Lorsque des pouvoirs publics veulent restreindre l’exercice d’un culte minoritaire sans pouvoir l’interdire officiellement, en raison de textes nationaux ou supranationaux qui protègent les libertés fondamentales, ils utilisent indirectement des procédures administratives et autres règles contraignantes pour constituer des obstacles juridiques aux pratiques cultuelles des fidèles. Ainsi des autorités locales ont-elles parfois détourné des lois réglementant l’urbanisme pour s’opposer à la construction de lieux de culte, indispensables aux assemblées de fidèles pour se réunir et tenir des offices religieux.
La Cour européenne des droits de l’homme a dû aborder récemment cette problématique dans l’affaire Association de solidarité avec les témoins de Jéhovah et autres contre Turquie. Déjà en 1996 dans l’affaire Manoussakis et autres contre Grèce, la cour avait condamné la Grèce qui interdisait l’ouverture d’un lieu de culte sans l’autorisation préalable des autorités ecclésiastiques, après avoir constaté « que l’État tend[ait] à se servir des potentialités des dispositions susmentionnées de manière à imposer des conditions rigides ou mêmes prohibitives à l’exercice de certains cultes non orthodoxes, notamment celui des témoins de Jéhovah ». Cette fois-ci, les autorités turques ont utilisé de nouvelles règles d’urbanisme pour limiter les possibilités d’ouvrir ou de construire un local consacré à la pratique d’un culte minoritaire et au final pour empêcher les Témoins de Jéhovah de se réunir à des fins cultuelles.
Tandis que les Témoins de Jéhovah de Mersin se sont réunis pendant plusieurs années dans des appartements privés pour célébrer leur culte chrétien, en accord avec des autorisations préfectorales, les autorités turques ont décidé de fermer leurs lieux de culte en se référant à la loi n° 3194 relative à l’urbanisme, qui interdit notamment l’ouverture de lieux de culte dans des endroits non destinés à cet effet. Annulant la décision rendue en 2004 par le tribunal administratif de Mersin en faveur des requérants, le Conseil d’État a conclu en 2007 qu’un lieu affecté à l’habitation sur le plan local d’urbanisme ne pouvait pas être utilisé à d’autres fins et que, par conséquent, l’interdiction d’utiliser ce local comme lieu de culte n’était pas entachée d’illégalité.
Par ailleurs, à la suite des demandes déposées en 2004 par deux représentants de la congrégation locale, la direction de l’aménagement urbain de la municipalité métropolitaine de Mersin a simplement répondu que le plan d’urbanisme ne prévoyait aucun lieu pouvant être affecté à un culte.
En ce qui concerne le département d’İzmir, l’assemblée de fidèles y tenait des offices religieux depuis 1967 et elle se réunissait dans un local privé depuis 1981. À la suite de l’entrée en vigueur de la loi n° 4928 qui a remplacé en juillet 2003 le terme « mosquée » par « lieu de culte » dans la loi n° 3194 relative à l’urbanisme et qui a permis dès lors de construire des lieux de culte non musulmans sous réserve d’une autorisation administrative, la communauté des témoins de Jéhovah d’İzmir a demandé à la municipalité métropolitaine l’attribution d’un terrain en vue de la construction d’un lieu de culte, ainsi qu’une modification du plan local d’urbanisme afin de pouvoir utiliser l’appartement de Karşıyaka comme lieu de culte. La première demande a été rejetée au motif que le plan local d’urbanisme ne comportait aucun terrain susceptible d’être affecté à la construction d’un lieu de culte. Quant à la modification du plan local d’urbanisme, le conseil municipal de Karşıyaka a rejeté la demande sans préciser les motifs de sa décision. L’assemblée de fidèle a été déboutée en dernier recours par le Conseil d’État.
Deux requêtes ont donc été déposées devant la Cour européenne des droits de l’homme contre la République de Turquie par l’Association pour le soutien à l’œuvre des Témoins de Jéhovah créée le 31 juillet 2007 et par deux responsables représentant les témoins de Jéhovah de Mersin avant la création de l’association nationale. En tant que tierce partie, le Norwegian Helsinki Committee est également intervenu en expliquant que « la reconnaissance du statut de lieu de culte à des lieux où se pratiquent les cérémonies cultuelles des communautés religieuses minoritaires rencontre des difficultés juridiques importantes », du fait de l’absence de procédure spécifique d’obtention d’un statut spécial de droit public ou privé pour les communautés religieuses. Soulignant qu’une seule réponse favorable auvait été apportée par les autorités turques aux demandes formulées tant par les Témoins de Jéhovah que par la communauté protestante, elle conclut qu’« une telle attitude a pour conséquence que les communautés religieuses relativement nouvelles rencontrent de graves difficultés lorsqu’elles cherchent à disposer de leurs propres lieux de culte ». Et d’ajouter que « les complexités procédurales obligent les communautés religieuses à compter sur la bonne volonté des autorités publiques, ce qui renforcerait le pouvoir des autorités publiques et déséquilibrerait en leur faveur les rapports de force existant entre elles et les groupes religieux concernés ».
Par son arrêt du 24 mai 2016, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé à l’unanimité qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention. Après avoir rappelé que « le droit à la liberté de religion comprend notamment la liberté de manifester sa religion par le culte et par l’accomplissement des rites » et que « les cérémonies religieuses ont une signification et une valeur sacrée pour les fidèles lorsqu’elles sont célébrées par des ministres du culte qui y sont habilités », la Cour en déduit que « la personnalité de ces derniers, ainsi que le statut de leurs lieux de culte sont assurément importants pour tout membre actif de la communauté, et leur participation à la vie de cette communauté est donc une manifestation particulière de leur religion qui jouit en elle-même de la protection de l’article 9 de la Convention ».
La CEDH a ainsi observé que « les mesures litigieuses ont eu pour effet de priver les requérants de la possibilité de disposer d’un lieu réservé à leur pratique religieuse » et a conclu que les décisions des autorités turques constituent une ingérence dans le droit à la liberté de religion des Témoins de Jéhovah. En effet, puisque l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme garantit la liberté de manifester sa religion collectivement, « si une communauté religieuse ne peut disposer d’un lieu pour y pratiquer son culte, ce droit se trouve vidé de toute substance ».
D’autre part, si la Cour est disposée à considérer que l’ingérence en question poursuivait un but légitime, à savoir la protection de l’ordre public, elle estime cependant que « les refus litigieux affectent si directement la liberté religieuse des requérants qu’ils ne peuvent passer pour proportionnés au but légitime poursuivi ni, partant, passer pour être nécessaires dans une société démocratique ». Car, bien qu’une large marge d’appréciation est accordée aux États, d’autant plus dans un domaine aussi complexe et difficile que l’aménagement du territoire, « la Cour doit tenir compte de l’enjeu, à savoir la nécessité de maintenir un véritable pluralisme religieux, inhérent à la notion de société démocratique ».
En l’occurrence, les juges européens ont constaté « qu’une petite communauté de croyants tels que les témoins de Jéhovah peuvent difficilement remplir les critères requis par la législation en question pour disposer d’un lieu approprié afin de célébrer leur culte », puisque celle-ci impose entre autres une surface minimum prévue pour accueillir un grand nombre de fidèles. Par conséquent, « les requérants se trouvent dans l’impossibilité de disposer d’un lieu approprié pour pouvoir célébrer régulièrement leur culte ». La CEDH a estimé que les juridictions internes auraient dû se montrer moins dogmatiques sur les règles d’urbanisme et s’adapter aux besoins spécifiques d’un groupe minoritaire : « compte tenu du nombre limité de leurs adeptes, les témoins de Jéhovah avaient besoin non pas d’un bâtiment avec une architecture spécifique, mais d’une simple salle de réunion leur permettant de célébrer leur culte, de réunir leur communauté et d’enseigner leur croyance ».
Pour l’anecdote, les juges de Strasbourg ont relevé que les tribunaux administratifs avaient défendu en première instance la liberté de manifester sa religion garantie par la Constitution turque et annulé de ce fait les actes de l’administration rendus à l’encontre du culte des Témoins de Jéhovah. Par exemple, le tribunal administratif de Mersin avait indiqué dans sa décision du 4 août 2004 que le libre exercice du culte était protégé par l’article 24 de la Constitution. De même, le tribunal administratif d’İzmir avait estimé le 16 novembre 2005 que les témoins de Jéhovah bénéficiaient de la protection du droit à la liberté de religion et que le refus opposé à la demande de la congrégation équivalait en pratique à une suppression de la liberté de culte reconnue par la Constitution. Hélas le Conseil d’État les a contraint à revenir sur leurs jugements.
En conclusion, il est apparu de manière évidente aux yeux de la Cour européenne « que les autorités administratives tendent à se servir des potentialités des dispositions susmentionnées pour imposer des conditions rigides, voire prohibitives, à l’exercice de certains cultes minoritaires, entre autres celui des témoins de Jéhovah ». Le comble dans cette histoire, c’est que la loi n° 4928 du 15 juillet 2003 a été adoptée pour conformer la législation turque aux normes européennes de non-discrimination et de liberté de religion, en vue du rapprochement de la Turquie avec l’Union européenne. Finalement, au lieu de faciliter l’exercice du culte des minorités religieuses, cette modification législative a plutôt donné les moyens aux autorités de fermer leurs édifices cultuels !
Cette utilisation abusive de la législation « pour imposer des conditions rigides, voire prohibitives, à l’exercice de certains cultes minoritaires » peut valoir pour d’autres pays démocratiques. Des édiles français n’ont-ils pas parfois utilisé de manière détournée des règles d’urbanisme pour empêcher l’implantation d’un édifice cultuel des Témoins de Jéhovah dans leur commune, alors qu’ils se seraient montrés plus souples si la demande de permis de construire avait été déposée par tout autre contribuable ? Certains ont été condamnés pour détournement de pouvoir, et même pour voie de fait, par les juridictions compétentes. D’autres ont été confortés par le juge administratif, qui s’est refusé de prendre en compte les motivations réelles du refus pourtant manifestes à travers les médias et s’est limité à examiner les arguments mentionnés dans l’acte d’urbanisme d’un point de vue strictement technique.
Il n’est d’ailleurs pas anodin si le journal La Croix a mentionné dans son article en ligne sur cet arrêt de la CEDH un renvoi vers l’actualité récente liée à l’opposition du village de Deyvillers contre l’édification d’une salle d’assemblée destinée aux rassemblements régionaux des Témoins de Jéhovah de l’Est de la France. Tôt ou tard, le maire allait se trouver en manque d’arguments légaux pour s’opposer aux demandes d’urbanisme de l’Association Régionale pour le Culte des Témoins de Jéhovah de l’Est de la France (ACTEF), puisqu’à chaque refus de permis de construire l’association redéposait une demande adaptée aux nouvelles contraintes d’urbanisme en tenant compte des motifs techniques mentionnés dans les précédentes décisions de la municipalité. Le président de l’Association de Défense de l’Environnement de Deyvillers, créée dans le but d’empêcher la construction d’un lieu de culte pour les Témoins de Jéhovah, a déclaré dans L’Est Républicain du 7 juillet 2009 que « la mise en conformité du plan local d’urbanisme avec le schéma de cohérence territoriale devrait sortir le projet du bourbier où il s’est enlisé dans les Vosges ». Cette solution plus radicale a donc été utilisée afin de mettre un terme définitif à cette construction : le 2 octobre 2009, la commune de Deyvilliers a approuvé la modification du plan local d’urbanisme, qui a classé en zone naturelle le terrain appartenant à l’ACTEF. En rendant ainsi le terrain inconstructible, la municipalité a fait d’une pierre deux coups : non seulement les Témoins de Jéhovah se trouvent dans l’impossibilité d’y construire leur salle d’assemblée régionale, mais encore l’association accuse une perte financière conséquente dans la mesure où la valeur vénale du terrain a considérablement chuté, ce qui réduit les moyens nécessaires à l’élaboration d’un nouveau projet de remplacement dans une autre localité…