Créé en France par décret présidentiel n° 83-132 du 23 février 1983, le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) est une institution indépendante, qui « a pour mission de donner des avis sur les problèmes éthiques et les questions de société soulevés par les progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé ou par les conséquences sur la santé des progrès de la connaissance dans tout autre domaine » (Articles L1412-1 et L1412-2 du Code de la santé publique). |
Avis n° 87
Refus de traitement et autonomie de la personne
Membres du groupe de travail :
Mmes :
Pascale COSSART
Mireille DELMAS-MARTY
Chantal DESCHAMPS
Marie-Jeanne DIEN
MM. :
Jean-Claude AMEISEN
Sadek BELOUCIF
Jean-François BLOCH-LAINE
Pierre Le COZ
Jean MICHAUD
Mario STASI (Responsable)
I. Introduction
Les valeurs qui fondent la médecine impliquent que le traitement curatif ou préventif proposé à une personne malade ou non, ou parfois imposé à une communauté, ne peut être que bénéfique pour elles. Pourtant quelle que soit l’intention bienveillante, un geste thérapeutique n’est jamais anodin. Il revêt toujours une charge symbolique qui donne au rapport dissymétrique médecin/malade son expression la plus accusée. C’est pourquoi l’intervention sur le corps d’une personne nécessite toujours de part et d’autre une confiance sans réserve. Il s’agit d’un véritable pacte qui trouve sa justification éthique dans la priorité accordée à l’intérêt de cette personne. Du moins est-ce ainsi que cette relation a toujours été entendue par les uns et les autres, qu’elle a été inscrite dans des codes et des lois, et largement pratiquée au cours de l’histoire. Le consentement aux soins et aux traitements est au cœur de cette relation.
Or, aujourd’hui, la complexité accrue des propositions thérapeutiques et une plus grande autonomie de décision reconnue aux personnes malades (loi du 4 mars 2002) dans le domaine des soins médicaux ont abouti à ce que le consentement du malade ne soit plus simplement implicite mais doive être explicité, avec pour corrélat une plus grande attention portée à sa parole, fut-elle hostile à une proposition médicale. En effet, qui dit consentir aux soins implique logiquement avoir la possibilité de refuser telle ou telle thérapeutique. Ce refus, jugé à l’aune d’une efficacité médicale réputée croissante, apparaît toujours - vu du côté de la médecine - comme une sorte de contrainte, une transgression du principe de bienfaisance. Un tel manquement au devoir d’optimiser les chances de guérison du patient (ou parfois de protéger la société) soulève un questionnement éthique d’autant plus aigu que le refus de la thérapeutique proposée peut sembler entaché d’un défaut de discernement chez un malade en situation de souffrance, dans un état de vulnérabilité particulière, diminué par la conscience de sa propre faiblesse, parfois à l’approche de la mort. Mais ce refus peut aussi être perçu comme une mise en cause même du concept de bienfaisance selon un point de vue unilatéral strictement médical.
I.1. Le dilemme éthique
En certaines circonstances extrêmes, ce questionnement se présente au médecin comme un véritable dilemme éthique.
La liberté revendiquée à travers le refus de traitement apparaîtra souvent paradoxale au regard d’un corps médical spontanément enclin à voir dans la maladie un enfermement. On ne doit pas cependant perdre de vue que l’expression d’une liberté individuelle n’engage pas exclusivement la personne qui l’exerce. Elle interpelle aussi :
– La médecine invitée à partager avec le malade et sa famille la réflexion sur sa finalité naturelle de soigner et de soulager.
– la société entière, remise en cause dans sa conception de bienfaisance à l’égard de l’un de ses membres, la solidarité ne s’accompagnant pas toujours du respect d’une liberté, les différences culturelles, la difficulté et la précarité de la hiérarchisation des valeurs rendant parfois difficile la compréhension d’une décision.
– La justice, invitée elle aussi, en dernier recours à choisir entre des impératifs contradictoires reposant chacun sur des arguments légitimes : respect du consentement de la personne d’un côté, assistance à une personne en péril de l’autre, éventuellement sans son consentement. Ces difficultés expliquent que les juridictions administratives et judiciaires aient pu rendre récemment des décisions, sinon contradictoires, du moins très différentes dans l’interprétation que l’on peut faire de l’attitude à avoir face à ce refus.
Le paradoxe de la médecine contemporaine est qu’en élargissant sans cesse l’éventail de ses possibilités thérapeutiques, elle rend le décryptage des choix proposés de plus en plus difficile. Cette nouvelle donne s’est traduite sur le plan juridique par une demande croissante de participation du patient à la décision, comme si l’angoisse d’être soumis à une sorte de dictature de la médecine créait le besoin de ré-équilibrer cette relation, par essence, toujours asymétrique. Cette nouvelle culture s’accompagne aussi d’une judiciarisation croissante des pratiques (même si celle-ci s’avère moindre que l’on ne l’imagine généralement) qui met en demeure la médecine de répondre à des impératifs contradictoires : soigner au mieux, mais dans des limites imposées, contraintes, parfois même hostiles.
La réflexion éthique n’est pas sollicitée pour trouver une solution juridique plus ou moins satisfaisante, elle est destinée à analyser et comprendre les jugements de valeur exprimés, les implications de chacun, personne, entourage, société, et médecine dans le respect de la dignité et des convictions de chacun.
I.2. Diverses significations d’un refus de traitement
Il est éminemment difficile d’appréhender la signification exacte d’un refus de traitement.
♦ Concernant le malade :
S’agit-il d’une revendication de la part d’une personne dont le jugement serait au moins partiellement affaibli, parfois considérée comme soumise à des pressions d’un entourage ou d’une culture parfois excessivement contraignants, cherchant éventuellement un bénéfice secondaire, s’agit-il d’un choix éclairé, conscient des conséquences, même si celles-ci sont d’une gravité particulière, ou s’agit-il simplement d’un manque de compréhension des enjeux réels ?
♦ Concernant l’entourage :
S’agit-il d’une pression excessive, de nature culturelle ou spirituelle d’un entourage familial ou amical qui, parfois, se substitue à la personne malade ou s’agit-il d’une divergence quant à l’appréciation de ce qui est ou serait bienfaisant entre une équipe soignante et l’entourage d’un malade ?
♦ Concernant le médecin :
S’agit-il du côté de la médecine d’une manifestation d’un excès de paternalisme, de pouvoir ou d’une information déficiente, plus ou moins maladroitement livrée, d’un malentendu, qui aboutissent à ce que ce refus thérapeutique soit vécu comme une remise en cause de sa finalité propre qui est de soigner au mieux ?
♦ Concernant la société :
S’agit-il enfin pour la société de mettre en avant, pour les respecter, des valeurs collectives de solidarité, laïques ou religieuses, parfois cachées derrière des rituels, s’agit-il d’une pression collective annihilant parfois la liberté de choix d’une personne ou au contraire s’agit-il, par le respect abusif d’une liberté mal comprise, de remettre en cause pour cette société ses propres références symboliques ?
Ainsi un refus de traitement est toujours au croisement d’enjeux multiples qui laissent rarement face à face une personne et un médecin isolé, mais implique un entourage, une équipe médicale, des règles de droit à l’interprétation parfois contradictoire et une organisation sociale. Un soin ne se limite jamais à un traitement car il implique un accompagnement, une écoute et un respect de la personne soignée qui par essence ne peuvent pas faire l’objet d’un refus, et sans lesquels il n’est pas de véritable démarche médicale. Un refus de traitement ne doit jamais être compris comme un refus de soins, même si un refus de soins doit pouvoir être lui aussi envisagé dans sa réalité.
Nous n’aborderons dans cette réflexion que les situations de tension forte, pouvant parfois faire l’objet de recours judiciaire, en considérant que la médecine dans sa pratique quotidienne partage ou devrait partager avec le malade dans toute la mesure du possible une information permettant à celui-ci de comprendre les enjeux et de participer activement aux décisions qui le concernent.
II. Quelques exemples de refus de traitement
La médecine est confrontée à un certain nombre de situations particulières, hétérogènes qui appellent à un discernement évident concernant leur gravité. Ainsi, il n’y a aucune commune mesure entre le refus d’une thérapeutique immédiatement salvatrice (transfusion ou césarienne, en urgence), et un grand nombre de propositions thérapeutiques faites par la médecine et qui peuvent être refusées par le malade dans une situation moins immédiatement préoccupante. Les refus de traitement peuvent non seulement concerner une personne, un enfant à naître, une famille, un groupe ou la société tout entière posant alors un problème de santé publique, mais peuvent être aussi exprimés par un tiers ou le médecin lui-même. Cette hétérogénéité peut aller jusqu’à ce que l’intérêt du tiers au sens large du terme, entre en conflit avec celui du patient. Les questions se posent donc dans un contexte radicalement différent selon les situations.
II.1. Refus par le malade
II.1.1. L’urgence et l’extrême urgence
A titre d’exemple nous développons deux situations particulièrement dramatiques confrontant le malade, l’enfant, à naître, ou sa mère, à un risque majeur et immédiat de mort en l’absence de soins médicaux adaptés.
♦ Refus de transfusion
Le refus de toute transfusion est au cœur de la croyance de certaines communautés spirituelles. Quelle que soit l’urgence vitale (hémorragie de la délivrance, accident avec hémorragie aiguë, leucémie, hémorragie digestive etc…) cet interdit peut même être l’expression du lien communautaire. Cette situation place parfois la médecine en urgence devant un dilemme particulièrement grave : transfuser ou laisser mourir. Si le sujet est majeur, son refus de transfusion pose un cas de conscience insoluble au médecin : d’un côté la réglementation en vigueur ne s’accommode guère d’une intervention thérapeutique sans le consentement de l’intéressé ; de l’autre, sa responsabilité professionnelle et en particulier son obligation légale d’assistance à personne en danger lui impose de transfuser. Des gynécologues obstétriciens ont fait remarquer que l’hémorragie lors de l’accouchement est la première cause de mortalité maternelle en France, et que (selon une étude américaine publiée en 2001) le taux de mortalité des femmes Témoin de Jéhovah qui accouchent est quarante fois plus élevé que celui des femmes qui n’appartiennent pas à cette communauté [1]. Face à une mort apparemment évitable grâce à ce traitement, l’opinion la plus communément admise en France est que le praticien est fondé en urgence, et seulement dans ce cas, à passer outre la règle du consentement en transfusant le patient contre son gré. Cette opinion est confortée par l’aspect communautaire de la décision de refus : comment ignorer que la personne vit au sein d’un groupe qui peut exercer une influence considérable sur son apparente autonomie de décision ?
Chez l’enfant ou chez le mineur, le refus de transfusion est soumis, après avis d’autres médecins sur l’opportunité de celle-ci, au Procureur qui peut exercer par l’intermédiaire du médecin une contrainte sur la famille et permettre de passer outre leur refus. La difficulté reste comme toujours l’appréciation du risque vital absolu et du délai d’urgence.
♦ Refus de césarienne dans une situation d’urgence
La césarienne constitue une méthode croissante d’accouchement, dont l’indication indispensable doit cependant être posée avec beaucoup de discernement car le recours à cette méthode dans près de 15% des cas dépasse probablement le caractère strict des indications purement médicales et peut inclure des motifs sécuritaires ou organisationnels. Pour des raisons souvent anthropo-ethnologiques mais aussi sociales (dévalorisation) ou pratiques (risque de rupture utérine lors d’un accouchement ultérieur dans le pays d’origine), une grossesse dont l’accouchement se fait par césarienne peut être considérée dans certaines cultures comme une entame du corps définitive et insupportable et/ou comme le non respect d’un rituel autour de l’accouchement. Au dernier moment, certaines femmes ou le plus souvent leur conjoint, au moment du travail, refusent sa pratique. Cette situation, dramatique en urgence, peut avoir pour conséquence évidente, plus que la mort de la mère, la mort de l’enfant. Certains obstétriciens considèrent que la femme qui, au moment du travail, refuse une césarienne, n’est plus en situation de donner un consentement ou un refus éclairé. Ce refus qui met en cause l’enfant à naître, ne peut être considéré comme l’expression d’une totale liberté à respecter. La société doit en l’occurrence protéger le plus faible c’est-à-dire l’enfant à naître.
Il paraît, de toute façon, essentiel que ce type de situation soit toujours envisagé dans la mesure du possible largement avant la naissance plutôt qu’au dernier moment, en reconnaissant que l’attitude qu’on peut avoir devant une situation « théorique », et donc « générale » peut différer de celle que l’on aura devant la même situation devenue effective pour la personne. Ici encore, il n’y a pas de bonne solution en tout point.
Ces deux situations révèlent l’interférence d’une croyance ou de situations socio-culturelles particulières [le risque de rupture utérine lors d’un accouchement ultérieur dans le pays d’origine, par exemple] avec un acte médical, et sont responsables d’une tension majeure dans une situation d’urgence.
Quelques autres situations, en revanche, peuvent faire l’objet d’une réflexion donnant au refus thérapeutique, un caractère moins dramatique ou moins provocant.
II.1.2. Situations thérapeutiques vécues comme invasives
♦ La première concerne par exemple le refus d’hospitalisation. La médecine libérale ou hospitalière est alors embarrassée devant ce qu’elle peut considérer comme une perte de chance pour la personne.
♦ Le refus de nourriture
Le médecin, s’il peut comprendre le refus d’un traitement, accepte beaucoup moins celui de nourriture dans la mesure où ce refus est considéré, s’il l’accepte, comme une « non assistance ». Or le malade peut être parfaitement conscient des conséquences possiblement létales de son refus. Contraindre un malade à se nourrir peut paradoxalement être d’une très grande violence ; mais le laisser mourir de faim l’est aussi pour la médecine et la société. Plusieurs situations peuvent se produire.
– l’anorexie mentale. Pour la plupart des psychiatres, l’anorexie mentale, qui affecte essentiellement les femmes, est à la frontière des états psychiatriques. Mais « frontière » veut dire que certaines femmes atteintes d’anorexie expriment par leur choix une liberté à entendre, avec tout ce que cela signifie en besoin d’aide psychologique, de prise en charge multidisciplinaire. Comme toujours, la grande question qui demeure est celle du jugement nécessairement subjectif du psychiatre ou du spécialiste somatique sur la compétence de la malade anorexique à juger de son propre intérêt, et sur le stade où la vie de la malade se trouve mise en péril.
– Grève de la faim et non assistance à personne en danger. Le médecin peut parfois se trouver confronté à une situation pathologique provoquée par une grève de la faim chez une personne détenue ou non, militant pour une cause. Cette action a pour objectif soit la recherche d’un résultat personnel (comme la libération, pour un détenu), soit le succès d’une cause (revendication politique). Si l’état de santé du gréviste se dégrade au rythme de la persistance de son action, il peut en arriver à un stade où sa vie se trouve mise en péril. Quel doit être alors le comportement du médecin dans une telle situation spécifique où c’est la personne elle-même qui se place en état de danger et où elle ne lutte pas pour se préserver ? Elle lutte en vue d’un objectif extérieur à sa santé, et cette attitude n’est pas sans conséquences sur la cohérence de son refus. Si le gréviste de la faim résiste à l’action sanitaire, ce n’est pas pour rejeter un traitement qui lui serait bénéfique, mais plutôt pour réaliser un dessein étranger au rétablissement de son état. En cette occasion, si le médecin intervient, il contrecarre un projet qui peut conduire à la mort. Mais il favorise ainsi les adversaires politiques ou l’autorité judiciaire, auxquels le gréviste s’oppose. Bien souvent, le médecin est partagé entre le respect de ce combat contre soi-même et contre la société, vécu comme une dernière dignité et l’intervention thérapeutique de sauvetage in extremis. Ici encore, le moment de cette intervention peut être très difficile à choisir. S’il est trop tardif, le traitement et la ré-alimentation par perfusion peuvent être, malgré tout, impuissants à prévenir des séquelles graves. S’il est trop précoce, il est une forme d’injonction qui met en péril la liberté de la personne.
En milieu carcéral ces refus d’alimentation ne sont pas les seules manifestations du refus dans le domaine de la médecine pénitentiaire ; un détenu malade peut refuser des soins essentiels comme l’Insuline, un traitement contre l’hypertension, contre un cancer en arguant de sa liberté et de sa volonté, éventuellement de terminer sa vie ou d’exercer une sorte de chantage vis à vis de la justice.
– Le refus de nourriture chez une personne âgée ou en fin de vie.
L’anorexie quasi totale peut signifier chez une personne en fin de vie sa résignation à une fin acceptée, voire souhaitée. C’est dans ces cas que les tentatives d’alimentation par voie veineuse ou par gastrostomie peuvent apparaître particulièrement violentes. Lorsque l’alimentation par voie orale est impossible, ou lorsqu’elle s’accompagne de fausses routes, c’est à dire de passage alimentaire par l’arbre bronchique, il est souvent proposé de mettre une sonde par voie abdominale qui aille directement dans l’estomac afin de continuer à nourrir la personne. Cette alimentation artificielle, est souvent vécue avec angoisse par le malade ou sa famille et peut faire l’objet d’un refus. Une alimentation forcée peut être vécue non comme une thérapeutique ou un soin, mais comme une violence.
♦ Refus de trachéotomie.
Un très grand nombre de malades atteints de bronchopathie chronique respiratoire obstructive, ont besoin à un certain moment de l’évolution de leur maladie, d’une trachéotomie (c’est à dire la pose d’une canule dans la trachée par voie externe) pour augmenter les possibilités de ventilation. Cependant, ces malades atteints d’une pathologie chronique qui évolue toujours vers l’aggravation, supportent souvent mal l’idée même d’une trachéotomie qui va perturber les échanges relationnels par la modification ou la disparition de la voix et créer une dépendance dont ils ne veulent pas.
♦ Refus de chimiothérapie pour des raisons qui peuvent apparaître pour le médecin un peu dérisoires, liées à la qualité de vie avec toute la subjectivité que cela comporte. La crainte d’effets collatéraux (perte des cheveux, inquiétude même du mot) doit non seulement pouvoir être entendue mais être respectée. Une autre rationalité non médicale peut en effet exister. C’est comme toujours, celle d’une écoute suivie d’une information la plus simple possible, la plus compréhensible qui permet de reporter éventuellement à plus tard la décision finale, voire celle d’un refus définitif.
♦ Le refus d’une perfusion.
Souvent nécessaire pour réhydrater ou faire passer des médicaments inefficaces ou insuffisants par voie orale, ce refus est moins rare que l’on ne l’imagine ; là encore les objectifs thérapeutiques doivent toujours être mis en regard de ce que perçoit la personne de cette modalité thérapeutique.
♦ En dehors d’un contexte d’urgence, le respect d’un refus de transfusion peut être accepté, quelles qu’en soient les conséquences (le transfert dans un autre établissement de soins peut être légitimement proposé). En effet le dilemme ne se résout pas par la force. Ce n’est pas en forçant un témoin de Jéhovah à une transfusion que l’on résout la difficulté ; c’est en écoutant sa volonté, ses arguments, après qu’il ait été informé le plus clairement et le plus respectueusement possible des risques majeurs que comporte sa position, dans des conditions d’environnement satisfaisant (dialogue singulier, absence de chantage, secret de la décision finale).
Certes ce refus est bien souvent le résultat d’une pression communautaire. Cette dépendance ne doit cependant pas faire perdre de vue l’intérêt de la personne qui, avant d’être le membre d’une communauté, est un être dont il faut préjuger l’autonomie et en tout cas la susciter ou la faire naître. Ne lui appartient-il pas de se soustraire in fine au dogme de son groupe et d’accepter la transfusion en assumant le risque de sa propre excommunication ? Certes, ce choix s’inscrit dans une « alternative déséquilibrée » [2] : il doit s’opérer non pas entre un bien et un mal mais entre deux maux. Le sujet se voit contraint de sacrifier une des deux valeurs auxquelles il est le plus fortement attaché (sa vie ou son appartenance à sa communauté spirituelle). Mais pour être contraint, il n’en demeure pas moins un choix effectif comme l’atteste le cas d’adeptes qui décident d’accepter la transfusion, assumant du même coup leur exclusion du groupe.
II.1.3. Situations de refus dans le domaine psychiatrique
La situation de tension est particulièrement vive dans ce domaine, car le discernement chez le malade peut apparaître justement comme altéré ou aboli. Cependant, à lui tout seul ce sujet pose des questions radicalement différentes, dans la mesure où par essence, le jugement sur la compétence, la capacité du malade, sa « capabilité » sont liés à la maladie psychiatrique. Il est en tout cas exclu pour des raisons éthiques et légales de considérer que ce refus de traitement entraîne automatiquement une hospitalisation sous contrainte. Il apparaît en effet que l’hospitalisation à la demande d’un tiers ou une hospitalisation d’office peuvent comporter des excès, même si leur encadrement est organisé par la loi de 1990. La question demeure des procédures d’urgence avec de grandes disparités régionales ou départementales, et une vision sécuritaire croissante. Une réflexion est nécessaire pour s’assurer que la loi protège effectivement les personnes.
Les situations de refus de soin du corps (par exemple une situation chirurgicale) pour des raisons psychiatriques ou chez un malade atteint d’une maladie psychiatrique posent des questions extrêmement difficiles dans la mesure où l’hospitalisation sous contrainte dans ce domaine n’a pas de statut très clair. On ne peut « profiter » de l’état psychique pour imposer des traitements ou des soins concernant le corps ; mais on conçoit les ambiguïtés d’une situation où la protection de la personne contre les dangers qu’elle fait courir à elle-même privilégie alors plus le domaine de l’esprit que celui du corps. Le refus d’une intervention chirurgicale pour une péritonite qui va aboutir à la mort, de la part d’un malade délirant, met la médecine dans un extrême embarras. L’hospitalisation sous contrainte ne s’applique en effet pas directement à ce genre de situation.
II.1.4. Situations de fin de vie
Les débats sur l’attitude à adopter en situation de fin de vie ont trop tendance à se radicaliser de manière binaire sur des positions dites d’euthanasie ou d’acharnement thérapeutique. Si le CCNE s’est déjà exprimé sur le sujet [3], quelques points semblent devoir être ici réaffirmés :
– Le refus exprimé par un malade de continuer à vivre en refusant des traitements ne doit pas toujours être entendu comme la volonté de mourir mais comme celle de retrouver une apparence de liberté par rapport à la médecine. Les concepts « d’obstination déraisonnable » et de « persévérance déraisonnable » doivent pouvoir être jugés autant par le malade que par le médecin.
– Une personne en fin de vie est dans la plus grande vulnérabilité qui soit et l’accompagnement, quelle qu’en soit sa forme, constitue une exigence qui transcende largement le refus de traitement. Respecter un refus de traitement, engage une obligation d’accompagnement [4]. C’est pourquoi toute pratique de refus, ou de retrait ne peut jamais se limiter à l’acte thérapeutique lui-même, mais oblige à la mise en place d’autres stratégies d’aide. La loi récemment votée par le Parlement confirme le rôle de la personne de confiance à qui le malade aura pu manifester ce qu’était sa propre volonté, si elle devenait ensuite inconsciente ; cette volonté devra être prise en considération dans la décision du médecin dès lors qu’elle sera exprimée dans un délai de moins de 3 ans avant cette décision à prendre.
Dans les situations de coma végétatif prolongé, ce sont les familles du malade qui peuvent solliciter que l’on ne mette pas en route un traitement même simple (traitement antibiotique d’une pneumopathie par exemple). La médecine est alors bien embarrassée face à ces sollicitations extérieures qui vont à l’encontre des chances de survie du malade. Ce sont ces situations qui doivent être traitées à l’avance par une bonne relation entre le médecin et la famille du malade. Il ne faut jamais attendre une situation de crise pour prendre une décision radicale, mais anticiper la possibilité de la survenue de ces situations pour partager une réflexion stratégique.
II.1.5. Situations où le refus a des conséquences pour un tiers
– Césarienne en dehors du contexte d’urgence et enfant à naître
La question se pose toujours du risque lié au refus de césarienne pour la mère et pour l’enfant à naître. Celui-ci, bien que le droit français ne lui reconnaisse pas le statut d’« autrui », peut être tout à fait considéré comme un tiers potentiel sur le plan éthique.
La liberté de la mère qui revendique la possibilité de la refuser en toute connaissance de cause (c’est à dire informée éventuellement dans sa langue) est soumise au regard de la société qui peut considérer que ce refus la met en cause toute entière et ne se résume pas au simple choix de la mère seule. Il en est de même pour une femme enceinte qui refuserait une intervention chirurgicale pour son fœtus. Nul ne peut lui imposer une intrusion dans son corps, mais là encore, la société peut exprimer avec force que la protection de l’enfant qu’elle a choisi de faire naître et dont elle est la garante devrait pouvoir être entendue. Ainsi le traitement de l’infection VIH chez une femme enceinte semble s’imposer dans la mesure où ce traitement a quasiment fait disparaître la transmission de l’infection au nouveau-né, mais il ne peut évidemment faire l’objet d’une contrainte légale…
La question générale est celle de la liberté qu’une société accepte ou non de reconnaître à une personne lorsqu’un tiers, fût-il un être en devenir, est en cause. C’est en tenant compte des croyances, du risque de déstabilisation d’une femme soumise à une contrainte médicale de césarienne, que la médecine peut commercer à prendre un certain recul par rapport à la parturiente. Ne pas tout ramener à son système de valeurs médicales mais partir de l’écoute d’autres valeurs en particulier celle du patient permet d’éviter une rupture totale et de négocier dans le respect des personnes.
– Tiers non identifié ou collectif. Il s’agit par exemple :
- Du refus de vaccination. Ce refus, certes, peut exprimer de façon la plus légitime possible une position individuelle, mais toute société, confrontée à des refus de vaccination de la part d’une minorité, se trouve en danger. Les pays qui, par exemple, n’ont pas réussi à convaincre l’ensemble d’une population de la nécessité de vacciner contre la poliomyélite, permettent à ce virus, qui n’a qu’un portage humain, de continuer à être une menace. Pour répondre à ce risque la société exerce une pression forte par l’intermédiaire des conditions d’inscriptions scolaires. La manifestation de la liberté de la personne s’arrête donc à celle de la sécurité du groupe.
- Le refus de traitement anti-tuberculeux pose un problème lui aussi, de santé publique. En effet, un malade porteur de bacilles tuberculeux qui refuse de se traiter continue à disperser dans l’atmosphère des bacilles contaminants. Ici deux formes d’adaptations entrent en contradiction, celle de la société aux malades et celle des malades à la société. Il est évident que le respect d’une liberté absolue du malade constitue un danger majeur pour les autres, mais cette menace peut-elle aller jusqu’à l’enfermement en cas de refus de traitement ? Au nom de la sécurité sanitaire un isolement par quarantaine peut être rendu obligatoire, même par contrainte physique, dans le cas de certaines maladies transmissibles particulièrement graves comme les grippes aviaires, le SRAS, la variole, le virus EBOLA, la peste ou le choléra ; il n’y a en revanche pas de commune mesure dans le mécanisme de transmission et dans le caractère brutalement épidémique de ces infections, avec le caractère endémique de la tuberculose. Assimiler l’un à l’autre de manière trop réductrice peut être source de confusion.
- Refus de tri-thérapie pour l’infection VIH, en raison de conditions sociales et financières précaires. Cette situation, qui peut exister pour d’autres pathologies, implique une grande attention à la situation sociale car ce refus interpelle la société comme un appel au secours. Même si ce refus de la part d’une femme enceinte est particulièrement difficile à entendre, aucune contrainte ne peut être envisagée à son encontre.
- La question se pose aussi de l’anticipation d’une transfusion sanguine à l’occasion d’une intervention programmée ou d’une greffe d’organe. Dans ce dernier cas, en effet, l’absence de transfusion sanguine a des conséquences très différentes selon les organes transplantés. Le problème n’est pas tant que la transfusion soit nécessaire à l’efficacité de la greffe mais plutôt qu’elle peut être totalement indispensable à sa réalisation (greffe cardiaque, bloc cœur-poumon, greffe de foie), ou bien que l’on peut avoir à y recourir afin de sauver le malade en cas d’hémorragie. Cela doit être indiqué aux malades de manière explicite dans un document d’information sur la base duquel les malades en attente de greffes doivent consentir ou ne pas consentir à la technique qui leur est proposée. Pour une greffe où la transfusion n’est pas toujours obligatoire, par exemple greffe de rein, le formulaire de l’Etablissement français des greffes stipule :
« Dès lors qu’un organe pourra vous être attribué, vous allez subir une intervention chirurgicale. Nous avons bien noté que vous vous opposez à la transfusion de sang total et de ses dérivés. Nous nous engageons à mettre en œuvre tous les actes médicaux compatibles avec votre état pour éviter de vous transfuser les produits que vous refusez. Nous vous informons cependant que si, au cours ou au décours de l’intervention, une transfusion s’avérait nécessaire et urgente en raison d’un risque vital, nous y aurions recours. Vous attestez en avoir été informé par l’équipe médico-chirurgicale et maintenir votre souhait d’être inscrit sur la liste nationale d’attente en vue de l’attribution d’un greffon. »
Cette formulation est équilibrée. Il semble en effet difficile d’inscrire sur une liste d’attente de greffe un ou une malade qui refuserait à priori de donner ses meilleures chances à l’acte qui lui est proposé. Dans ce cas là en effet, son refus a des conséquences évidentes pour les autres malades en attente. Dans un contexte de pénurie extrême une greffe ne peut pas perdre ses chances d’efficacité par respect excessif d’une subjectivité.
II.2. Refus par le médecin
La médecine peut-elle, elle aussi, refuser la mise en route d’un examen, d’un traitement ou d’une intervention demandés ?
Il peut arriver que le soignant soit lui-même en position de refus de traitement. Celui-ci peut par exemple invoquer le coût ou l’inutilité de telle ou telle investigation chez un malade pourtant en situation de demande. En effet dans un contexte d’économie médicale [5], la demande peut être faite au médecin d’investigations jugées par lui inutiles ou inutilement coûteuses à la place d’examens plus simples, aussi efficaces et beaucoup moins coûteux pour la collectivité. Il est évident que le médecin doit toujours faire tout son possible pour donner au malade le maximum de chance, en fonction des données scientifiques actualisées, avec le moins d’effets secondaires ou de risque possible. Mais cette notion reste dépendante de choix très subjectifs. Il ne faut pas oublier que le médecin reste aussi un acteur de santé publique [6] et doit être capable, à ce titre, de refuser une demande qu’il juge inutile ou inutilement coûteuse. Ces demandes sont parfois relayées par des associations de malades qui doivent toujours pouvoir être entendues pour faire l’objet d’un examen critique. En effet certaines demandes parfois manipulées par des intérêts plus ou moins identifiés peuvent également être fondées sur une information (trouvée sur Internet ou dans les médias), le plus souvent non validée.
La question éthique n’est pas de refuser un traitement utile en fonction de son coût, mais plutôt de ne pas être désinvolte face à la dimension économique lorsque le choix et la finalité d’un traitement sont en question.
Il en est de même d’une situation que la médecine jugerait comme relevant d’un acharnement thérapeutique. S’obstiner à maintenir la vie et non pas la qualité de vie au prix de traitements excessivement lourds, sans l’espoir même minime d’un bénéfice à court ou moyen terme, ne constitue pas une obligation. L’indépendance des choix médicaux doit pouvoir être préservée à condition de rechercher la transparence et de mettre en commun les attitudes.
Le refus de pratiquer une assistance médicale à la procréation de la part d’un gynécologue ou d’une équipe peut représenter un autre exemple où des considérations médicales (comme l’âge ou l’état des personnes) peuvent être mal ou difficilement entendues par le couple. La responsabilité de la médecine n’est pas de permettre la réalisation d’un désir à tout prix. Elle est aussi d’expliquer avec respect le caractère irréaliste, voire nocif de certains projets.
Le refus de mettre en route une réanimation néonatale en fonction d’un jugement très pessimiste sur l’avenir du fœtus doit pouvoir faire l’objet d’une explication claire auprès de la mère et du couple [7]. Le refus de pratiquer une interruption de grossesse rejoint pour le médecin la posture de certains patients qui expriment des convictions religieuses déterminant des comportements, démontrant ainsi, par l’acceptation tacite qu’en fait la société, l’asymétrie radicale de la relation de soin. Il démontre aussi l’existence de valeurs culturelles parfois présentes chez le soignant qui doit alors le conduire à permettre une prise en charge par d’autres soignants.
Ces refus, celui du malade et celui du médecin, ne sont en effet pas en miroir. Le refus de la part du malade est un droit (encore plus affirmé par la loi du 4 mars 2002) ; le refus de la part du médecin, qui peut apparaître comme une clause de sauvegarde, ne se fonde que sur une expérience ou une conviction exprimée à l’aune de son devoir de soin.
II.3. Refus par un tiers [8]
Il est de nombreuses situations où un tiers se substitue à la personne pour refuser un soin. Ainsi un conjoint peut s’opposer à une délivrance par césarienne, que la femme accepterait. Une famille peut vouloir imposer ses vues au moment d’une maladie grave d’un de ses membres, incapable alors d’exprimer ses volontés et ne les ayant pas antérieurement exprimées. C’est le statut conféré par la loi à la personne de confiance. Néanmoins dans la mesure où il vient d’un tiers, ce refus doit être entendu avec beaucoup de précaution.
III. Synthèse des situations
Qu’il s’agisse d’une rébellion contre ce qui est perçu comme l’ordre médical, qu’il s’agisse de la revendication d’une liberté absolue ou qu’il s’agisse d’une méconnaissance de la situation réelle, le refus de traitement ne se réduit jamais à un simple affrontement. Derrière lui, en effet, se profile toujours un malentendu, un « non dit », que celui-ci vienne du médecin, de la famille ou d’une personne malade ou non. Mais c’est peut-être dans ces situations que la médecine se doit de révéler l’essentiel de l’éthique de son métier.
Le décalage entre plusieurs perceptions pose, comme toujours, la question du statut d’une information et renvoie à la balance entre un modèle médical paternaliste et un modèle contractuel, avec ses risques de militantisme médical par excès de certitude ou de neutralité médicale par défaut de sentiment de responsabilité. Toutes les situations envisagées sont souvent angoissantes voire pathétiques, pour le malade et son entourage. C’est par l’analyse toujours complexe de ces situations, celle du respect des vœux de la personne que la relation pourra malgré tout s’établir. Un refus de traitement est souvent l’expression d’un courage. Le reconnaître permet parfois une plus grande sérénité.
IV. Le concept de reconnaissance
On voit ainsi dans tous ces exemples qui sont loin d’être exhaustifs que la réflexion éthique ne peut s’adresser de façon identique à toutes les situations. Les situations sont en effet infinies : suicidés survivants mais gravement atteints refusant une réanimation, refus de parents d’assurer la survie de leur nouveau-né handicapé, etc… Schématiquement, si on décide de mettre un pansement compressif à celui qui saigne, sans se poser des questions métaphysiques, a fortiori si un médecin est présent, ce geste est d’une autre nature que celui du refus d’une chimiothérapie, ou d’un refus de vaccination.
En effet, en dehors des situations d’urgence, le refus exprimé à l’occasion de telle ou telle proposition thérapeutique oblige à une réflexion éthique qui tienne compte du respect de la dignité du malade mais aussi de celle du médecin dans sa finalité professionnelle, c’est à dire dans sa fidélité aux valeurs qui fondent la médecine.
Un refus de traitement est, donc, toujours au croisement d’enjeux multiples où le besoin de reconnaissance occupe probablement une place considérable. Ce besoin de reconnaissance si bien analysé par Paul Ricœur [9] existe chez la personne malade mais aussi chez le médecin.
- Chez la personne malade qui a besoin d’être reconnue dans sa complexité et dans son identité par le médecin ; ce refus peut être la matérialisation de ce besoin de reconnaissance, comme une demande d’euthanasie qui est bien souvent plus un appel au secours, qu’une volonté réelle d’en finir.
- Mais aussi chez le médecin qui a besoin de la reconnaissance du malade non pas en terme de « remerciement », mais en terme de reconnaissance de sa compétence, de sa responsabilité, de la légitimité et de la spécificité des valeurs auxquelles se réfère la profession médicale.
On pourrait, à ces deux éléments, ajouter l’expression d’un besoin de reconnaissance sociale, reconnaissance d’une exigence née d’un appel public à l’aide, tant de la part du soigné que du soignant. L’une des particularités de l’acte de soin étant l’affirmation d’une action de solidarité, le colloque « singulier » entre le patient et son médecin s’inscrit en fait bien souvent dans une recherche d’harmonie sociale. Devant l’expression de ces deux « biens », revendiqués en tant que tels par chacune des parties, on comprend dès lors que ces deux (ou trois) reconnaissances puissent ne pas se rencontrer. Ce peut être le cas d’une personne malade enfermée dans ses convictions et faisant fi du sentiment de la responsabilité professionnelle, voire médico-légale du médecin, ou d’un médecin restant excessivement attaché à un projet thérapeutique dont il supporte mal l’évaluation critique par le malade.
Ce peut être enfin la reconnaissance que la médecine est aussi une culture supportant mal que l’évidence technique de ses pratiques et leur modernité soient mises en balance avec des conceptions traditionnelles jugées comme irrationnelles.
On voit ainsi dans tous ces exemples que les résoudre au cas par cas par une sorte d’opportunisme ne permettrait pas de dégager de grandes lignes de réflexion.
Avant de tenter d’apporter des éléments de réponse éthiques aux questions que peut poser le refus de traitement, il apparaît nécessaire de mettre en perspective l’histoire du refus de traitement avec l’évolution législative et jurisprudentielle.
En effet, si le débat a pris une actualité plus grande du fait des progrès de la science médicale et de la conscience accrue de l’exigence de respecter jusqu’au bout l’autonomie de la volonté, la notion de consentement libre et éclairé (qui se trouve au fondement de toute réflexion d’éthique médicale dans la relation thérapeutique), est bien loin d’avoir toujours été prise en compte dans sa réelle complexité. La notion de « non-assistance à personne en péril » a pu conduire à censurer une réflexion sur le fond, laissant à la médecine un espace voué au paternalisme médical.
L’analyse juridique précèdera la réflexion éthique sur cette question.
V. Analyse juridique
L’analyse de la loi et de la jurisprudence révèle l’écart entre l’intention manifeste du législateur et l’application qu’au cas par cas en retient la jurisprudence.
V.1. Le Code de déontologie médicale et la loi
S’il peut apparaître légitime d’affirmer que dans le domaine de sa propre santé, le malade peut se vouloir et jusqu’au bout le maître de lui-même, cette simple affirmation de principe fait bien peu de cas de la réalité des choses. Le malade, face à la souffrance, à la maladie, à l’approche de la mort, ne s’en trouve pas moins diminué par la conscience de sa propre faiblesse et par là-même exposé à une perte d’autonomie qui va jusqu’à atteindre sa faculté de discerner ce qu’il peut vouloir, ce qu’il peut accepter et plus encore sa faculté de l’exprimer. A ses côtés, sinon le plus souvent en face de lui, le médecin, le soignant, fort de sa science, parfois malgré ses doutes ou ses hésitations, souhaite accomplir sa mission d’aller jusqu’au bout des traitements qu’il juge les plus appropriés, pour soulager, guérir ou retarder le moment de la mort.
Mais qu’en est-il alors de la liberté du malade, de la notion d’un consentement exigé de sa part et de la nécessité de créer les conditions d’un exercice réel de ce consentement que l’on s’accorde à vouloir « éclairé »… Que serait un consentement qui ne s’accompagnerait pas, comme nous l’avons vu, d’une possibilité de refus ? C’est à cette question qu’a voulu répondre la loi du 4 mars 2002, reprenant et développant les dispositions du Code de Déontologie Médicale, en s’attachant à reconnaître aux usagers de la santé une plus grande autonomie de décision en matière de soins médicaux afin d’assurer une plus grande égalité dans les rapports entre médecin et patient. La loi consacre la prééminence du consentement du patient, disposant de la manière la plus nette que :
« Toute personne prend, avec le professionnel de santé, compte tenu des informations et des préconisations qu’il fournit, les décisions concernant sa santé. Le médecin doit respecter la volonté de la personne après l’avoir informé des conséquences de son choix. Si la volonté de la personne de refuser ou d’interrompre tout traitement met sa vie en danger, le médecin doit tout mettre en œuvre pour la convaincre d’accepter les soins indispensables. Aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment ». [10]
La reconnaissance d’un droit du patient au refus de traitement est ici particulièrement claire. On constatera que cette disposition témoigne du souci du législateur de tenter d’instaurer un dialogue (d’aucuns diraient une égalité des pouvoirs) entre devoirs du médecin et droits du malade dans la prise de décision. Ainsi, il ne s’agit plus simplement pour le malade de donner son assentiment mais bien plus encore de participer à la décision du professionnel de santé. Le législateur veut ainsi rééquilibrer la relation entre le médecin et le malade, rééquilibrage devant assurer plus sûrement le respect du principe du consentement. Ce rééquilibrage apparaît d’autant plus difficile, et par là-même nécessaire, que, du fait des progrès de la science que nous avons évoqués ci-dessus, s’accroît l’écart entre ce que le malade perçoit de son corps et ce que la médecine sait –ou croit savoir– de lui.
Mais la jurisprudence antérieure à cette loi et celle qui a pu la suivre, est ambivalente sinon contradictoire. La loi affirme un principe, mais sa mise en pratique se heurte à des conceptions opposées.
V.2. Les décisions de justice contradictoires vis-à-vis du respect de la volonté du malade
V.2.1. Le respect de la volonté du patient et ses limites
La question du respect du refus du patient s’est posée avant tout lorsqu’un pronostic vital était en jeu ; la loi demeure ambiguë sur l’attitude du médecin devant cette situation.
Dans le cas particulier d’un refus d’une transfusion exprimé par des parents pour leurs enfants mineurs, notre droit a posé une obligation de soins en cas d’urgence [11] ou, en dehors de toute urgence, en la subordonnant à la possibilité d’obtenir une autorisation du Juge des enfants [12]. En revanche si la situation de danger concerne un malade majeur, le médecin ne peut théoriquement passer outre le refus même s’il doit tout faire pour le dissuader de refuser le traitement. L’article 36 du Code de Déontologie (issu du décret du 6 décembre 1995) prévoit que « lorsque le malade, en état d’exprimer sa volonté, refuse les investigations ou le traitement proposé, le médecin doit respecter ce refus après avoir informé le malade de ses conséquences ».
Ainsi la loi reconnaît au malade la possibilité absolue de refus de soin, le Code de Déontologie d’une part enjoignant le médecin de respecter la volonté du malade, la loi du 4 mars 2002 d’autre part faisant du malade lui-même le titulaire d’un droit au refus de soin, encore renforcé par les dispositions récentes de la loi sur le « Droit des malades et la fin de vie ».
Le respect du consentement se trouve renforcé si le refus se fonde sur les convictions religieuses de l’intéressé. Or la liberté de religion est garantie par notre constitution et par la Convention Européenne des Droits de l’Homme. La question s’est posée de savoir si le traitement imposé en cas d’urgence ne constituait pas une violation de la liberté de religion. Cette question fut tranchée négativement par la Cour d’Appel de PARIS dans ses arrêts du 9 juin 1998.
Le consentement à l’acte médical se rattache au principe du respect de l’intégrité du corps humain, au nom de la dignité de la personne humaine. Ce principe est présent dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, la Commission Européenne des Droits de l’Homme, et la Charte des droits fondamentaux y consacre son titre 1 et y place le principe de l’intégrité du corps humain. Tout individu a droit à l’intangibilité de son corps et nul ne peut y porter atteinte sans sa volonté même dans un but curatif. Les articles 16.1 et 16.3 du Code Civil affirment les principes d’inviolabilité et d’intégrité du corps humain. La Cour de Cassation en a déduit que, hors les cas prévus par la loi, nul ne peut être contraint de subir une intervention chirurgicale [13]. De même, la convention sur les Droits de l’Homme et la Biomédecine d’Oviedo (non encore ratifiée par la France !), même si elle autorise des restrictions lorsqu’elles sont prévues par la loi et sont nécessaires à la protection de la santé publique ou à la protection des droits et des libertés d’autrui [14], stipule néanmoins que « la personne concernée peut à tout moment retirer son consentement ».
Mais ce principe n’est pas pour autant absolu puisque le législateur impose parfois de se soumettre à des examens ou des soins (vaccination obligatoire, traitement des maladies mentales, de certaines maladies infectieuses sexuellement transmissibles ou non, de la toxicomanie).
A contrario, la jurisprudence a considéré dès avant la loi du 4 mars 2002 qu’un médecin ne commet pas de faute en s’inclinant devant la volonté du malade et n’encourt donc pas de sanction civile, pénale ou disciplinaire. De même, le médecin ne commet pas l’infraction de non-assistance à personne en danger et n’encourt aucune sanction disciplinaire dès lors que la thérapeutique préconisée n’avait pu être appliquée en raison du refus obstiné et même agressif du malade [15]. Le Conseil d’Etat s’est clairement prononcé en ce sens en sanctionnant pour erreur de droit une décision du Conseil de l’Ordre de tenir pour fautive la prescription seulement d’un traitement palliatif à une malade atteinte d’un cancer de l’utérus qui refusait de se soumettre au seul traitement susceptible d’avoir une action efficace sur son mal [16].
Un arrêt postérieur a paru remettre en cause ce principe. Une patiente atteinte d’un cancer avait refusé tout traitement chirurgical ou radiothérapique. Le praticien lui a prescrit des produits homéopathiques et de l’acupuncture et n’avait adressé la malade à un spécialiste qu’en phase terminale. Le Conseil d’Etat a considéré que le médecin avait commis une faute en acceptant de traiter la maladie par des traitements illusoires qui l’avaient privée d’une chance de survie [17]. Il est vrai qu’en l’espèce, on a ainsi jugé alors que le médecin n’avait pas tenté de convaincre la patiente de la nécessité d’un traitement plus approprié. A cette exception près est posé ainsi le principe de l’exclusion de la faute du médecin qui s’incline devant la volonté du malade.
La question de la faute du médecin passant outre la volonté du malade a été également évoquée par la jurisprudence, en particulier lorsque le patient est inconscient. Le Conseil d’Etat a posé le principe que le médecin, face à un refus de soin réitéré et clairement exprimé, doit s’abstenir d’intervenir [18]. La Cour de Cassation a également condamné un médecin ayant procédé à une intervention chirurgicale (qui n’était pas imposée par une nécessité vitale et urgente) sans avoir recueilli le consentement préalable de la patiente inconsciente au moment de la décision d’intervention prise par le médecin [19]. En théorie, le médecin s’expose en outre à des poursuites pénales pour atteinte à l’intégrité physique du patient.
V.2.2. Limite au principe de la primauté de la volonté du malade
Depuis la loi du 4 mars 2002, la jurisprudence s’inscrit dans la ligne de celle qui l’a précédée. Ainsi lorsque la vie d’un malade est en danger et qu’il refuse les soins, la jurisprudence considère que le médecin peut choisir ou non de respecter la volonté de ce malade. On a ainsi jugé que l’éthique subjective du médecin l’emporte sur celle du malade et s’impose à lui.
Ainsi, un Tribunal Administratif de LILLE en un jugement rendu le 25 août 2002 considère que le refus par un médecin de respecter la volonté d’un patient peut être justifié par un danger immédiat pour sa vie. Il ne semble pas en conséquence qu’il y ait de réelle différence d’approche du problème par rapport à l’arrêt déjà lointain du 15 février 1971 de la Cour d’Appel de TOULOUSE considérant qu’un médecin se rendrait coupable d’une négligence engageant sa responsabilité s’il manifestait une indifférence en face du refus de soins qui lui serait opposé. C’est dans ce même esprit que le Juge des Référés du Conseil d’Etat en une ordonnance du 16 août 2002 a entendu marquer les limites du respect du refus de traitement. On rappellera à ce sujet la reconnaissance par la loi elle-même de situations d’urgence autorisant les soins forcés, en particulier s’agissant de détenus grévistes de la faim (article D364 du Code de Procédure Pénale).
La problématique reste donc entière car « C’est là ignorer qu’éthique et science sont de nature profondément différentes et que les opinions du médecin en matière d’éthique ne sont pas plus pertinentes que celles du patient. C’est également négliger cette vérité première qui veut que le corps dont il est question est celui du patient et non celui du médecin » [20].
Il n’y a donc pas de certitude juridique qui soit apportée par la loi de mars 2002,et la jurisprudence, il n’y a que l’observation d’une évolution de la question de l’autonomie du malade comme donnée essentielle à privilégier. Il est évident tout de même que le rééquilibrage que cela suppose ne peut faire l’impasse sur le degré plus ou moins grand de certitude ou d’incertitude des propositions médicales.
VI. Questions éthiques
Dans les cas abordés, la relation entre médecin et malade est à la source d’une tension, sinon d’un conflit de perspectives et de valeurs entre lesquelles il est très difficile de trancher. Tel est le cœur de la question éthique. D’une part s’expriment les valeurs qui, au-delà même de l’institution médicale, dominent la société dans son ensemble : la solidarité, le respect de la vie, l’assistance aux personnes en danger. D’autre part, le droit du malade à reconnaître son bien (subjectif) dans le bien (objectif) que des tiers veulent accomplir en sa faveur. Les protagonistes de la démarche thérapeutique ne sont pas forcément en désaccord sur les valeurs : c’est le mode respectif de hiérarchisation des valeurs qui pose problème. Par exemple aux yeux d’un malade, la durée de vie pourra revêtir une valeur moindre que la qualité de vie alors que son médecin pourrait avoir tendance à maximiser la valeur quantitative des années gagnées en attachant moins d’importance que lui à la qualité du vécu. Du fait que le malade se trouve parfois dans une particulière condition de faiblesse et de vulnérabilité, la compétence de son jugement peut être plus volontiers mise en doute que celle du médecin.
Dans ces conditions, la prudence conduit à tenir compte de deux éléments inévitables :
– La difficulté d’appréciation de la liberté de jugement d’autrui qui comporte toujours une part importante de subjectivité ;
– Un degré de déterminisme des comportements qui rend improbable une totale autonomie.
Ces questions pratiques invitent à rechercher l’éclairage de réflexions, certes plus théoriques, que les philosophes modernes ont conduites sur la question de la liberté humaine, et précisément sur l’autonomie et l’exigence de la respecter.
VI.1. Les différentes facettes de l’autonomie d’une personne
Le respect du refus de soin exprimé par le patient est conforme à l’exigence éthique de reconnaissance de l’autonomie des personnes. La question reste toutefois de savoir ce que recouvre au juste le terme « autonomie » : est-ce la capacité à se donner une loi ou la capacité à se donner des valeurs ?
On peut dégager schématiquement trois niveaux de complexité croissante au concept d’autonomie.
VI.1.1. Une autonomie d’action qui renvoie aux possibilités de mobilité corporelle. Etre autonome signifie être capable de se déplacer dans l’espace au moyen des forces dont son corps est doué.
VI.1.2. Une autonomie de pensée qui qualifie le pouvoir de conduire une argumentation cohérente et réfléchie. Plus spécifiquement, dans le domaine médical, cette forme d’autonomie définit l’état du patient capable de participer à une délibération étayée par l’acquisition d’un savoir de sa maladie. Le sujet autonome est ici celui qui est capable de comprendre une information médicale et d’y exercer son esprit critique. L’autonomie est alors, pour reprendre la formule de Kant, la capacité de « se servir par soi-même de son entendement ». Le défaut de discernement qui place une personne sous la conduite d’un autre, le prive d’autonomie de pensée, quand bien même elle disposerait de sa capacité d’action : « une personne autonome est une personne capable de réfléchir sur ses objectifs personnels et de décider par elle-même d’agir conformément à cette réflexion ».
Le respect de l’autonomie de pensée se traduit concrètement, pour le médecin, par le devoir de s’assurer que celui qui refuse un soin a parfaitement compris l’information qui lui a été transmise et les conséquences prévisibles de son refus et qu’il exerce dans ce domaine une liberté par rapport à un tiers ou à une société.
VI.1.3. Une autonomie de volonté
VI.1.3.1. Ses deux sens : autolimitation et souveraineté individuelle
L’autonomie de volonté définit la capacité d’une personne à suspendre la spontanéité impulsive qui détermine mécaniquement son action, pour se décider en fonction d’une résolution consciente et personnalisée.
Cette autonomie de volonté peut se décliner selon deux acceptions différentes ; soit comme auto-limitation soit comme souveraineté.
– L’autonomie de la volonté entendue comme auto-limitation, intègre une dimension de maîtrise rationnelle de la sensibilité. Elle ne définit pas l’anomie (absence de loi) mais l’auto-législation (auto : soi-même, nomos : loi), la capacité du sujet à se soumettre aux seules lois qu’il s’est fixées à lui-même. Le défaut de cette conception « déontologique », inspirée de Kant, est de refuser les conflits de valeur. C’est la raison qui devrait, en chaque occurrence, mettre un terme aux conflits. Le médecin (au nom de la raison) risque alors de passer outre « l’autonomie » de la personne.
– L’autonomie de la volonté comme souveraineté individuelle. Cette conception a été promue au XIX° siècle par le philosophe John Stuart Mill : « La seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de la force contre un de ses membres est de l’empêcher de nuire aux autres (…) Sur lui-même, sur son corps et son esprit, l’individu est souverain » (De la liberté). La plus grande latitude possible est ici laissée aux individus, de sorte que le sens de l’autonomie s’étend à l’ensemble de tous les actes personnels qui n’ont pas été contraints par un tiers. L’autonomie de la volonté en tant que « souveraineté » consiste dans la possibilité d’avoir des préférences singulières et de se déterminer en fonction d’une conception du bien dont il appartient à chacun de déterminer librement le contenu. Dès lors, le médecin doit respecter la liberté du patient, ses croyances, ses choix, ses demandes, même s’il les juge contraires à la raison (prendre des risques disproportionnés, se droguer, refuser une transfusion sanguine ou un traitement jugé nécessaire).
Cette extension du sens de l’autonomie se justifie aujourd’hui même aux yeux d’auteurs anglo-saxons qui ne sont pas utilitaristes, par le fait que nous nous trouvons dans un contexte de pluralisme moral (T. Engelhardt parle de « culture polythéiste » [21]). Aucune raison universelle ne peut trancher les dilemmes. C’est pourquoi le patient qui refuse un soin n’a pas à être protégé contre lui-même (contre sa déraison) mais uniquement contre un environnement déstabilisant et angoissant.
De ce point de vue, dans le cas d’un refus de traitement, il incombe seulement au médecin de s’assurer que le patient ne décide pas sous l’emprise de la contrainte psychologique exercée par un tiers. La logique de ce modèle de la liberté aboutit à affirmer que dès l’instant où le médecin n’a constaté aucune pression externe sur le patient, il peut considérer que son refus exprime son autonomie et qu’en conséquence il doit le respecter.
VI.1.3.2. Autonomie et méthodes de persuasion
Informer un malade précède donc naturellement une situation de consentement ou de refus. Reste qu’il existe bien des façons d’informer. C’est souvent la manière de transmettre une information (le ton de la voix, le choix des mots, etc.) qui explique qu’un médecin peut être persuasif là où un autre se verra opposer un refus de traitement. La pratique de la « persuasion » ne va pas sans équivoque. Elle joue souvent sur l’affectivité en s’adressant à la part sensible de la personne.
Persuader reviendrait peut-être à contraindre un patient à consentir en produisant chez lui l’émotion que la perspective menaçante de sa mort n’a pas suffi à faire naître. Le médecin pourrait assortir un refus de consentement d’une menace de non ré-hospitalisation en cas de retour éventuel du sujet « rebelle », par exemple. Or, l’article 7 du code de déontologie stipule que le médecin « ne doit jamais se départir d’une attitude correcte et attentive envers la personne examinée » [22]. C’est pourquoi il doit convaincre son équipe d’accepter l’idée que le patient en situation de refus revienne à l’hôpital en cas d’aggravation (prévisible) de son état. Si d’aventure il parvenait à emporter son consentement par un coup de force rhétorique, ne placerait-il pas le malade dans la situation de devoir affronter la lourdeur d’un traitement dans un état de souffrance morale aggravé par la culpabilité de son refus initial ? On peut même se demander si l’efficacité d’un traitement n’est pas diminuée par le fait qu’il ne soit accepté qu’à contrecœur (quel est l’impact par exemple d’un antidépresseur pour un patient qui ne s’y résout qu’à regret ?). On rejoint ici les interrogations actuelles de la recherche scientifique sur l’appoint bénéfique qu’un effet placebo pourrait apporter dans certains cas à des traitements par ailleurs efficaces.
L’intérêt de cette conception de l’autonomie entendue comme « souveraineté », est qu’elle prémunit contre le risque d’une dérive paternaliste qui consisterait à passer outre le refus de soin du malade au motif qu’il faut le « ramener à la raison ».
Pour autant l’inquiétude demeure, dans le respect absolu d’une conception spontanéiste de l’autonomie d’une : « formidable déresponsabilisation de l’acte médical (…) A la condition d’avoir fait ce que le malade voulait, le médecin peut se considérer comme dégagé de toute responsabilité dans une évolution défavorable qu’il avait prévue et qu’il aurait pu éviter ». [23]
Vu sous cet angle, le respect du refus de soin peut passer pour une forme d’hypocrisie. Il aboutit à cautionner l’attitude du médecin qui se donnerait pour règle éthique de toujours faire comme si le patient était libre (« souverain » dirait J.S. Mill), y compris dans les circonstances où il a l’intime conviction qu’il n’en est rien dans la mesure où il pressent que des facteurs psychologiques jugés irrationnels sont excessivement présents pour être à la source d’une décision de refus. Le praticien devrait, s’il s’en tenait à un tel modèle « utilitariste » de la souveraineté individuelle, respecter tous les choix - y compris ceux qui lui paraissent les plus aberrants -, dès l’instant où son interlocuteur ne relèverait pas de la catégorie des incapables (enfants au-dessous de 18 ans ou majeurs protégés : personnes sous tutelle, curatelle, ou sauvegarde de justice).
VI.2. L’obligation de soins
Celle-ci pose d’emblée une question éthique : comment la société peut-elle anéantir la liberté ontologique d’une personne en l’obligeant contre son gré à subir un traitement ?
La question est particulièrement aiguë dans le domaine médico-judiciaire où des personnes incarcérées ou après leur libération, doivent accepter de recevoir un traitement destiné à les protéger d’une récidive d’un comportement essentiellement centré sur la délinquance sexuelle. Tant que le traitement n’est pas vécu comme assumé volontairement par la personne, il risque d’être ressenti comme une contrainte insupportable à laquelle le sujet tentera d’échapper. On conçoit cependant que la justice considère que cette intervention thérapeutique contrainte est destinée à protéger la société. Cette obligation de traitement trouve son acmé dans l’hospitalisation sous contrainte à la demande d’un tiers ou de la médecine elle-même. Plus que les modalités d’entrée se pose la question des modalités de sortie ou de maintien qui devraient faire l’objet d’une expertise rapide, renouvelée et pluridisciplinaire. Comment contraindre une femme enceinte à prendre un traitement pendant sa grossesse pour protéger l’enfant à venir ? Certes toutes les recommandations peuvent être faites en utilisant les arguments aussi persuasifs, que respectueux mais la limite demeure celle du refus éclairé de la femme enceinte elle-même.
Enfin, comme on l’a vu, l’obligation de soin peut se heurter au refus des personnes avec des limites juridiques de dépassement de ce refus. Si personne ne peut obliger un malade à prendre un traitement antituberculeux, un traitement anti VIH, même en cas de dissémination probable de l’agent infectieux, la situation est différente pour certaines pathologies cependant, hautement contagieuses qui font l’objet non seulement d’une déclaration obligatoire, mais de mesures légales d’isolement.
L’obligation de soin prend toute sa dimension dans une situation de refus de traitement. En effet, respecter un refus de traitement ne doit évidemment pas éteindre l’obligation de continuer à prendre soin d’une personne.
VI.3. Le concept de respect
La légitimation du refus de traitement au nom du respect de la souveraineté individuelle peut apparaître comme une hypothèse peu crédible en plusieurs survenues de situations médicales si elle repose sur le postulat d’un sujet libre dans ses choix, conscient et indépendant de toute pression extérieure. Qu’en est-il, par exemple, du refus par un patient de suivre un traitement pourtant adapté à sa pathologie parce qu’il sait qu’elle est susceptible d’entraver durablement le déroulement de sa carrière professionnelle ? Un tel refus n’exprime-t-il pas une forme d’assujettissement aux contraintes économiques et sociales ? Un patient est toujours pris dans un réseau de contextes (personnel, social, culturel) qui déterminent ses réactions. La liberté de refuser un traitement, parce que la société ne vous donne pas la possibilité d’un statut social minimum ou d’un travail est une interpellation qui pose un problème éthique majeur Le médecin peut-il se donner pour devoir de faire comme s’il avait affaire à un sujet libre, au motif qu’il n’a pas constaté de pressions manifestes de la part de l’entourage ? Peut-on dire qu’il « respecte » à proprement parler le patient qui se trouve en face de lui ?
Pour le médecin, respecter un choix manifestement déraisonnable du malade met en jeu sa responsabilité morale et professionnelle. Il n’en finit jamais de se reprocher d’avoir été incapable de persuasion ou d’apparaître comme animé par l’indifférence ou le désintérêt vis-à-vis de celui qu’il a en charge. Respecter un malade c’est avant tout lui donner le sentiment que quelle que soit sa décision il ne l’abandonnera pas à son sort. Il est soignant jusqu’au bout.
Si un refus lui est opposé, il ne peut, par la force des choses, rien imposer au patient. Bien souvent même si le malade apparaît comme irrationnel ou obéit à des motifs psychologiques qui lui sont opaques, c’est la responsabilité du médecin de le soigner. Dans le cas où le malade est tout à fait lucide et semble exercer pleinement son autonomie, il faut avoir le courage de reconnaître qu’on est face à un dilemme moral insoluble : le médecin reste responsable, mais ne peut rien faire ; le malade a sa rationalité, même si cela peut le conduire à sa propre mort.
VI.4. Le progrès technologique modifie-t-il la liberté apparente de la personne ?
C’est une illusion de croire que la personne est en situation de maîtrise par rapport à la médecine contemporaine. La notion de « evidence-based medicine » (médecine factuelle), par son concept même de médecine fondée sur les preuves, ne constitue pas un encouragement à la remise en question de tel ou tel projet thérapeutique. Même si elle reste encore quantitativement minoritaire, cette médecine de l’évidence, de plus en plus efficace, supporte mal cette remise en question au nom de données subjectives, par essence, non objectivables. Il y a un fossé croissant entre ce que sait et ce que propose le médecin en fonction de normes objectivables et l’impression subjective du malade. Ce n’est pas parce qu’elle pourrait être inefficace qu’une thérapeutique est parfois refusée. Néanmoins il faut garder à l’esprit que la notion même de « preuve » d’efficacité médicale est complexe, n’a pas un caractère absolu, et dépend, comme l’on montré des affaires récentes de retraits de médicaments, ou d’arrêt de leur utilisation dans certaines classes d’âge, de la possibilité de vérifier la qualité, la fiabilité, et l’exhaustivité des publications scientifiques et médicales qui apportent ces « preuves ».
La compartimentation croissante de la médecine aboutit même à ce que des médecins spécialistes soient incapables de juger de la légitimité d’une thérapeutique dans une autre spécialité que la leur ; les paramètres qu’ils soient biologiques ou d’imagerie constituent des repères de moins en moins discutables et discutés lorsqu’ils sont confrontés à une subjectivité.
Cette tension entre deux volontés individuellement exprimées au nom, pour chacun, de la justesse des arguments, se retrouve de plus en plus fréquemment à mesure que la pratique médicale, autrefois forgée par le paternalisme médical, évolue vers une alliance thérapeutique avec le patient. Sans embrasser le travers opposé du paternalisme que serait une logique d’essence purement contractuelle dont les dérives ont été évoquées, l’évolution des pratiques appelle une meilleure reconnaissance des vues de chacun des acteurs. La mise en perspective commune de « l’objectivité » de l’un et de la « subjectivité » de l’autre permet ainsi de reconnaître parfois derrière ce masque une subjectivité du médecin et une objectivité du patient ! On comprend que, de part et d’autre, un mélange original de rébellion et de liberté puisse être revendiqué, spécifiquement au nom d’une liberté qui peut être vécue comme contrainte par l’autre.
VI.5. L’asymétrie des positions médecin/malade intervient naturellement dans le cadre du refus de traitement
La résolution d’un possible conflit appelle de la part de la personne, en situation de force ou de pouvoir qu’est le médecin, la capacité à reconnaître l’asymétrie des positions et la part de contrainte imposée dans le conflit en présence. La mise en perspective et la reconnaissance de ce conflit peuvent être en elles-mêmes bénéfiques en devenant un élément permettant de confronter les points de vue. Tenter alors de découvrir la source profonde des antagonismes et son retentissement sur chacun des acteurs peut permettre ainsi d’amorcer la résolution du conflit, ou du moins réduire les stress ou les rancœurs.
La mise en commun de divergences exprimées et reconnues peut ainsi paradoxalement avoir des effets bénéfiques. L’attention, la reconnaissance des valeurs de l’autre et l’esprit de coopération permettent de comprendre que les situations de refus, loin de se résumer à une opposition binaire (Oui/Non) à une question posée, expriment en fait un processus. La décision, initiée par un élément déclenchant, n’est prise qu’après une interaction avec les différents filtres psychologiques de la personne. Le fait que la question initiale soit vécue comme stressante ou conflictuelle n’est bien souvent que le résultat de la situation particulière où se trouve l’individu, qu’il soit soigné ou soignant.
Certains de ces éléments sont parfois retrouvés au sein même de la pratique médicale. Lorsque la médecine s’interroge sur le fait de savoir pourquoi les résultats de recommandations de bonnes pratiques ne sont pas suivies par certains médecins, la réponse tient bien souvent dans le fait que la situation, l’environnement, la reconnaissance de facteurs subjectifs de l’entourage ou de l’environnement vont infléchir la décision dans un sens qui ne sera pas toujours celui attendu par la question qui avait été objectivement posée à la médecine factuelle.
Les situations de refus de soin de la part d’un soigné appellent donc nécessairement de la part du médecin une analyse des différences de degré et de nature observées avec le patient. Plus qu’une différence, il s’agit bien souvent d’une asymétrie des points de vue et le médecin, dans sa quête d’une démarche honnête et équitable devra savoir faire jouer les ressorts d’une réciprocité des points de vue. C’est précisément parce que la médecine est devenue de plus en plus scientifique, et favorise de ce fait l’idée que la décision de traiter et le choix du traitement constituent des démarches objectives qui s’imposent d’elles-mêmes, que le médecin doit intégrer plus de doutes qu’auparavant et doit apprendre à maîtriser les nouvelles formes de consentement qu’il demande au patient. A coté du consentement, l’autorisation, l’assentiment, la permission, l’acquiescement, l’approbation ou l’adhésion sont autant des concepts proches et différents que des voies nouvelles pour ces relations entre personnes.
Nous sommes à la fois dans le domaine du consentement éclairé tel qu’il était défini par Jean Bernard (le consentement est par essence d’ordre déontologique, tandis que son caractère éclairé fait intervenir l’éthique) et en même temps dans une situation nouvelle qui ne se résume pas à une sorte de consentement automatique, de question posée au patient dont la seule réponse attendue est « oui ».
VI.6. Quelle question éthique pose le refus de traitement par et pour un tiers ?
Le refus de traitement par un tiers est toujours un refus pour un tiers.
Lorsqu’un tiers refuse un traitement pour un malade, non seulement il se substitue à cette personne, mais il se l’approprie, si tant est qu’il est très différent de refuser un traitement pour un tiers que pour soi. Ses convictions personnelles, ses liens affectifs, ses intérêts peuvent occulter, voire être contraires à l’intérêt du malade lui-même. On sait en effet les difficultés rencontrées lors des transferts du consentement d’une personne incapable sur l’entourage familial ou une personne de confiance. La proximité peut être en contradiction avec l’intérêt réel. Le refus d’un malade et le refus exprimé par un tiers ne peuvent jamais être assimilés l’un à l’autre. Mais tout ne se limite pas à une interprétation du refus du tiers. La question centrale est celle de la légitimité de ce tiers et, dans ce domaine, les débats sont sans fin. Quel tiers ? familial, amical, légal ? Quels intérêts connus ou inconnus, quelle compétence ou incompétence de ce tiers pour juger de l’intérêt de la personne en cause, et pour traduire sa volonté réelle ? Cette interrogation est au maximum devant une communauté réputée sectaire où le tiers s’empare sans débat de toute autonomie réelle ou apparente de la personne malade.
Le CCNE s’est déjà exprimé sur les conséquences éthiques du consentement dans l’intérêt d’un tiers [24]. L’un des éléments clés était de tenter de différencier ce qui revenait à la personne elle-même par rapport au tiers vis-à-vis duquel un consentement était demandé. Dans les cas de refus là encore, le médecin devra tenter de faire préciser la différence entre « ce que vous pensez » et « ce que vous pensez que la personne pensait ». Appliquée à la délicate question du consentement (ou du refus) du don d’organes après constatation d’une mort encéphalique, une telle approche s’est révélée bénéfique pour adoucir des tensions initiales parfois présentes au sein d’une famille.
Dans le cas particulier de la mère accouchant et refusant au dernier moment une césarienne, la question du tiers se pose avec la présence du conjoint ou du père. Comment accepter une mise en demeure par un tel tiers de ne pas pratiquer une césarienne chez une femme manifestement en état de faiblesse et de vulnérabilité ?
VI.7. Comment apprécier la réalité d’une capacité libre de jugement ? Un libre arbitre existe-t-il ?
Apparemment, en dehors des situations d’incapacité reconnues par la loi, le libre-arbitre est présumé. Or, celui-ci est particulièrement illusoire dans un certain nombre de situations [25].
Comment s’assurer dans une situation de conscience altérée par la maladie, la dénutrition, le travail d’accouchement en cours, que la capacité de jugement est restée libre ? Comment s’assurer que la personne a réellement compris la gravité et l’importance des enjeux ? Comment admettre la permanence et la stabilité de ce refus quand on connaît le changement de volonté de survie en situation de détresse ? Comment s’assurer que le suicidé ne veut réellement plus vivre ?
C’est ici que la médecine est extrêmement embarrassée. Elle doit être très attentive à ne pas prendre cette décision de refus de traitement comme la déchargeant de façon opportune de ses obligations. Elle est alors partagée entre la crainte d’une intrusion excessive et le risque d’un laxisme moralement difficilement admissible. Le CCNE a rappelé dans son avis 84 [26] l’importance d’une formation universitaire à l’éthique médicale.
Il est essentiel de toujours faire une analyse approfondie d’un refus de traitement. S’agit-il d’un certain trouble de la compréhension, de l’appréciation par le malade de l’impossibilité de curabilité ; s’agit-il d’un trouble du raisonnement ou s’agit-il enfin de l’expression d’une attitude d’opposition aux personnes des soignants elles-mêmes ? Ou s’agit-il enfin d’un refus rationnel et réfléchi ?
Cette sémiologie mérite toujours d’être inventoriée pour ne pas réduire un tel refus à une simple opposition.
Le concept de non-assistance à personne en péril ne résout pas les tensions présentes. Il peut en effet être appelé de façon excessive par le thérapeute pour exercer une contrainte au nom d’une loi qui pourrait lui être appliquée. Ce concept tiré du droit est destiné à lutter contre l’indifférence d’une société vis-à-vis d’une personne en détresse. Il n’est pas destiné à protéger le médecin dans toutes ses activités.
Ainsi la notion même de non-assistance à personne en péril ne peut être invoquée de façon automatique pour permettre la réanimation d’un nouveau-né à 21 semaines de grossesse ou pour effectuer systématiquement une trachéotomie chez l’insuffisant respiratoire en fin de vie. Il en est de même pour ceux qui invoqueraient ce principe à l’encontre de médecins qui n’auraient pas jugé bon de pratiquer des soins considérés comme devenus vains. Il ne faudrait pas que ce principe de non-assistance à personne en péril vienne parasiter de façon excessive la tension qui existe dans le domaine du refus de traitement.
Ainsi, le pacte médical cher à Paul Ricœur rencontre des dilemmes éthiques. Le droit des malades peut être en contradiction avec le devoir des médecins. La demande de la société d’assurer toujours plus de sécurité, d’indemnisation, d’adopter en toute situation un principe de précaution sans limite, crée une attitude de défense de la part de la médecine qui peut avoir le sentiment d’avoir à se défendre du reproche de ne jamais en avoir fait assez. Cette attitude est encouragée par des processus de judiciarisation qui mettent parfois à mal le respect de l’autonomie. On passe ainsi d’une attitude intrusive, méconnaissant l’autonomie et la liberté du malade, à une attitude de culpabilité de ne pas avoir répondu à une détresse par une efficacité technique. Il ne faut pas croire que ces dilemmes soient monopolisés par la médecine. Les malades eux-mêmes peuvent se trouver confrontés à des choix d’acceptation ou de refus sur des arguments bien fluctuants. Ainsi, notre société qui refuse la mort et considère que toute maladie peut faire l’objet d’un recours thérapeutique, que la technique médicale a toujours une réponse possible, peut souhaiter légitimement en même temps maintenir la mise à distance d’une médecine jugée excessivement envahissante.
Dans des cas graves mais significatifs, il s’agit de véritables dilemmes moraux : c’est le corps propre d’une personne qui est en cause, c’est sa vie ou sa santé, mais c’est aussi le sens qu’elle cherche à donner à cet épisode de son histoire, avec ses valeurs les plus profondes. Comment faire pour que la relation entre le malade et le médecin garde ici la vraie signification humaine qui a toujours été recherchée ? Comment faire pour que, dans la diversité des points de vue, la confiance qui caractérise le pacte médical ne soit pas perdue ?
Au-delà de toutes ces interrogations philosophiques, la nécessaire action (ou non-action) à entreprendre en médecine limite la portée réelle de la réflexion philosophique pure. Le médecin sera toujours condamné à agir et cette impasse rend encore plus fondamentale la réflexion sur une autorité qu’il a de facto. Cette contrainte d’action rend encore plus essentielle une formation à la réflexion et à l’humanité.
VII. Recommandations
Le Comité propose ainsi les recommandations suivantes :
1 - Tout faire pour éviter que les décisions importantes ne soient prises qu’en situation critique. Que ce soit sur le plan médical somatique ou psychiatrique il faut, toutes les fois où cela est possible, anticiper au maximum les situations, afin d’éviter que surgissent des conflits graves lors de la décision de mise en œuvre d’un nouveau traitement, susceptible de provoquer un refus.
2 – Promouvoir le sentiment et des attitudes de reconnaissance mutuelle ; en dehors d’une situation d’extrême urgence le médecin ne doit jamais imposer une solution thérapeutique ; il ne doit pas non plus adopter une attitude de fuite, d’abandon ou de chantage. Sa responsabilité professionnelle est celle du maintien du soin en respectant au maximum les décisions d’un malade qui doit pouvoir comprendre, lui aussi, les obligations morales de celui qui le soigne.
3 – Ne pas céder à l’obsession médico-légale du concept de « non assistance à personne en péril » qui ne doit pas occulter une relation médecin/malade fondée avant tout, sur la confiance dans l’aide que ce médecin peut apporter au malade, même s’il faut aussi que le médecin puisse se protéger de situations rares mais toujours possibles par une mention écrite de ce refus.
4 – Etre conscient qu’une information doit, dans toute la mesure du possible, être progressive, évolutive en fonction du temps, tenant compte d’éventuels phénomènes de sidération psychique et au besoin réévaluée.
5 – Etre sensible au fait qu’une information est l’expression de faits ou d’opinions explicités de façon apparemment objective, fondés sur un savoir porté par une personne, mais qui s’adressent à la subjectivité d’une autre personne. Une information ne peut donc jamais être purement objective, car la subjectivité de l’émetteur et celle du récepteur interagissent dans le processus de communication et modifient en permanence les conditions de l’échange.
6 - Etre conscient que, dans la rencontre de deux libertés, la compassion comporte le piège de l’abus d’autorité. Les médecins doivent en être conscients, et être formés à l’écoute de l’expression de la liberté du malade, comme l’a rappelé le CCNE dans son avis n° 84 sur la formation à l’éthique médicale ; l’appréciation du degré d’autonomie doit être évolutive en fonction du temps.
7 – Ne pas présumer l’absence totale de liberté pour éviter de prendre en compte un refus de traitement ; ne pas profiter pour le médecin de cette situation de vulnérabilité. Respecter cette personne vulnérable en l’informant de façon telle qu’elle comprenne les enjeux sans chantage ni indifférence. On ne peut vouloir faire toujours le bien d’une personne contre son gré au nom d’une solidarité humaine nécessaire et d’une obligation d’assistance à personne en péril.
8 – Réfléchir à une nouvelle compréhension de la déontologie médicale qui tienne compte de l’évolution culturelle d’une revendication croissante à l’autonomie. Le caractère déraisonnable d’une obstination devrait pouvoir être aussi jugé par le malade et non par le médecin seul.
9 - Comme toujours en situation de crise, recourir non seulement à un deuxième avis, mais aussi à un processus de médiation ou à une fonction médiatrice, pour ne pas laisser seuls face à face le médecin et le malade ou le médecin et une famille. C’est à ce titre, que les tierces personnes, peuvent faire prendre conscience, au malade et au médecin, de la reconnaissance qu’ils peuvent avoir mutuellement, et de ce que cela implique. La notion de personne de confiance inscrite dans la loi de mars 2002 prend ici toute sa signification. L’importance des psychologues, voire des psychiatres et du personnel soignant ne peut être que soulignée. L’objectif est en effet non seulement d’accueillir une parole de refus comme réellement signifiante, mais aussi de juger du degré d’aliénation éventuelle. Pour autant, il ne s’agit pas de s’en remettre à un tiers de la responsabilité de la décision, mais d’aider la personne au gouvernement d’elle-même.
10 – Accepter de passer outre un refus de traitement dans des situations exceptionnelles tout en gardant une attitude de modestie et d’humilité susceptible d’atténuer les tensions et de conduire au dialogue. Même s’il est impossible de fixer des critères, des situations peuvent être envisagées où il serait permis d’effectuer une telle transgression, quand des contraintes de temps mettent en cause la vie ou la santé d’un tiers. Ainsi :
- Les situations d’urgence ou d’extrême urgence où la médecine se trouverait en situation d’avoir à répondre dans l’instant en présence d’une personne inconsciente ou à laquelle il est en pratique impossible de demander dans l’instant, un accord. La présence d’un tiers, même détenteur d’une déclaration anticipée, ne constitue pas un élément décisif.
- Un accouchement en urgence mettant en jeu la vie d’un enfant à naître. L’éthique dans ce domaine ne doit pas constituer le paravent d’une fausse bonne conscience respectueuse à l’excès de l’autonomie.
- Les situations où la sécurité d’un groupe est en jeu, comme lors du cas de menace d’épidémie grave où la liberté d’un individu doit être jugée de manière responsable à l’aune du devoir de solidarité envers son prochain.
11 – Respecter la liberté individuelle tant qu’elle ne s’approprie pas la liberté d’autrui. Le refus d’une césarienne ou d’une transfusion doit pouvoir être entendu en dehors des situations d’urgence.
Le refus de traitement clairement exprimé par une personne majeure ayant encore le gouvernement d’elle-même ne peut être que respecté, même s’il doit aboutir à sa mort. Soigner une personne, ce n’est pas prendre en compte chez elle, seulement l’aspect médical mais l’unité même de sa personne. Venir en aide à une personne n’est pas nécessairement lui imposer un traitement. C’est ici tout le paradoxe parfois méconnu par la médecine qui doit accepter d’être confrontée à une « zone grise » où l’interrogation sur le concept de bienfaisance reste posée.