La tribune du juriste

Le Conseil d’État : une juridiction favorable aux mouvements sectaires ?
Olex, mars 2013

- Modifié le 22 avril 2023

La solution adoptée par le Conseil d’État dans son arrêt n° 337987 Fédération chrétienne des Témoins de Jéhovah de France rendu le 22 février 2013 est-elle vraiment inédite ? Cette juridiction suprême est-elle sous emprise ou infiltrée par des mouvements à caractère sectaire ?

Ces questions se posent car un trouble a envahi la France suite à cet arrêt. Le Conseil d’État autoriserait la communication aux témoins de Jéhovah des documents que la Miviludes détient sur ce mouvement. A première vue, et si chacun d’entre nous se réfère à la vérité journalistique, cette décision présente un caractère inédit. En revanche, si nous analysons la vérité judiciaire, notamment celle du juge administratif, la réponse est à nuancer. De même, il sera possible de constater que le juge administratif exerce un contrôle minutieux sur les conditions permettant de délivrer les informations et que d’autres mouvements religieux minoritaires saisissent aussi le juge administratif afin d’obtenir la communication des documents les concernant et détenus par des services de l’État.

En effet, ce même mouvement religieux minoritaire (communément qualifié de secte par certains travaux parlementaires) a déjà obtenu par le passé et par l’intermédiaire de la justice administrative, communication de documents détenus par un service sensible de l’État, à savoir la direction centrale des renseignements généraux.

Cette direction centrale a participé aux travaux de commissions d’enquêtes parlementaires ayant pour objet les mouvements religieux minoritaires, appelés « sectes ». Par exemple, lors des travaux de la commission d’enquête parlementaire de 1995 qui établit la fameuse liste des sectes en France, les parlementaires se sont basés, entre autres mais surtout, sur des documents émanant de cette direction centrale.

Ainsi, l’association « Les Témoins de Jéhovah », a demandé auprès du Ministre de l’intérieur communication du dossier détenu par la direction centrale des renseignements généraux justifiant son classement par l’Assemblée nationale parmi les sectes dans son rapport n° 2468 du 22 décembre 1995.

Le ministère de l’intérieur refusa de communiquer les documents en question car leur divulgation porterait atteinte à la sûreté de l’État ou à la sécurité publique. Face à ce refus, l’association a saisi la commission d’accès aux documents administratifs (CADA), qui a rendu le 20 octobre 2000 un avis défavorable à la communication des documents demandés. Suite à cet avis défavorable l’association a saisi le juge administratif.

Par un arrêt du 16 juin 2005, la Cour administrative d’appel, a ordonné avant dire droit la production par le Ministre de l’Intérieur à la Cour du dossier détenu par la direction centrale des renseignements généraux justifiant le classement de l’association « Les Témoins de Jéhovah » par l’Assemblée nationale parmi les sectes dans son rapport n° 2468 du 22 décembre 1995 [1].

Après avoir examiné les documents, la Cour administrative d’appel de Paris a rendu son arrêt le 1er décembre 2005 où la Cour jugea qu’il ressortait de l’examen des documents litigieux, « que les informations qu’ils contiennent, constituées de l’adresse de l’association et de ses filiales, d’appréciations qualitatives très laconiques sur les effets de l’activité de l’association sur les individus et la société et du nombre de ses antennes par département, ne peuvent être regardées, eu égard à leur caractère succinct et anodin, comme comportant des éléments dont la divulgation porterait atteinte à la sûreté de l’État ou à la sécurité publique au sens de l’article 6 de la loi du 17 juillet 1978 ; que, par suite, la décision du ministre refusant la communication desdits documents pour le motif invoqué a méconnu les dispositions de la loi du 17 juillet 1978 susmentionnée et encourt l’annulation. » [2]

Le Ministre de l’intérieur s’est pourvu en cassation des arrêts n° 02PA00039 rendus les 16 juin 2005 et 1er décembre 2005 devant le Conseil d’État, qui a rejeté les pourvois le 3 juillet 2006 [3]. Le Conseil d’État estima que les « documents ne sauraient être regardés comme des documents parlementaires au sens de l’ordonnance du 17 octobre 1958 précitée ; (…) que les documents litigieux avaient le caractère de documents administratifs au sens de l’article 1er de la loi du 17 juillet 1978. »

Dans cet arrêt, le Conseil d’État est venu préciser que la Cour administrative d’appel de Paris « a enjoint au ministre de communiquer les “documents émanant de la direction centrale des renseignements généraux et auxquels fait référence le rapport d’enquête parlementaire de l’Assemblée nationale” ; que ce faisant, elle n’a pas enjoint au Ministre de communiquer d’autres documents que ceux transmis par l’administration à la commission d’enquête. » Ce point est important à relever : ce ne sont pas tous les documents détenus par les RG sur les témoins de Jéhovah qui devaient être transmis mais seulement ceux qu’ils ont communiqués à la commission d’enquête. Compte tenu du caractère succinct et anodin de ceux qui ont été transmis, des appréciations qualitatives très laconiques des informations contenues, il est légitime de s’interroger sur la quantité, la qualité et la pertinence de ceux qui n’ont pas été communiqués.

Également, en 1998, une nouvelle commission vit le jour. Elle avait pour thème : les sectes et l’argent. À nouveau la direction centrale des renseignements généraux fut sollicitée par cette commission. La Fédération chrétienne des témoins de Jéhovah de France (FCTJF) a alors demandé auprès du ministère de l’intérieur la communication des documents concernant les demandes et investigations réalisées auprès des témoins de Jéhovah de France par la direction des renseignements généraux au titre de la demande d’assistance de la mission d’enquête parlementaire constituée en 1998.

Le ministère de l’intérieur refusa implicitement la communication des documents. Face au refus du Ministre, la FCTJF a saisi la CADA, qui a déclaré la demande sans objet par un avis du 20 janvier 2000. La FCTJF fut dans l’obligation de saisir le juge administratif. La CAA de Paris, par un arrêt du 16 juin 2005, a fait droit à la demande de la FCTJF [4].

Le Ministre de l’intérieur s’est pourvu en cassation de cet arrêt devant le Conseil d’État, en invoquant l’article 6-IV de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, qui dispose que : « Sera punie des peines prévues à l’article 226-13 du code pénal toute personne qui, dans un délai de trente ans, divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d’une commission d’enquête, sauf si le rapport publié à la fin des travaux de la commission a fait état de cette information. »

Le Conseil d’État rejeta la requête par un arrêt rendu le 3 juillet 2006 [5]. Le Conseil d’État a estimé que les documents élaborés sur la base de demandes et investigations réalisées auprès des témoins de Jéhovah par la direction centrale des renseignements généraux, et collectés par les agents de la direction centrale des renseignements généraux à l’occasion des travaux de la commission d’enquête parlementaire relative aux sectes en France, doivent être regardés comme des documents administratifs au sens de l’article 1er de la loi du 17 juillet 1978 et non comme des documents parlementaires au sens de l’ordonnance du 17 novembre 1958.

En effet les magistrats du Conseil d’État ont précisé que « les documents litigieux, qui font état de la situation patrimoniale et financière des associations locales des témoins de Jéhovah, ont été collectés auprès de ces associations par la direction centrale des renseignements généraux (…) qu’il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que les documents litigieux ont été collectés par les agents de la direction centrale des renseignements généraux à l’occasion des travaux de la commission d’enquête parlementaire relative aux sectes en France ; que si ces documents ont été transmis à l’Assemblée nationale en vue de l’élaboration de son rapport, ils ne sauraient, en l’espèce, être regardés comme des documents parlementaires au sens de l’ordonnance du 17 novembre 1958 précitée, dès lors d’une part, que la direction centrale des renseignements généraux en est le détenteur, et d’autre part que les documents litigieux, préparés aux fins de réactualisation des dossiers détenus par l’administration, n’ont pas été recueillis exclusivement pour les travaux de la commission parlementaire ; que dès lors, la cour n’a pas commis d’erreur de droit en estimant que les documents litigieux avaient le caractère de documents administratifs au sens de l’article 1er de la loi du 17 juillet 1978 (…). »

Le Conseil d’État a établi des critères cumulatifs stricts permettant de déterminer si des documents ont un caractère administratif ou parlementaire et donc communicables ou pas. Ainsi, pour présenter un caractère administratif il est nécessaire de vérifier : le contenu des informations, qui les collectait, qui détenait les documents et à quoi et/ou à qui ils étaient destinés. Ces conditions ne sont pas si faciles à remplir, le juge administratif vérifiant que chaque critère est bien rempli.

Pour illustrer ce contrôle très strict du juge administratif, il est possible de citer la jurisprudence relative à l’Église de Scientologie à travers le Comité français des scientologues contre la discrimination (CFSD).

Le CFSD a saisi le tribunal administratif de Paris pour demander l’annulation de la décision implicite du Préfet de Police refusant de lui communiquer la lettre du 5 octobre 2000 que ce dernier avait adressée au Centre contre les manipulations mentales (CCMM). Par un jugement du 1er juillet 2002, le tribunal administratif de Paris a annulé cette décision et enjoint au Préfet de communiquer cette lettre au CFSD, après occultation des mentions nominatives contenues dans ce document.

Le Ministre de l’intérieur interjeta appel contre ce jugement. La Cour administrative d’appel de Paris, dans un arrêt du 3 avril 2003 annula le jugement du Tribunal administratif de Paris et rejeta la demande présentée par le CFSD devant le tribunal administratif de Paris au motif « qu’aucune disposition des statuts du Comité français des scientologues contre la discrimination ne réserve à un organe de cette association le pouvoir de décider de former une action en justice en son nom ; qu’aucun organe de ladite association ne tient des mêmes statuts le pouvoir de la représenter (…) ; que, par suite, la demande présentée par le Comité français des scientologues contre la discrimination devant le tribunal administratif, dès lors qu’elle était signée par le président de cette association qui n’avait été autorisé à le faire que par une délibération du seul conseil d’administration, n’était pas recevable ; qu’il résulte de ce qui précède que la fin de non-recevoir opposée par le Ministre de l’intérieur (…) doit être accueillie. » [6]

Le CFSD modifia ses statuts et réitéra sa demande auprès du Préfet de Police. Face à son refus, le CFSD saisit le juge administratif. Par jugement du 22 juin 2007 le Tribunal administratif de Paris a, d’une part, annulé la décision implicite de refus de communication au CFSD de la lettre du 5 octobre 2000 qu’il a adressée au CCMM, et, d’autre part, lui a enjoint de communiquer au CFSD cette lettre dans un délai de quinze jours à compter de la notification de ce jugement, après occultation des mentions nominatives contenues dans ce document.

Le Ministre de l’intérieur s’est pourvu en cassation du jugement du Tribunal administratif de Paris. Par un arrêt du 14 mars 2011, le Conseil d’État annula le jugement du Tribunal administratif de Paris. Il estima que « sans rechercher lui-même si les informations contenues dans la lettre étaient ou non susceptibles d’être communiquées, le tribunal a commis une erreur de droit. »

Cependant, le Conseil d’État considéra qu’il y avait lieu, dans les circonstances de l’espèce, de régler l’affaire au fond en application des dispositions de l’article L. 821-2 du code de justice administrative.

Il estima que « cette lettre était adressée à une association [le CCMM] dont il ne ressort pas des pièces du dossier qu’elle aurait qualité pour bénéficier d’informations de cette nature, cette seule allégation ne permet pas, dans les circonstances de l’espèce, de regarder le document demandé comme comportant des éléments susceptibles de justifier, sur le fondement du I de l’article 6 de la loi du 17 juillet 1978, qu’il ne soit pas communiqué au comité français des scientologues contre la discrimination ; que, dès lors, ce dernier est fondé à demander l’annulation de la décision du Préfet de Police refusant de lui communiquer la lettre du 5 octobre 2000 adressée au centre contre les manipulations mentales (…). »

Le Conseil d’État décida d’enjoindre au Ministre de l’intérieur de « communiquer au comité français des scientologues contre la discrimination, dans un délai d’un mois à compter de la notification de la présente décision et dans les conditions prévues par le III de l’article 6 de la loi du 17 juillet 1978, la lettre (…). » [7]

Ainsi, le mouvement des témoins de Jéhovah n’est pas le seul à saisir le juge administratif afin d’obtenir communication de documents le mettant en cause et à obtenir gain de cause après un contrôle très strict et minutieux.

A ce propos, et concernant l’arrêt du 22 février 2013, le Conseil d’État n’a pas entièrement fait droit à la requête de la FCTJF contrairement à ce qui peut être lu dans la presse écrite et entendu dans la presse radiophonique.

Rappelons d’abord que le mouvement des témoins de Jéhovah a dans un premier temps demandé à la Miviludes et au Ministère de la santé la communication des documents qu’ils détenaient sur leur mouvement. Face aux refus de ces administrations, la FCTJF a saisi la CADA qui a émis deux avis défavorables [8]. Suite à ces avis défavorables, la FCTJF a saisi le juge administratif qui ne va statuer que partiellement sur la requête de la FCTJF. Quels sont les arguments permettant de le prouver ?

Une lecture précise de l’arrêt du 22 février 2013 est nécessaire. Dans son pourvoi, la FCTJF demandait au Conseil d’État entre autres :

 1/ d’annuler les jugements n° 0706726 et n° 0712489 du 28 janvier 2010 par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté : par le premier sa demande tendant à l’annulation de la décision implicite du Premier ministre lui refusant la communication de documents relatifs aux Témoins de Jéhovah détenus par la Miviludes et par le second sa demande tendant à l’annulation de la décision implicite du ministre de la santé et des solidarités lui refusant la communication de la note du 30 janvier 2001 de la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires détenue par ce ministre,

 2/ de régler les affaires sur le fond, en faisant droit pour les deux affaires à sa demande et d’enjoindre : pour la première au Premier ministre de communiquer ces documents dans un délai d’un mois à compter de la notification de l’arrêt et pour la seconde au ministre de communiquer ces documents dans un délai d’un mois à compter de la notification de l’arrêt.

Le Conseil d’État va simplement faire droit à la première demande en annulant les jugements du Tribunal administratif. Le Conseil d’État a jugé que le Tribunal administratif avait commis une erreur de droit en ne recherchant pas « si en raison des informations qu’ils contiendraient, la divulgation de ces documents risquait de porter atteinte à la sûreté de l’État, à la sécurité publique ou à la sécurité des personnes ni si une communication partielle ou après occultation de certaines informations était le cas échéant possible. » Il renvoie les affaires devant le Tribunal administratif pour examiner les documents et déterminer si une communication totale ou partielle est possible [9].

Ainsi la solution dégagée le 22 février 2013 n’est pas inédite, elle est simplement confirmée. De plus, pour appuyer davantage cette affirmation, il suffit de consulter le site internet de la CADA (www.cada.fr) où tout un chacun peut consulter les avis rendus par cette commission suite à sa saisine.

Aussi, il peut être remarqué que la CADA a parfois fait droit à des demandes formulées par l’Église de Scientologie en émettant des avis favorables sur la communication de documents détenus par :

 L’École Nationale de la Magistrature [10]

 La Miviludes [11]

Mais force est de constater que souvent la CADA émet des avis défavorables lorsqu’elle est saisie par des minorités spirituelles considérées comme des mouvements sectaires. À titre d’exemples et hormis ceux déjà évoqués ci-dessus concernant les témoins de Jéhovah, la CADA a émis des avis défavorables aux demandes de l’Église de scientologie [12] et de la Communauté de la Thébaïde [13] en vue d’obtenir communication des documents les concernant détenus par la direction centrale des renseignements généraux.

Pourtant concernant l’accès aux documents administratifs, la CADA a publié une étude très intéressante intitulée : « La sûreté de l’État et la sécurité publique. » À travers cette étude la CADA rappelle que « le rattachement d’un document à une activité de sécurité publique ne suffit pas à le rendre non communicable. Il faut, pour ce faire, que sa divulgation porte atteinte à la sécurité publique, notamment en mettant en danger des personnes physiques. »

Toutefois, il est précisé que « la CADA apprécie le risque d’atteinte à l’ordre public en fonction des circonstances et de la situation locale à la date de la demande, et à la lumière de deux critères principaux :
 lorsque la communication risquerait d’affaiblir la protection des personnes ou des biens ;
 lorsqu’elle pourrait gêner l’action en faveur du maintien de l’ordre et de la sécurité publique. »

Ainsi, lorsque des minorités spirituelles la saisissent, la CADA, pour émettre un avis défavorable avance régulièrement l’argument suivant : la communication des documents détenus par des administrations et/ou services sensibles de l’État (direction centrale des renseignements généraux, Miviludes…) porterait atteinte à la sécurité publique, au sens de l’article 6 alinéa 2 de la loi du 17 juillet 1978 modifiée.

Pourtant, cet argument peine à convaincre et ne dupe pas le juge administratif qui fait une toute autre lecture des informations qui y sont contenues. Il est vrai que la vérité judiciaire fait apparaitre que des services de l’État transmettent des documents contenant des informations sur des minorités religieuses à des structures qui luttent contre elles et qui n’ont pas qualité pour en bénéficier [14] et que ces documents contiennent des appréciations très laconiques, ayant un caractère succinct et anodin sur ces mêmes mouvements [15].

Cette appréciation du juge administratif ne porte atteinte ni à la sécurité publique ni à la sûreté de l’État. Elle permettra ainsi à ces mouvements de se défendre, de répondre aux accusations dont ils sont l’objet, éléments caractérisant le fonctionnement même d’un État de droit basé sur le respect du contradictoire.

Saluons cette décision du Conseil d’État qui a su dire le droit en ne succombant pas aux préjugés.

Olex.