Question de droit

La pratique de l’excommunication est-elle contraire aux droits de l’homme ?
Droits de l’homme - Liberté de religion - Liberté d’association - Excommunication

- Modifié le 21 mai 2023

L’excommunication, qui peut se définir comme une mesure disciplinaire de mise à l’écart d’une communauté religieuse, est pratiquée sous diverses formes par les principaux courants religieux : catholiques, juifs, musulmans, témoins de Jéhovah, mennonites, hindous… En fait, tout dépend de l’ampleur des conséquences sur la vie de l’excommunié. Par exemple, des Églises protestantes vont parfois jusqu’à réclamer la séparation conjugale lorsqu’un conjoint est excommunié ou d’autres perdent par la même occasion leur emploi dans une société religieuse. Et pour un cas extrême, rappelons qu’un musulman accusé d’apostasie, notamment s’il se convertit à une autre religion, risque la peine capitale dans certains pays [1].

L’avocat Yannick Thiels a abordé ce sujet délicat dans un commentaire de doctrine sous l’arrêt de la Cour de cassation belge, ayant cassé la décision discutable de la Cour d’appel de Liège du 6 février 2006 [2], encore utilisée par des militants antisectes. Il souligne notamment qu’il s’agit de concilier au mieux les droits et libertés des différentes parties :

« Si l’excommunié bénéficie de certains droits, c’est également le cas non seulement du mouvement excommuniant – qui bénéficie de la liberté de non-association ainsi que de la liberté religieuse – mais également de ses adeptes – qui bénéficient du droit à la non-association, de la liberté religieuse mais aussi du droit éminemment personnel de “choisir ses amis” –. Le problème est également accentué par le fait que les juridictions saisies de ce genre de questions sont souvent amenées à trancher entre des visions religieuses opposées, avec toutes les difficultés que cela suppose dans un État laïc [3] ! »

Des juridictions américaines ont déjà été amenées à aborder des conflits au sujet de la pratique religieuse de l’excommunication ou de l’évitement. Par exemple, la Cour suprême de Pennsylvanie a jugé dans l’affaire Bear v. Reformed Mennonite Church que « la pratique de l’évitement de l’Église […] et la conduite des individus peuvent constituer une immixtion excessive dans des sphères d’une importance primordiale pour l’État telles que le maintien du mariage et des relations familiales, l’aliénation affective et l’intrusion préjudiciable dans une relation commerciale [4] ». En la circonstance, l’excommunication d’un membre de l’Église réformée mennonite l’avait conduit à être totalement séparé de sa femme et de ses enfants.

En revanche, la Cour d’appel du neuvième circuit a rejeté le recours d’une excommuniée par les témoins de Jéhovah dans l’affaire Paul v. Watchtower Bible & Tract Society of New York en considérant que « la pratique de l’évitement ne constitue pas une menace suffisante à la paix, la sécurité ou à la moralité de la communauté que pour justifier une intervention étatique » et qu’« imposer une responsabilité pour cause d’évitement à l’Église ou à ses membres aurait, à long terme, pour effet de forcer l’Église à abandonner une partie de ses enseignements religieux [5] ». Certes la plaignante en avait subi des dommages affectifs, mais tolérer ce genre d’offenses à la sensibilité reste « le prix à payer pour la sauvegarde des différences religieuses dont tous les citoyens bénéficient ».

Pour ce qui est de la conformité de cette pratique aux droits de l’homme, le même auteur a analysé la question dans une étude intitulée « Le droit à l’excommunication sous l’angle de la Convention européenne des droits de l’homme [6] ». Il admet que le droit à l’excommunication n’a pas été abordé directement par la CEDH dans un cadre religieux. Cependant, il existe dans la jurisprudence européenne divers indicateurs, notamment sur le droit à la non-association en matière de liberté syndicale ou sur la liberté de religion dans d’autres circonstances.

D’une manière générale, la Cour européenne a reconnu que les « associations étant composées de personnes qui, mues par des valeurs ou idéaux particuliers, ont l’intention de poursuivre des buts communs, ce serait aller à l’encontre de l’effectivité même de la liberté en jeu si elles n’avaient aucun contrôle sur l’affiliation de leurs membres [7] ». Et d’illustrer par le fait « que les organes religieux et les partis politiques peuvent généralement réguler leurs adhésions pour accepter uniquement ceux qui partagent leurs croyances et idéaux ». D’ailleurs, quel serait l’intérêt de rester associé à un groupe dont on ne partage pas ou plus les croyances de base, voire les valeurs morales qui unissent leurs membres ? Un autre arrêt confirme l’autonomie des confessions dans l’organisation de leur culte, puisque « les associations religieuses sont libres de déterminer à leur propre appréciation la manière par laquelle les nouveaux membres sont admis et les membres existants exclus. La structure interne d’une organisation religieuse et les réglementations gouvernant son adhésion doivent être vues comme des moyens par lesquels de telles organisations sont capables d’exprimer leurs croyances et de maintenir leurs traditions religieuses [8] ».

Pour s’assurer qu’il existe un juste équilibre dans la mesure d’expulsion, l’avocat belge mentionne plusieurs critères à prendre en compte :

  • L’atteinte notable aux droits de l’expulsé : il doit exister un préjudice particulier, notamment « en termes de revenus ou de conditions d’emploi qu’on pourra, par exemple, parler de “répercussions individuelles importantes” [9] ». La Cour constitutionnelle allemande a récemment dû juger une telle situation, où un médecin-chef a été licencié par une clinique catholique à la suite de son remariage, qui constitue une faute grave selon la doctrine de l’Église catholique et qui justifiait ainsi la rupture de son contrat de travail [10]. Le fait qu’il s’agissait du deuxième plus gros employeur en Allemagne après l’État ajoute évidemment à l’ampleur des conséquences. Néanmoins, il faut admettre que « toute expulsion – religieuse ou non d’ailleurs – aura inévitablement des conséquences désagréables pour l’expulsé, sans quoi il n’aurait probablement pas choisi de demeurer jusque là dans le mouvement qui désormais l’expulse. Mais ces conséquences inévitables ne peuvent, à elles seules, justifier une limitation de la liberté négative d’association du mouvement expulsant [11]. »
  • Les éventuelles pressions abusives exercées par le groupe excommuniant : « En écho à ce qui fut dit par une partie de la doctrine américaine, le caractère minoritaire ou majoritaire du groupement excommuniant par rapport à l’ensemble de la population considérée me semble être un critère que Strasbourg pourrait prendre en compte pour analyser le caractère démesuré – ou non – d’une décision d’expulsion d’un groupement religieux. […] On peut donc dire avec certitude que plus une société est pluriculturelle, moins les excommunications seront susceptibles de se révéler abusives [12]. » À l’ère des réseaux sociaux, il ne fait aucun doute que ces personnes peuvent aisément reconstruire des liens sociaux, sans parler des relations de voisinage, du tissu associatif ou de leurs collègues de travail…

L’avocat belge expliquait plus en détail dans la revue Jurisprudence de Liège, Mons et Bruxelles : « Plus le culte excommuniant sera minoritaire et peu suivi par ses adeptes, plus la “resocialisation” sera aisée. Dès lors, comme cela fut souligné, la mesure qui ordonne l’excommunication ne fait que “forcer les gens à choisir dans quelle communauté ils désirent résider”. La seule contrainte pour la personne excommuniée est celle du choix ! Et force est de constater qu’une société pluriculturelle comme la nôtre est de nature à faciliter ce choix… » Pour autant, la liberté de choix « n’empêche néanmoins pas que la personne excommuniée ait à assumer les conséquences de la rupture unilatérale de ses engagements moraux, spirituels et religieux vis-à-vis des individus envers lesquels elle s’était engagée [13]. »

Se penchant ensuite plus particulièrement sur l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme relative à la liberté de religion, Yannick Thiels relève fort à propos que « Conformément à la jurisprudence européenne, les Églises sont libres d’assurer et d’imposer l’uniformité en matière religieuse. Les Églises ont donc “la liberté de veiller à sauvegarder une uniformité doctrinale et le droit de faire respecter une discipline et des règles propres” [14]. »

Ensuite, il pose une question plutôt pertinente : « Un fidèle ou un ministre du culte en opposition avec son Église est-il totalement libre de quitter celle-ci lorsque des conséquences autres que religieuses découlent de ce changement, conséquences qui pourraient l’inciter à y demeurer en dépit de ses convictions [15] ? »

D’une part, il est illustré par diverses affaires jugées par la CEDH la nécessité d’accepter qu’il y ait des effets collatéraux inévitables au changement de religion. Si l’excommunication ne devrait pas provoquer des conséquences extrêmes, telles que la perte de son emploi ou de ses possessions matérielles, la mise à l’écart de son conjoint ou de ses enfants, pour autant « les effets civils qui découlent nécessairement de façon collatérale de l’excommunication (diminution des contacts familiaux ou des relations sociales avec les individus issus de la même mouvance religieuse originaire, …) ne devraient pas être de nature à diminuer les droits des personnes désirant pratiquer, en vertu de leur foi, une mesure d’excommunication [16]. »

En ce qui concerne les témoins de Jéhovah, précisons que l’excommunication d’un membre n’empêche pas un foyer de continuer sa vie de famille normalement, comme l’explique leur site officiel :

« Que se passe-t-il dans le cas où un homme est excommunié mais que sa femme et ses enfants restent Témoins ? Leur pratique religieuse s’en trouve affectée, c’est vrai ; n’empêche que les liens du sang et les liens conjugaux perdurent. Ils continuent de mener une vie de famille normale et de se témoigner de l’affection [17]. »

D’autre part, les motivations du mouvement religieux doivent être prises en compte pour pour apprécier le caractère abusif ou non de l’excommunication et s’assurer que cette mesure reste proportionnée au but recherché. En règle générale, lorsqu’une Église prend la décision d’excommunier un fidèle, ce n’est pas dans l’intention de lui nuire mais « premièrement, de sauvegarder la bonne réputation de la communauté en faisant savoir publiquement que tel “individu qui n’a pas respecté son credo religieux” n’en fait plus partie et, deuxièmement, d’éviter la “contagion spirituelle” d’idées entrant en opposition avec la doctrine religieuse de la communauté [18]. » En outre, un autre objectif important est mentionné par le journal La Croix :

« Dans l’Église catholique latine, cette peine appartient à la catégorie des peines médicinales (par opposition aux peines expiatoires). Elle a pour but le repentir du coupable et la réparation. L’excommunié n’est pas exclu de l’Église, mais de la communion in sacris (ou pleine communion), c’est-à-dire de la participation aux biens spirituels qui dépendent de la juridiction de l’Église [19]. »