitant alors de l’ambiguïté de la notion d’extrémisme découlant de cette modification législative. En 2012, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a appelé les autorités russes « à s’abstenir d’appliquer la loi sur les activités extrémistes à l’encontre de toutes les communautés religieuses, en particulier les Témoins de Jéhovah [3] ».
Le rapport de la Commission de suivi explique que « dans son Avis sur la loi fédérale sur la neutralisation des activités extrémistes, adopté en juin 2012, la Commission de Venise déclare clairement que cette loi pose problème en raison de sa formulation générale et imprécise, notamment pour des notions élémentaires comme la définition de l’“extrémisme”, des “activités extrémistes”, des “organisations extrémistes” ou des “documents extrémistes”, qui donne une trop grande marge de manœuvre pour son interprétation et son application, ce qui mène à l’arbitraire. La Commission de Venise estime que les activités que la loi qualifie d’“extrémistes” et qui permettent aux autorités de prendre des mesures préventives et correctives n’impliquent pas toutes de la violence et ne sont pas définies avec suffisamment de précision pour permettre à un particulier d’adapter sa conduite ou de mener les activités d’une organisation de manière à éviter de tomber sous le coup de telles mesures [4]. »
Il ajoute à propos de la situation particulière des Témoins de Jéhovah : « Nous avons par ailleurs été informés que la loi fédérale de lutte contre les activités extrémistes (loi sur l’extrémisme), adoptée en 2002, était utilisée de manière abusive pour faire obstacle aux activités de certaines religions, et en particulier celles des Témoins de Jéhovah, une vaste communauté comptant 162 000 membres en Russie. Les cas d’utilisation abusive ont connu une hausse spectaculaire depuis l’introduction des amendements à la loi en 2006 [5]. »
Dans un communiqué du 27 avril 2016, les Témoins de Jéhovah ont expliqué les répercutions graves que la liquidation de leur siège national aurait sur leurs fidèles en Russie : « Si les autorités ferment le Centre administratif, ils interdiront son activité à travers toute la Russie. Tout comme leurs coreligionnaires de Taganrog, les Témoins de Jéhovah du pays pourraient être poursuivis pénalement s’ils assistent à des réunions chrétiennes et parlent de leur foi aux autres. Les Témoins de Jéhovah de Russie pourraient donc être libres de leurs croyances mais pas libres de pratiquer leur culte avec d’autres. »
C’est pourquoi, ils ont contesté cet avertissement officiel devant le Tribunal du district de Tverskoy à Moscou. Après avoir tenu une audience préliminaire le 18 juillet 2016 [6], le tribunal a dû reporter l’audience publique prévue initialement le 23 septembre 2016, en raison des objections et du dossier de 200 pages transmis par le bureau du Procureur général seulement trois jours plus tôt [7]. Le 12 octobre 2016, le Tribunal du district de Tverskoy a rejeté le recours du Centre administratif contre les accusations d’activités extrémistes et la menace de dissolution adressées par le Procureur général [8]. Les accusés n’ont pas pu se défendre correctement dans la mesure où le juge ne les a pas autorisés à produire des témoignages ou des enregistrements vidéos pour prouver que les ouvrages jugés « extrémistes » avaient été volontairement déposés par les autorités locales dans plusieurs lieux de culte juste avant des inspections policières [9].
Finalement, le Tribunal municipal de Moscou a décidé en appel que les arguments mettant en cause la légalité de la mise en garde n’étaient pas recevables. Les trois magistrats ont rendu leur décision collégiale le 16 janvier 2017, après un délibéré de dix minutes à peine [10]… La mise en garde du 2 mars 2016 est donc devenue exécutoire, prévoyant la dissolution de l’association particulièrement si de nouvelles « preuves » établissent l’existence d’activités extrémistes dans les deux mois qui suivent.
Dès le 2 février 2017, le ministère de la Justice a informé le siège national d’une inspection imminente et a réclamé par la même occasion la remise de tous les documents relatifs à ses propriétés, à ses comptes bancaires, aux donations et à toutes les associations qu’il fédère [11]. Depuis 2007, 37 associations cultuelles locales ont déjà reçu une mise en garde pour de supposées « activités extrémistes » et dix ont été mises en liquidation par les autorités. Des dizaines d’ouvrages publiés par les Témoins de Jéhovah figurent sur la liste fédérale des publications « extrémistes », ainsi que le site JW.org aujourd’hui censuré dans toute la Russie. Désormais, le ministère de la Justice vise l’interdiction de l’ensemble des associations cultuelles et par conséquent des activités religieuses des Témoins de Jéhovah au niveau fédéral.
Manifestement, malgré ses obligations en tant qu’État membre du Conseil de l’Europe, la Fédération de Russie ne respecte pas la jurisprudence établie par la Cour européenne des droits de l’homme, en particulier l’arrêt Témoins de Jéhovah de Moscou c. Russie du 10 juin 2010 qui avait conclu que « la dissolution de la communauté a constitué une sanction excessivement sévère et disproportionnée par rapport au but légitime poursuivi par les autorités », après avoir analysé en détail chacun des arguments des autorités russes et déduit qu’elle « ne reposait pas sur une base factuelle adéquate [12] ».
Le 8 février 2017, une requête a été déposée auprès de la Cour européenne des droits de l’homme par le Centre administratif des Témoins de Jéhovah de Russie contre cette mise en garde adressée par la Procureur général de Russie. Selon l’organisme Human Rights Without Frontiers International, à la date du 10 février 2017, il y avait 30 affaires pendantes devant la Cour européenne des droits de l’homme qui ont été déposées par les Témoins de Jéhovah contre l’État russe [13], dont la plus ancienne Taganrog LRO and Others v. Russia a été introduite le 1er juin 2010 et communiquée au gouvernement pour observations le 6 mars 2014 [14].