Dans une précédente tribune nous avions débattu de la question relative à la communication aux mouvements dits à dérives sectaires des documents les concernant détenus par des services de l’État. Nous avions constaté que le Conseil d’État avait répondu favorablement à leurs requêtes [1].
Une fois les documents obtenus et en fonction des informations contenues, est-il possible d’en obtenir la rectification ou la suppression ou d’y annexer des observations ? Nous pouvons trouver un début de réponse à cette question à travers l’arrêt du Conseil d’État (n° 349766, Centre d’accueil universel) rendu le 13 février 2013.
Quel est le contexte de cette affaire ? L’association Église universelle du Royaume de Dieu, aujourd’hui dénommée Centre d’accueil universel, fut classée par l’Assemblée nationale parmi les sectes dans son rapport n° 2468 du 22 décembre 1995. Ce classement aurait été justifié en raison des éléments relatifs à cette association contenus dans un dossier détenu par la direction centrale des renseignements généraux.
L’association a demandé auprès du ministre de l’intérieur communication du dossier détenu par la direction centrale des renseignements généraux. Face au silence du ministre, l’association a saisi le juge administratif en annulation de la décision implicite de rejet. Le tribunal administratif (TA) de Paris, dans un jugement n° 012510/7 en date du 7 novembre 2002 a rejeté la demande de l’association.
Cette dernière a interjeté appel devant la Cour administrative d’appel (CAA) de Paris. Par un arrêt du 18 novembre 2004, la CAA va ordonner avant dire droit la production par le ministre de l’intérieur à la CAA du dossier détenu par la direction centrale des renseignements généraux justifiant le classement de l’association par l’Assemblée nationale parmi les sectes dans son rapport n° 2468 du 22 décembre 1995 [2].
Après avoir examiné les documents, la CAA rendit son arrêt le 1er décembre 2005 où elle jugea qu’il ressortait de l’examen du dossier litigieux « que les informations qu’il contient, constituées de l’adresse de l’association et d’appréciations qualitatives très laconiques sur les effets de l’activité de l’association ne peuvent être regardées, eu égard à leur caractère succinct et superficiel, comme comportant des éléments dont la divulgation porterait atteinte à la sûreté de l’État ou à la sécurité publique au sens de l’article 6 de la loi du 17 juillet 1978 ; que, par suite, la décision du ministre refusant la communication desdits documents pour le motif invoqué a méconnu les dispositions de la loi du 17 juillet 1978 susmentionnée et encourt l’annulation (…). » [3]
Le ministre de l’intérieur s’est pourvu en cassation devant le Conseil d’État, qui a rejeté son recours le 3 juillet 2006. Le Conseil d’État a estimé que les documents ne sauraient être regardés « comme des documents parlementaires au sens de l’ordonnance du 17 octobre 1958 précitée (…) ; que dès lors, la cour n’a pas commis d’erreur de droit en estimant que les documents litigieux avaient le caractère de documents administratifs au sens de l’article 1er de la loi du 17 juillet 1978 ; que le MINISTRE n’est donc pas fondé à demander l’annulation de l’arrêt du 1er décembre 2005 (…) » et de préciser « qu’il ressort du dispositif de l’arrêt attaqué que la cour a enjoint au ministre de communiquer “le dossier détenu par la direction centrale des renseignements généraux justifiant le classement de l’association “Église Universelle du Royaume de Dieu” par l’Assemblée nationale parmi les sectes dans son rapport n° 2468” ; que ce faisant, elle n’a pas enjoint au MINISTRE de communiquer d’autres documents que ceux transmis par l’administration à la commission d’enquête (…). » [4]
Suite à cet arrêt, l’association a obtenu la communication de la fiche la concernant. L’association a demandé au ministre de l’intérieur, par courrier du 31 mars 2008, la suppression des mentions « déstabilisation mentale », « exigences financières exorbitantes » et « atteintes à l’intégrité physique » figurant dans ce document.
Face au silence du ministre, elle a saisi le TA de Paris de conclusions tendant à l’annulation de cette décision implicite de rejet, à ce qu’il soit enjoint au ministre à titre principal de supprimer les mentions précitées et, à titre subsidiaire, de les rectifier, de les verrouiller et de lui communiquer toute information sur l’origine de ces mentions.
Par jugement n° 0812870 du 28 janvier 2010, le tribunal a annulé la décision attaquée et enjoint en conséquence au ministre de supprimer les mentions litigieuses. Le ministre a interjeté appel devant la CAA de Paris et lui demanda d’annuler ce jugement.
Dans son arrêt du 31 mars 2011, la CAA a fait droit à la demande du ministre de l’intérieur. Elle a jugé « qu’il ressortait de l’examen du dossier de première instance » que l’association requérante « n’avait pas soulevé de moyen relatif à l’exercice du droit de rectification dans le cadre de la loi n° 78-753 du 17 juillet 1978 portant diverses mesures d’amélioration des relations entre l’administration et le public et diverses dispositions d’ordre administratif, social et fiscal [et] que, par suite, en examinant un tel moyen, les premiers juges [avaient] statué ultra petita. » De plus, la CAA a relevé que « par application des dispositions tant de l’article 40 de la loi du 6 janvier 1978 que de l’article 7 du décret du 14 octobre 1991 (…), seules les personnes physiques peuvent avoir accès aux documents contenus dans un fichier et, par suite, sont seules titulaires du droit de rectification, de suppression et de communication de toute information quant à l’origine des données à caractère personnel qui concernent le Centre universel d’accueil (…). » [5]
L’association va se pourvoir en cassation devant le Conseil d’État qui va, par son arrêt du 13 février 2013, accueillir son recours et annuler l’arrêt rendu par la CAA. Pour le Conseil d’État, la CAA a dénaturé les termes de la requête de l’association car « il ressort des pièces du dossier soumis au juge du fond et notamment des termes de la requête introductive d’instance présentée par le Centre d’accueil universel au tribunal administratif de Paris qu’il concluait à l’annulation de la décision implicite du ministre refusant de supprimer des mentions figurant dans le document dont il avait obtenu communication et à ce qu’il soit enjoint au ministre de procéder à cet effacement, en visant non seulement la loi du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, mais également celle du 17 juillet 1978 (…). » [6]
Le Conseil d’État va renvoyer l’affaire devant la CAA de Paris. Pour autant, l’association finira-t-elle par obtenir la suppression des mentions figurant dans le document détenu par la direction centrale des renseignements généraux ? Il est difficile de répondre par l’affirmative. Tout au plus, elle pourra y annexer des observations. Pourquoi ?
Il apparait inenvisageable d’invoquer la loi dite « informatique et libertés » du 6 janvier 1978 modifiée en 2004. Cette loi garantit des droits aux personnes dont les données sont traitées, dans le même temps qu’elle confère des obligations aux responsables de traitements. En particulier elle confère plusieurs prérogatives fondamentales : un droit d’opposition, un droit d’accès et de communication des données et un droit de rectification et un droit de suppression des données. Cependant, qui est titulaire de ces droits ? Le texte initial de la loi du 6 janvier 1978 laissait à penser que les droits qu’elle créait, pouvaient être invoqués par toute personne physique ou morale (sociétés, associations…) aucune des deux catégories de personnes n’étant expressément exclue.
Pourtant, la Commission nationale informatique et liberté (CNIL) va restreindre la catégorie de personne pouvant bénéficier des droits issus de la loi du 6 janvier 1978. En effet, dans son sixième rapport d’activité, elle va déclarer que « les personnes morales n’ont pas directement accès aux fichiers, l’accès étant réservé aux seuls dirigeants [en tant que personne physique] s’ils figurent dans le fichier. » [7]
Le Conseil d’État dans un arrêt du 15 février 1991 va adopter la position de la CNIL en jugeant que « la loi du 6 janvier 1978 (…) régit seule le droit d’accès aux fichiers de l’administration comportant des mentions nominatives, qu’ils soient automatisés, mécanographiques ou manuels, et en limite le bénéfice aux personnes physiques. » [8]
Cette interprétation fut consacrée en 2004 par la loi n° 2004-801 du 6 août 2004 relative à la protection des personnes physiques à l’égard des traitements de données à caractère personnel et modifiant la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés. Cette loi de 2004 crée un nouvel article 40 à la loi du 6 janvier 1978 qui dispose que « toute personne physique justifiant de son identité peut exiger du responsable d’un traitement que soient, selon les cas, rectifiées, complétées, mises à jour, verrouillées ou effacées les données à caractère personnel la concernant, qui sont inexactes, incomplètes, équivoques, périmées, ou dont la collecte, l’utilisation, la communication ou la conservation est interdite. »
Quelle autre solution faut-il envisager ? Celle issue de la loi n° 78-753 du 17 juillet 1978 portant diverses mesures d’amélioration des relations entre l’administration et le public et diverses dispositions d’ordre administratif, social et fiscal.
En effet, son article 3 dispose que « sous réserve des dispositions de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, concernant les informations nominatives figurant dans des fichiers, toute personne a le droit de connaître les informations contenues dans un document administratif dont les conclusions lui sont opposées. Sur sa demande, ses observations à l’égard desdites conclusions sont obligatoirement consignées en annexe au document concerné. L’utilisation d’un document administratif au mépris des dispositions ci-dessus est interdite. »
Cet article 3 n’institue pas un droit de rectification ou de correction ou de suppression des informations. Il ouvre seulement un « droit de réponse » par la présentation d’observations en annexe du document. Ce droit est ouvert à toute personne (physique ou morale) qui peut ainsi faire prévaloir son point de vue, invoquer ses arguments, ajouter des précisions, rectifier des erreurs. Elle peut même insérer au dossier des pièces qui appuient et justifient sa réponse.
La Commission d’accès au document administratif précise aussi que ce « droit de réponse » peut prendre deux formes : la mention (apposée obligatoirement sur le document) que la personne conteste l’exactitude ou le sens des informations contenues dans le document ou l’adjonction d’une « note de rectification » au document administratif dans le cas où la personne est en mesure de rectifier elle-même les informations erronées ou partiales, ou partielles que pourrait contenir un document [9].
Pour qu’une personne puisse invoquer ce droit, encore lui faut-il démontrer que les conclusions du document litigieux lui sont opposées, ce qui n’est pas chose facile à faire. Pour nous en convaincre, évoquons le contentieux en cours opposant la Fédération chrétienne des Témoins de Jéhovah de France (FCTJF) au Premier ministre.
La FCTJF a demandé au Premier ministre, le 10 octobre 2006, d’une part, la rectification des renseignements, qu’elle estime erronés, formulés à son sujet par la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) dans son rapport d’activité au titre de l’année 2005 et, d’autre part, la consignation de ses observations en annexe audit rapport. Suite au silence du Premier ministre, la FCTJF a saisi directement le Conseil d’État sur le fondement notamment de l’article R.311-1 du code de justice administrative qui dispose que « le Conseil d’État est compétent pour connaître en premier et dernier ressort : (…) 5° Des recours dirigés contre les actes administratifs dont le champ d’application s’étend au-delà du ressort d’un seul tribunal administratif. »
Dans son arrêt du 10 juillet 2009, le Conseil d’État va estimer que « la décision attaquée, par laquelle le Premier ministre a refusé, d’une part, de rectifier les renseignements, qui mettent en cause la fédération requérante, contenus dans le rapport d’activité de la [Miviludes] et, d’autre part, de consigner des observations en annexe à ce rapport, n’entre pas dans le champ du 5° de l’article R.311-1 du code de justice administrative » et d’en conclure qu’il n’est pas compétent pour connaître en premier et dernier ressort des conclusions de la FCTJF. Le Conseil d’État va alors en renvoyer le jugement au TA de Paris [10].
Dans son jugement n° 0911945 du 28 janvier 2010, le TA de Paris va rejeter la demande de la FCTJF tendant à l’annulation de la décision implicite par laquelle le Premier ministre a refusé de rectifier les renseignements erronés contenus dans le rapport d’activité de la Miviludes pour l’année 2005.
Pour justifier sa décision, le TA a estimé que même si la publication du rapport de la Miviludes « rend tout intéressé recevable à contester l’exactitude des mentions le mettant en cause et à en demander, le cas échéant, la rectification ou la suppression » et que dans son rapport la Miviludes « devrait faire preuve de plus de prudence et de discernement en évitant les approximations et les amalgames hâtifs entre des mouvements aux idéologies et pratiques très différentes », le rapport incriminé « qui est public, n’emporte aucun effet juridique », qu’il ne peut servir de fondement à une procédure administrative ou judiciaire à l’encontre des personnes qu’il cite alors même que « l’administration pourrait éventuellement s’y référer en tant que document d’information général », il ne constitue pas à l’égard d’une personne qu’il cite un document administratif dont les conclusions lui sont opposées au sens de l’article 3 de la loi n° 78-753 du 17 juillet 1978, lui ouvrant droit à y consigner ses observations en annexe, et de préciser que « le droit d’annexer ses observations, ouvert par la loi n° 78-753 du 17 juillet 1978, ne s’applique pas à un rapport administratif rendu public. » [11]
La FCTJF a interjeté appel de ce jugement devant la CAA de Paris. La CAA va reprendre le raisonnement du TA pour rejeter la requête de la FCTJF, en jugeant que « le rapport annuel d’activité de la [Miviludes], qui est public, ne peut servir de fondement, par lui-même, à une procédure administrative ou judiciaire à l’encontre des personnes qu’il cite et n’emporte aucun effet juridique, alors même que l’administration pourrait éventuellement s’y référer en tant que document d’information générale ; qu’il ne ressort d’ailleurs d’aucune pièce du dossier que l’association requérante ait fait l’objet d’une procédure administrative ou pénale directement fondée sur le contenu du rapport incriminé ; qu’ainsi, si ledit rapport présente effectivement le caractère d’un document administratif, il ne constitue pas, à l’égard d’une personne qu’il cite, “un document administratif dont les conclusions lui sont opposées” au sens de l’article 3 de la loi du 17 juillet 1978 précitée, lui ouvrant droit à y consigner ses observations en annexe ; que, par suite, l’association requérante n’est pas fondée à demander l’annulation de la décision attaquée par laquelle le Premier ministre a refusé de l’autoriser à consigner ses observations en annexe audit rapport. » [12]
La justice administrative apporte des précisions importantes sur la valeur juridique du rapport annuel d’activité de la Miviludes et sur la notion de conclusions opposées.
Sur la valeur juridique du rapport, la CAA déclare qu’il « ne peut servir de fondement, par lui-même, à une procédure administrative ou judiciaire à l’encontre des personnes qu’il cite et n’emporte aucun effet juridique. » De ce fait, le rapport de la Miviludes n’a qu’un rôle informatif et il ne saurait être utilisé pour justifier telle ou telle décision ou procédure contre les personnes qu’il mentionne [13].
Sur la notion de conclusions opposées, la CAA de Paris affirme qu’il ne ressort d’aucune pièce du dossier que la FCTJF ait fait l’objet d’une procédure administrative ou pénale directement fondée sur le contenu du rapport incriminé. Elle va tirer la conclusion suivante : le rapport ne constitue pas un document administratif dont les conclusions lui sont opposées, qu’ainsi la FCTJF ne peut être autorisée à y consigner des observations. Cette position de la CAA apparait discutable car l’analyse de la jurisprudence administrative démontre que ce rapport a servi parfois de base à certains services de l’État pour prendre des décisions en défaveur des fidèles de cette église.
Pour appuyer cette affirmation, citons par exemple, la décision en date du 3 avril 2007 du directeur du centre pénitentiaire de Châteauroux qui a refusé d’accorder à un ministre du culte des témoins de Jéhovah, le permis de visiter l’un des détenus du centre. Comment ce refus a-t-il été justifié ? Le directeur a fondé sa décision sur un premier motif selon lequel le ministre du culte ne remplissait pas les conditions posées à l’article D. 433 du code de procédure pénale (dans sa rédaction alors applicable) pour pouvoir apporter une assistance spirituelle à ce détenu. Le second motif du refus était tiré du fait que « les Témoins de Jéhovah figuraient dans un rapport établi par la Miviludes où ils étaient identifiés comme mouvement sectaire », cela ne permettant pas de regarder les visites que le ministre du culte pourrait faire comme de nature à favoriser l’insertion sociale du condamné exigée par l’article D. 404 du code de procédure pénale dans sa rédaction applicable au moment des faits [14].
Il est possible de rétorquer que dans cet exemple, il ne s’agit pas d’une procédure administrative mais d’une décision administrative prise sur la base du rapport et que ce dernier fut opposé à un ministre du culte des témoins de Jéhovah et non directement à la FCTJF. De ce fait, la FCTJF ne pourrait pas invoquer cette décision comme lui faisant grief et justifiant la consignation d’observation en annexe du rapport de la Miviludes. Néanmoins, il n’apparait pas concevable d’imaginer que chaque fois que ce rapport serait opposé à un fidèle de ce culte, celui-ci ait à saisir, à titre personnel, le juge administratif pour demander à ce qu’il y soit consigné ses observations. Également, il apparait légitime que ce soit la structure juridique représentant un mouvement religieux cité dans ce rapport pour avoir des pratiques supposées à dérives sectaires qui soit amenée à y consigner des observations. Ainsi, la FCTJF est fondée à saisir le juge administratif.
Les statuts de la FCTJF viennent appuyer cette argumentation. A leur lecture, nous comprenons que la FCTJF assure la représentation et la protection juridique des plus d’un millier d’associations locales pour le culte des témoins de Jéhovah ainsi que de leurs fidèles. Elle a pour « objet de contribuer à l’exercice du culte des témoins de Jéhovah, de subvenir à ses frais et à son entretien. Elle s’attache à coordonner et développer les activités des associations membres dont l’objet est d’assurer l’exercice du culte et de la confession des témoins de Jéhovah » (article 2 des statuts). Elle « agira pour protéger et défendre les fidèles témoins de Jéhovah des atteintes à leurs convictions religieuses, en luttant notamment contre toute forme de ségrégation et d’ostracisme. La Fédération pourra agir par toutes les voies du droit et notamment sur le plan judiciaire pour faire valoir tant l’intérêt individuel que la défense collective de ses membres » (article 3 des statuts).
Ainsi et contrairement à la solution adoptée par la CAA de Paris dans son arrêt du 4 septembre 2012, nous pouvons conclure que la FCTJF a qualité et intérêt à agir afin de faire consigner ses observations en annexe du rapport annuel de la Miviludes.
Olex.