Les accusations de dérives sectaires contre les témoins de Jéhovah à l’épreuve du droit
Davy, août 2016

- Modifié le 23 octobre 2023

Assemblée régionale des Témoins de Jéhovah au Capitole de Châlons-en-Champagne en 2016

Les juges français et européens ont régulièrement été confrontés à des accusations de dérives sectaires portées à l’encontre des témoins de Jéhovah pour leur refuser le bénéfice de droits fondamentaux ou pour empêcher l’exercice de leurs libertés de culte et de conscience. S’ils ont souvent éludé la question en rappelant que les droits et libertés s’appliquent à tous sans distinction sur des considérations religieuses, ces magistrats ont parfois dû contrôler que ces citoyens ne génèrent pas un trouble à l’ordre public et que leurs pratiques ne relèvent pas de dérives sectaires qui pourraient justifier des restrictions à leurs activités.

Le Conseil de l’Europe recadre la politique antisectes

En règle générale, les instances européennes expriment des avis équilibrés au sujet du phénomène sectaire, grâce au consensus qui peut ressortir des législations nationales et expériences administratives tirées des États membres du Conseil de l’Europe dans leur ensemble. La France se comporte plutôt en mauvais élève, en obtenant la huitième position au classement des violations de la Convention européenne des droits de l’homme en 2013 avec 36 condamnations. S’expliquant dans le cadre de l’interdiction légale du voile intégral dans l’espace public français, qui a été examinée par la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme, Me Patrice Spinosi critique le comportement de la France : « Alors que la CEDH assure un seuil minimum de libertés fondamentales, la réaction en France est toujours la même : “Nous n’avons pas de leçon à recevoir, le pays des droits de l’homme c’est nous !” Nous avons notre vision des droits de l’homme et elle est aujourd’hui dépassée, passée au tamis d’autres États qui ne sont pas de petites démocraties [1]. »

L’adoption de la résolution sur « La protection des mineurs contre les dérives sectaires [2] » par l’Assemblée parlementaire en avril 2014 est assez significative sur le décalage entre l’approche politique française du phénomène sectaire et celle de nos voisins européens. À la suite d’une proposition de résolution intitulée « La protection des mineurs contre l’influence des sectes » déposée par plusieurs membres de l’assemblée en avril 2011, la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme a chargé le député français Rudy Salles de préparer un rapport devant aboutir à un projet de résolution et à un autre de recommandation. Dans son avis du 31 mars 2014, la Commission des questions sociales, de la santé et du développement durable a estimé souhaitable que ce rapport, tout comme la résolution et la recommandation proposées, « établissent un lien plus étroit entre les normes européennes et les situations de vie des enfants, et situent la problématique dans un contexte social et politique plus large ».

Contrairement au gouvernement français qui met toujours en avant les dangers attribués aux mouvements sectaires et qui feint d’ignorer les discriminations subies par leurs membres, la résolution adoptée prend en considération les dérives dans les deux sens : l’Assemblée parlementaire déclare effectivement être « particulièrement préoccupée par la protection des mineurs, notamment ceux qui appartiennent à des minorités religieuses y compris les sectes », mais elle ajoute dans le même paragraphe qu’elle « condamne l’intolérance et la discrimination à l’encontre des enfants pour des motifs de religion ou de croyance, en particulier dans le système éducatif ». Loin de stigmatiser les différences des minorités confessionnelles, la résolution encourage plus volontiers un véritable esprit de tolérance : « Le Conseil de l’Europe a toujours promu une culture du “vivre ensemble” et l’Assemblée s’est exprimée à plusieurs reprises en faveur de la liberté de pensée, de conscience et de religion ainsi qu’en faveur des groupes religieux minoritaires. » Le dernier paragraphe est très clair : « L’Assemblée invite les États membres à veiller à ce qu’aucune discrimination ne soit autorisée en raison du fait qu’un mouvement est considéré ou non comme une secte, à ce qu’aucune distinction ne soit faite entre les religions traditionnelles et des mouvements religieux non traditionnels, de nouveaux mouvements religieux ou des “sectes” s’agissant de l’application du droit civil et pénal, et à ce que chaque mesure prise à l’encontre de mouvements religieux non traditionnels, de nouveaux mouvements religieux ou de “sectes” soit alignée sur les normes des droits de l’homme telles qu’elles sont consacrées par la Convention européenne des droits de l’homme et d’autres instruments pertinents protégeant la dignité inhérente à tous les êtres humains et l’égalité de leurs droits inaliénables. »

En revanche, le projet de recommandation qui devait suggérer au Comité des ministres « de réaliser une étude visant à mesurer la réalité du phénomène sectaire touchant les mineurs au niveau européen », « de mettre en place un groupe de travail chargé d’échanger entre les États membres des informations relatives aux dérives sectaires touchant les mineurs » et « d’œuvrer à une meilleure coopération au plan européen pour mettre en place des actions communes de prévention et de protection des mineurs contre les dérives sectaires », n’a pas emporté l’adhésion des parlementaires. Le recalage de ce texte rend manifeste que les membres du Conseil de l’Europe ne partagent pas globalement la vision alarmiste de groupes politiques sous l’influence de lobbies antisectes, notamment en France, qui exagèrent le danger des sectes et entreprennent tout une série de mesures pour lutter contre un problème surestimé, sans jamais tenir compte des dérives conduisant à la stigmatisation de minorités inoffensives.

« S’agissant du groupement des Témoins de Jéhovah, la jurisprudence de la Cour européenne contribue, par de nombreux arrêts, à désarmer les critiques à l’emporte-pièce parfois formulées par les partisans de la stigmatisation de tout groupement religieux non-traditionnel [3] », remarque le professeur des universités Gérard Gonzalez. Membre de l’Institut de droit européen des droits de l’homme à Montpellier, il a souligné l’apport de cette jurisprudence dans la défense des libertés religieuses en général et dans l’intégration de ce culte minoritaire en particulier dans la Revue trimestrielle des droits de l’homme : « Le fer de lance de la promotion de la liberté européenne de religion a longtemps été le groupement des Témoins de Jéhovah. Ses membres ont remporté plusieurs succès devant la Cour européenne, après lui avoir donné l’occasion de se prononcer pour la première fois en 1993, sur cette liberté jusque là “potiche” de la Convention. Le groupement lui-même peut se targuer de quelques arrêts favorables qui ont contribué à favoriser sa banalisation dans le paysage religieux européen [4]. » Ayant étudié les combats juridiques engagés par les témoins de Jéhovah pour défendre leurs droits à travers le monde et plus particulièrement en Europe, le professeur James T. Richardson a rapporté qu’entre 1964 et 2013 ce mouvement religieux a remporté 29 affaires devant la CEDH et perdu deux autres, obtenu 26 règlements à l’amiable et retiré cinq requêtes [5]. Au mois d’août 2013, 79 recours étaient encore pendants devant la juridiction européenne.

Certes, les magistrats de la juridiction siégeant à Strasbourg ne sont pas parfaitement hermétiques aux préjugés. Comme l’a révélé l’arrêt Ismailova c. Russie rendu le 29 novembre 2007 à seulement quatre voix contre trois, ils laissent de temps à autres des a priori sur l’appartenance religieuse des requérants influencer leurs décisions. Professeur de droit public à l’Université de Savoie, Petr Muzny démontre dans une analyse fine des faits réels et de la pertinence des arguments retenus qu’il y a eu une différence de traitement entre les deux parents : « Les qualités du père ont été valorisées, ses défauts niés, tandis que les qualités de la mère ont été passées sous silence et ses défauts aggravés. L’appréciation a donc été à sens unique [6]. » Il relève notamment que les attestations en faveur de la mère témoin de Jéhovah et sa demande de procéder à une enquête sociale ont été écartées d’office, alors que les témoignages à son encontre (déposés essentiellement par les parents de son conjoint, dont l’impartialité devrait logiquement être mise en doute) ont été utilisés sans aucun recul. Son métier d’institutrice n’a même pas servi à évaluer sa capacité à éduquer ses propres enfants. Le fait que le père n’ait pas cherché à voir ses enfants durant une année entière, ni contribué à ses obligations alimentaires durant tout ce temps, qu’il soit absent six mois par an pour exercer son activité de pêcheur en confiant l’éducation de ses enfants à ses parents : tout cela n’a pas été pris en compte. Ce juriste, qui regrette que la méthodologie adoptée dans l’affaire Palau-Martinez c. France n’ait pas été mise en œuvre dans ces circonstances similaires, rappelle toute l’importance de respecter l’obligation d’une appréciation in concreto : « Les faits, toujours les faits, rien que les faits, car les faits sont têtus, ils ne mentent pas. Les déterminer, les vérifier, les évaluer, pour que le juge demeure en phase avec la réalité. Perdre de vue ce fondamental et le jugement prend le risque de dévisser dans la sphère idéelle du préconçu [7]. »

Hormis cette note qui conclut fort justement qu’« oublier ce jugement spécieux est donc bien la seule chose dont il convient de se rappeler », cet arrêt adopté à une faible majorité n’a pas été mentionné dans la presse juridique. Pourtant, tandis que l’arrêt Palau-Martinez contre France rendu en 2005 a dû attendre cinq ans avant d’être évoqué dans une publication de la Miviludes [8], celle-ci s’est empressée de se référer à cet arrêt controversé dans son Rapport 2008, affirmant qu’il « retient l’attention [9] ». La mise en garde du professeur Petr Muzny dans le Recueil Dalloz n’était donc pas dénuée de fondement : « La Cour est un modèle et les normes qu’elle produit ont un effet précédentiel inégalé. Cet arrêt constitue donc un message lancé à l’adresse des juges, des avocats, des fonctionnaires et des citoyens du Conseil de l’Europe, suivant lequel il y a en leur sein près de deux millions de personnes, membres d’un groupement religieux minoritaire aux enseignements prétendument nocifs dont il convient de se méfier et qu’il faudrait, partant, garder à l’oeil. C’est donc attiser le feu d’une persécution religieuse qui n’avait certainement pas besoin de cet arrêt pour d’ores et déjà produire ses effets. Et pour ceux qui penseraient que ces pauvres illuminés de Témoins de Jéhovah qui, au contraires des tziganes, ne savent même pas danser, méritent bien ce châtiment, il suffit de rappeler que lorsqu’un modèle d’intolérance est lâché, on ne sait jamais où il peut s’arrêter [10]. »

Une analyse exhaustive des dérives sectaires présumées

Néanmoins, la Cour européenne des droits de l’homme prend en général dans ses arrêts une distance suffisante pour offrir une vision globale au niveau de l’Europe et pour ainsi rendre des décisions objectives face à des différends très spécifiques à des contextes nationaux. Comme l’explique Nicolas Hervieu, juriste au Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux (CREDOF), la CEDH fixe un cadre à ne pas dépasser en matière de libertés, tout en laissant une marge d’appréciation aux États : « Lorsqu’elle est saisie d’enjeux sociétaux très sensibles, elle étudie la situation des législations en Europe. Et à l’aune de cet état des lieux, elle va moduler l’intensité de son contrôle selon l’existence ou non d’un consensus européen [11]. »

Salle d’audience de la Cour européenne des droits de l’homme
© Conseil de l’Europe – Richard Rogers Partnership – Atelier Claude Bucher Architectes

Aussi la même section de la Cour européenne s’est-elle rattrapée trois ans plus tard, en examinant plus en profondeur les circonstances d’une autre affaire concernant la dissolution judiciaire de la branche moscovite des témoins de Jéhovah. Dans l’arrêt du 10 juin 2010 condamnant la Fédération de Russie pour violation de l’article 9 de la Convention garantissant la liberté de religion, elle a repris point par point tous les reproches retenus par la justice russe [12]. Cette fois-ci à l’unanimité, les sept juges européens ont jugé que la dissolution de la requérante « ne reposait pas sur une base factuelle adéquate », comme le résume le Greffier de la CEDH dans son communiqué :

« En particulier, les juridictions internes n’ont pas avancé de motifs pertinents et suffisants pour montrer que la communauté requérante avait forcé des individus à rompre avec leur famille, qu’elle avait porté atteinte aux droits et libertés de ses membres ou de tiers, qu’elle avait incité ses adeptes à se suicider ou à refuser des soins, qu’elle avait porté atteinte aux droits des parents ne faisant pas partie de ses membres ou à leurs enfants, ou encore qu’elle avait encouragé ses membres à refuser de respecter une quelconque obligation légale. Les contraintes imposées par la communauté requérante à ses membres, telles que la prière, la diffusion de leur foi par porte à porte et certaines restrictions quant à leurs activités de loisirs, ne sont pas fondamentalement différentes de contraintes analogues imposées par d’autres religions à leurs fidèles dans la sphère privée. De plus, la conclusion des juridictions internes selon laquelle certaines personnes avaient été forcées de rejoindre la communauté n’est étayée par aucun élément. Le fait que la communauté requérante prêchait le refus des transfusions sanguines même en cas de danger de mort n’est pas suffisant pour déclencher l’application d’une mesure aussi radicale que l’interdiction de ses activités, étant donné que le droit russe laisse aux patients la liberté de choix quant au traitement médical qu’ils souhaitent suivre [13]. »

Gérard Gonzalez, professeur à l’Université de Montpellier 1, élargit les leçons à tirer de cet arrêt remarquable au-delà du seul cadre de la Russie : « Il met en scène tous les ingrédients de la lutte antisecte classique alimentée par un certain nombre de préjugés concernant le trouble à l’ordre public, à la vie privée, à la santé publique et utilisés sans discernement pour stigmatiser un groupement religieux non traditionnel. La Cour européenne est ainsi conduite à faire la part des choses et elle condamne sévèrement une décision fondée essentiellement sur ces préjugés. L’affaire est d’autant plus intéressante de ce point de vue que les arguments avancés par les autorités russes sont ceux-là même que l’on retrouve régulièrement dans les rapports parlementaires français ou belge et dans les rapports de la Mission interministérielle française de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (M.I.V.I.L.U.D.E.S.). Sans être naïve ou excessivement laxiste, la Cour européenne donne ainsi à l’État russe mais aussi, au-delà, aux menées antisectes conduites avec trop d’aveuglement, une leçon de tolérance à l’égard du pluralisme religieux consubstantiel à toute société démocratique [14]. »

Bien que les témoins de Jéhovah aient été enregistrés au niveau fédéral en 1999, tout comme 360 autres assemblées locales de fidèles à travers la Russie, celle de Moscou n’a pas réussi à obtenir son enregistrement. Au terme d’une longue procédure judiciaire aboutissant à sa dissolution en 2001, elle s’est donc retrouvée dans l’impossibilité d’exercer librement son culte. La CEDH s’est donc penchée sur la violation alléguée des articles 9 et 11 de la Convention européenne par cette dissolution de la requérante. Après avoir admis que l’ingérence dans la liberté de religion était prévue par la loi et poursuivait un but légitime (empêcher la violation des droits d’autrui et protéger le bien-être et la santé des membres de la communauté), la cour a contrôlé que cette ingérence s’avérait « nécessaire dans une société démocratique », c’est-à-dire « proportionnée au but poursuivi », et que les raisons invoquées par les autorités étaient bien « pertinentes et suffisantes ». Examinons en détail chacun des points traités par la plus haute juridiction du Conseil de l’Europe, qui les a tous rejetés pour manque de consistance.

À propos de la prétention que les témoins de Jéhovah forceraient leur membres à rompre avec leur famille, les paragraphes 109 à 114 de l’arrêt constatent qu’il n’y a rien qui indique que la communauté ait imposé ou demandé à ses fidèles de mettre fin à leurs relations familiales, même avec les membres non-témoins. Les experts des parties civiles ont reconnu que les textes du mouvement ne contenaient pas de contrainte directe conduisant à la destruction de la famille, mais que des pressions psychologiques en seraient responsables, sans être capables d’identifier la moindre victime de telles pressions. En fait, « ce que les juridictions nationales ont pris pour une contrainte concourant à la destruction des familles n’était rien d’autre que la frustration ressentie par des proches non Témoins qui découle des désaccords quant à la manière dont leurs parents Témoins ont choisi d’organiser leur vie en accord avec les préceptes religieux, ainsi que de leur isolation croissante résultant de la mise en dehors de la communauté à laquelle le membre de la famille Témoin de Jéhovah a adhéré ». La cour souligne qu’un engagement religieux réclame généralement de ses disciples le respect de règles religieuses et de dévouement personnel aux activités cultuelles pouvant prendre une partie importante du temps d’un croyant, qui conduit parfois à des formes extrêmes telles que la vie monastique communément admise dans la chrétienté, voire dans le bouddhisme ou l’hindouisme. Tant que cela relève d’un choix libre et indépendant du croyant, quelle que soit la réaction des autres membres de la famille, cela ne signifie pas que la religion détruit les familles. À l’inverse, la cour constate que c’est plutôt le refus des membres non-croyants de la famille d’accepter et de respecter la liberté de leur proche de manifester et de pratiquer la religion de son choix qui est source de conflits. Si de telles frictions existent effectivement dans les mariages dont les couples ne partagent pas la même foi, « cette situation n’est pas différente de celle rencontrée dans tout mariage inter-religieux et les Témoins de Jéhovah ne constituent pas une exception ».

En particulier, le paragraphe 112 note que seuls six cas de conflits familiaux sont exposés, dont cinq sont apportés par des membres du Comité de salut à l’origine du procès contre les témoins de Jéhovah. Sachant que la communauté est forte de 10 000 pratiquants à Moscou, ces histoires marginales ne constituent pas une base raisonnable et suffisante à établir que les enseignements des témoins de Jéhovah conduiraient à l’éclatement des familles. La cour considère qu’il serait plus approprié d’effectuer une comparaison statistique entre le nombre de familles brisées chez les athées, chez les religions traditionnelles (notamment les orthodoxes) et chez les témoins de Jéhovah. C’est uniquement si ce dernier dépassait de manière notable les autres qu’un lien pourrait être établi entre leurs enseignements et les destructions de familles.

Ensuite, les diverses formes d’atteintes à la personnalité, aux droits et libertés de citoyens sont abordées des paragraphes 115 à 130. Déjà, les juridictions russes avaient affirmé que certains aspects de leur vie au sein de la communauté violaient le droit constitutionnel des membres au respect de leur vie privée et de leur libre choix d’un métier : la détermination de l’endroit et du type d’emploi, la préférence pour un travail à temps partiel pour consacrer du temps à l’évangélisation, le travail bénévole à la filiale russe nommée « Béthel », l’encadrement des distractions, l’interdiction de célébrer les fêtes et les anniversaires, l’activité missionnaire obligatoire, etc. La CEDH rappelle quant à elle que l’expression « vie privée » inclut généralement la sphère d’autonomie personnelle dans laquelle chacun peut poursuivre librement le développement et l’épanouissement de sa personnalité, ainsi que la construction de liens avec autrui. Et de conclure que leurs décisions d’entreprendre une activité professionnelle à temps plein ou partiel, salariée ou bénévole, de célébrer de la façon qui leur plaît des événements importants pour eux, qu’ils soient religieux ou familiaux, tels que les anniversaires de mariage, les naissances, une pendaison de crémaillère, l’entrée à l’université, relèvent de la « vie privée » des membres de cette confession.

Par ailleurs, la juridiction européenne souligne que c’est une caractéristique commune à la plupart des religions d’établir des principes doctrinaux en matière de comportement, auxquels les fidèles doivent soumettre leur vie privée, qu’il s’agisse de l’assistance régulière aux offices religieux, l’accomplissement d’actes rituels comme la communion ou la confession, le respect de jours fériés ou l’abstention de travail certains jours de la semaine. Les préceptes de la religion des témoins de Jéhovah ne diffèrent pas fondamentalement des limitations imposées par d’autres religions dans la vie privée de leurs disciples. En les suivant dans leur vie quotidienne, les croyants manifestent ainsi leur volonté de se conformer strictement à la foi qu’ils professent et cette liberté est garantie par l’article 9 de la Convention européenne relatif à la liberté de manifester sa religion, seul et en privé. L’occasion est saisie de réitérer que son devoir de neutralité et d’impartialité empêche l’État d’évaluer la légitimité des croyances religieuses, ainsi que la manière de les exprimer ou de les manifester, et que toute ingérence dans de tels choix de vie à l’intérieur de la sphère privée doit reposer sur des motifs sérieux et un besoin social impérieux. Or, dans la présente affaire, les tribunaux internes n’ont apporté aucune preuve que les membres de la requérante auraient été forcés ou persuadés de choisir une profession spécifique, un lieu ou des horaires de travail. À l’inverse, les témoignages de fidèles moscovites attestent qu’ils suivent les enseignements et les activités des témoins de Jéhovah de leur plein gré et qu’ils déterminent individuellement leurs choix professionnels, la répartition de leur temps entre le travail, la détente et la pratique du culte.

En ce qui concerne le droit d’autrui au respect de la vie privée, selon les tribunaux russes, la prédication de porte en porte constituait une invasion de l’intimité des autres. L’unique preuve produite étant la condamnation criminelle d’un homme pour avoir attaqué une chrétienne témoin de Jéhovah qui conversait avec sa femme à la maison, la cour européenne retient surtout que cette fidèle a été « victime d’une infraction pénale violente mais aucunement qu’elle avait elle-même commis une infraction ». L’arrêt Kokkinakis contre Grèce avait fait remarquer que le témoignage évangélique constituait une « mission essentielle » et une « responsabilité de chaque chrétien et de chaque église », à distinguer bien sûr du prosélytisme abusif. De plus, la législation russe n’a pas prévu de délit de prosélytisme et la procédure de dissolution de la requérante ne contient aucune preuve que ses membres auraient usé de méthodes abusives dans leur activité d’évangélisation.

Au sujet de l’allégation de non-respect des droits parentaux des non-témoins, la cour relève que la participation de l’enfant aux activités des témoins de Jéhovah dans le cadre d’un mariage mixte, malgré l’objection de l’un des parents, n’est manifestement pas due à des agissements répréhensibles de la communauté, dans la mesure où elle est approuvée et encouragée individuellement par le parent professant cette foi. La cour se reporte à l’article 2 du Protocole n° 1, en vertu duquel les États sont tenus de respecter les droits des parents d’assurer l’éducation et l’enseignement de leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses, et à l’article 5 du Protocole n° 7 établissant que les époux jouissent de l’égalité de droits dans leurs relations avec leurs enfants. De plus, si la législation nationale interdit d’impliquer des mineurs dans des assemblées religieuses ou de leur enseigner la religion contre leur volonté ou sans le consentement de leurs parents ou tuteurs, elle ne conditionne pas pour autant l’éducation religieuse d’un enfant à l’existence d’un accord entre les deux parents. Par conséquent, même si les parents adhèrent à des croyances divergentes, chacun conserve un droit identique d’élever ses enfants selon ses convictions (religieuses ou non). Tout désaccord entre eux quant à la participation d’un enfant à des activités religieuses ou à son éducation relève d’un différend privé à résoudre par la procédure prévue par le droit de la famille. Quant aux éléments sur la violation des droits des enfants parce que des textes bibliques restreindraient leur indépendance d’esprit, entraveraient leurs sentiments patriotiques et feraient d’eux des parias, ils s’appuient uniquement sur des témoignages d’experts et de parents ouvertement hostiles à la religion des témoins de Jéhovah. Selon la Cour européenne, il apparaît que les juges nationaux n’ont pas pris soin de mener une contre-enquête auprès des enfants eux-mêmes, de leurs enseignants, des acteurs sociaux et d’autres membres de leur famille.

Les tribunaux en Russie avaient également mis en avant des pressions psychologiques, des techniques de manipulation mentale et une discipline totalitaire pour établir l’atteinte au droit à la liberté de conscience de ses citoyens. Mis à part qu’il n’existe aucune définition unanime et scientifique de la « manipulation mentale », la CEDH s’étonne qu’à aucun moment les jugements internes n’aient cité le moindre cas d’un individu dont la liberté de conscience aurait été violée de cette façon. Au contraire, les membres de la requérante ont attesté devant la cour qu’ils ont fait un choix volontaire et conscient de leur religion, une pétition de plusieurs milliers de signatures ayant même réclamé de ne pas révoquer leurs droits et libertés démocratiques, notamment la liberté de conscience. Aux yeux de la Cour européenne, les juridictions nationales se sont donc fondées sur des « conjectures non corroborées par un quelconque fait ».

Les douze paragraphes suivants (131 à 142) sont consacrés à la question sensible des transfusions sanguines, que nous approfondirons plus loin dans ce chapitre. Précédemment, aux paragraphes 84 à 88, l’arrêt avait soigneusement construit une étude comparative de la jurisprudence à travers le monde en faveur du droit d’opposition au recours thérapeutique de la transfusion sanguine : un arrêt d’une Cour suprême en Russie n’avait retenu aucun grief contre une mère témoin de Jéhovah qui avait refusé pour son fils toute transfusion sanguine, du fait qu’elle s’était montrée favorable aux méthodes alternatives utilisées avec succès durant l’opération ; des décisions majeures, rendues par les hautes juridictions d’un panel très éclectique de pays [15], ont été citées pour montrer que le respect de l’autodétermination du patient et de son consentement éclairé semble largement accordé au profit du refus sélectif de la transfusion sanguine fondé sur des convictions religieuses. Abordant dans le détail l’accusation d’encouragement au suicide et de refus d’assistance médicale, la Cour européenne a retenu, d’une part, que les juridictions internes n’ont apporté aucun élément tiré de la doctrine ou des pratiques de la requérante qui prouverait une telle incitation au suicide, ni l’exemple d’un membre qui aurait mis fin à ses jours. Elle soutient, d’autre part, que le refus d’une transfusion sanguine ne peut être assimilé à une tentative de suicide, puisque la situation d’un patient qui souhaite accélérer sa mort par l’arrêt de son traitement n’est pas comparable avec celle des témoins de Jéhovah qui font un simple choix de procédure médicale, tout en souhaitant se rétablir, mais n’écartent pas tous les traitements médicaux d’un bloc.

Les juges européens admettent que le refus d’un traitement médical semble-t-il indispensable à la survie du patient, motivé par des convictions religieuses, constitue un problème d’une grande complexité légale, l’État se trouvant pris entre deux principes opposés : l’intérêt général de protéger la vie et la santé de ses citoyens, et les droits de l’individu à l’autonomie en matière d’intégrité physique et de croyances religieuses. L’essence même de la Convention européenne est le respect de la dignité humaine et de la liberté. De l’interprétation de ses garanties découle des principes importants, tels que l’autodétermination et l’autonomie personnelle. Dans le domaine de l’assistance médicale, l’administration forcée d’un traitement sur un adulte mentalement compétent interférerait avec son droit à l’intégrité physique, même si le refus de ce traitement peut conduire à une issue fatale. L’arrêt de la CEDH ajoute : « La liberté d’accepter ou de refuser un traitement médical spécifique, ou de sélectionner une forme alternative de traitement, est vitale pour assurer le respect du principe d’autodétermination et d’autonomie personnelle. » Pour que cette liberté de choix garde tout son sens, il faut que le patient puisse déterminer son choix en accord avec ses propres points de vue et valeurs, fut-il considéré comme « irrationnel, malavisé ou imprudent » par d’autres. La législation russe assure elle-même le droit du patient de refuser ou d’interrompre un traitement, à condition qu’il ait reçu une information complète et accessible sur les conséquences possibles de cette décision, sans avoir à se justifier.

Quant aux pressions présumées qui remettraient en cause la validité de leur choix individuel, la Cour européenne n’a rien trouvé dans les jugements internes pour établir que la communauté aurait exercé des pressions inappropriées ou une influence indue sur ses membres. Il ressort au contraire que les témoins de Jéhovah ont fait un choix délibéré de refuser les transfusions sanguines à l’avance, en dehors des contraintes d’une situation urgente, par un document de directives anticipées rempli et signé de leur main qu’ils portent en permanence avec eux. La CEDH souligne que la désignation d’un représentant légal a pour seul but d’exprimer la volonté du patient en cas d’inconscience ou d’impossibilité de communiquer et non de décider à sa place. Un point à souligner dans cet arrêt : « Le patient est libre de choisir comme représentant un autre coreligionnaire ou un membre du Comité de liaison hospitalier de la communauté, qui présentera l’avantage supplémentaire d’avoir une connaissance approfondie de la doctrine des Témoins à l’égard des transfusions sanguines et de pouvoir éclairer le personnel médical sur la compatibilité des procédures envisagées avec les convictions du patient concerné. »

Puis est abordée l’accusation selon laquelle la communauté mettrait en danger la santé de ses membres. Après avoir soulevé que les rites de nombre de religions peuvent parfois s’avérer dommageables pour leurs pratiquants, que ce soit le jeûne ou la circoncision, la Cour européenne note au paragraphe 144 que les témoins de Jéhovah n’imposent pas de telles pratiques. De plus, les jugements internes n’apportent aucun exemple d’un membre dont la santé aurait été menacée, ni aucune étude médico-légale qui établirait un lien de cause à effet entre un tel préjudice et les activités de l’association requérante. Par ailleurs, pour les juges strasbourgeois, les témoignages de parents dénonçant des « changements de personnalité brusques et négatifs » chez un membre de leur famille devenu témoin de Jéhovah reflètent en réalité une appréciation « subjective », orientée par leur frustration et l’éloignement de leur proche. Car, selon le paragraphe 145, « les changements de personnalité sont inhérents à la nature humaine et ne sont pas en eux-mêmes des révélateurs de problèmes de santé » et surtout « il est communément admis que les expériences religieuses sont une source puissante d’émotions et des pleurs peuvent traduire la joie d’être uni avec le divin ». Alors que les juridictions russes reprochaient à la requérante d’attirer les mineurs au sein de l’organisation, en raison de leur implication dans ses activités cultuelles contre l’avis de l’autre parent, l’arrêt renvoie à ses précédentes explications sur les droits des parents non témoins de Jéhovah. D’autant plus que rien n’indique que l’enfant aurait été attiré contre sa volonté, par tromperie, supercherie ou tout autre moyen inapproprié, selon le paragraphe 148.

Enfin, pour ce qui concerne l’incitation au refus des devoirs civiques, la CEDH relève en premier lieu que les témoins de Jéhovah sont effectivement connus pour leur refus du service militaire en tant que personnes pacifiques. Cependant, ils sont disposés à accomplir un service civil de remplacement, dans la mesure où il n’a aucun lien avec un organisme militaire, sachant que le droit russe reconnaît désormais l’objection de conscience au service militaire et prévoit un service alternatif. En second lieu, elle note qu’aucune loi promulguée par la Fédération de Russie n’impose un devoir civique d’honorer les symboles étatiques et qu’il n’est fait mention d’aucun témoin de Jéhovah qui aurait été condamné pour délit de profanation ou manque de respect à l’égard du drapeau, de l’hymne ou autre emblème national. Quant à la célébration des fêtes nationales, ce n’est pas une obligation légale en Russie.

La Revue trimestrielle des droits de l’homme tire les conséquences de cette fine analyse des reproches portés contre l’Église des témoins de Jéhovah : « L’arrêt de la Cour européenne a le mérite de remettre les choses en place. Collectivement, le groupement des Témoins de Jéhovah ne présente pas un danger tel que des raisons impérieuses puissent conduire à sa dissolution ou à son interdiction. Cet arrêt contribue à la banalisation et à la socialisation du groupement des Témoins de Jéhovah dont la liberté de manifestation collective apparaît préservée faute d’incriminations sérieuses et répétées dont il resterait à démontrer, si elles intervenaient, qu’elles sont elles-mêmes compatibles avec les canons de la Convention [16]. »

Absence de trouble à l’ordre public en France

Lieu de culte des Témoins de Jéhovah à Rémering-lès-Puttelange (Moselle)
(Aimelaime – CC By-SA)

En France également, bien que les groupes de pression pourfendeurs des sectes (avec l’appui d’une poignée de parlementaires) développent des arguments pseudo-juridiques pour affirmer que les témoins de Jéhovah représenteraient une menace pour la société, le droit laïque ne s’en tient qu’aux faits avérés. La reconnaissance de cette Église minoritaire en tant qu’association cultuelle atteste que son objet statutaire tout comme ses activités réelles ne provoquent pas de trouble à l’ordre public. L’ouvrage encyclopédique Droit français des religions le confirme dans son édition de 2013 : « Les conditions fixées par l’avis du Conseil d’État du 24 octobre 1997 à la reconnaissance du statut d’association cultuelle étant très restrictives, seuls les Témoins de Jéhovah [parmi les mouvements dits “sectaires”] se sont vu reconnaître le statut d’association cultuelle par deux décisions précitées du Conseil d’État du 23 juin 2000 relatives à une demande d’exonération de la taxe foncière sur le fondement de l’article 1382-4° du Code général des impôts. Rompant avec la jurisprudence issue de la décision d’assemblée précitée du 1er février 1985, le Conseil d’État a confirmé l’arrêt de la cour administrative d’appel de Lyon qui avait relevé que les associations locales des Témoins de Jéhovah en cause n’avaient “fait l’objet ni de poursuites ni d’une dissolution de la part des autorités administratives et judiciaires et n’a[vaient] pas incité [leurs] membres à commettre des délits, en particulier celui de non-assistance à personne en danger” pour en conclure que “[leurs] activités ne portent pas atteinte à l’ordre public” et admettre, par suite, leur “caractère cultuel [17]”. »

En réponse au député Philippe Vuilque qui évoquait un rapport de la Miviludes pour soutenir que les pratiques de ce culte relevaient d’« entraves au service public », notamment par l’intervention des Comités de liaison hospitaliers (CLH), le ministre de l’Intérieur a tiré les conséquences de cette jurisprudence bien établie : « Les décisions des plus hautes instances juridictionnelles n’ont pas retenu le refus de transfusion sanguine des Témoins de Jéhovah comme étant un facteur de trouble à l’ordre public [18]. » De même, la circulaire du ministère de l’Intérieur datée du 25 février 2008 a exclu le refus de la transfusion sanguine des pratiques pouvant être qualifiées de dérives sectaires [19]. D’une part, elle a rappelé que la loi du 4 mars 2002 dite Kouchner a renforcé les droits du patient majeur à discuter de son traitement et que, selon le Conseil d’État, « le refus de recevoir une transfusion sanguine constitue l’exercice d’une liberté fondamentale ». D’autre part, en ce qui concerne les mineurs, elle se réfère au sixième alinéa de l’article L. 1111-4 du Code de la santé publique : « Le consentement du mineur ou du majeur sous tutelle doit être systématiquement recherché s’il est apte à exprimer sa volonté et à participer à la décision. Dans le cas où le refus d’un traitement par la personne titulaire de l’autorité parentale ou par le tuteur risque d’entraîner des conséquences graves sur la santé du mineur ou du majeur sous tutelle, le médecin délivre les soins indispensables. » Ce qui montre que le médecin peut agir, même contre l’avis des parents, sans avoir à demander à l’autorité judiciaire d’ordonner des mesures d’assistance éducative. Ceux qui prétendent encore le contraire devraient actualiser leur rengaine quelque peu dépassée…

Le refus sélectif de la transfusion sanguine

Afin de répondre aux graves accusations propagées par le rapport annuel de la Miviludes remis au Premier ministre en 2006, la Fédération chrétienne des Témoins de Jéhovah de France a adressé au chef du Gouvernement un courrier de plusieurs pages, en date du 10 octobre 2006, rétablissant la vérité avec force références bibliographiques et pièces annexées [20]. Entre autres, le rapport leur reprochait de faire du lobbying « au sein même du milieu médical via leurs comités de liaison hospitaliers pour y faire valoir leur refus des transfusions sanguines y compris en cas d’urgence vitale [21] ». En tant qu’union représentative des associations cultuelles des témoins de Jéhovah, la Fédération chrétienne a souligné que le rôle de ces comités bénévoles est de favoriser le dialogue entre les équipes médicales et les patients de leur confession, puis de trouver des solutions concrètes aux éventuelles complications liées à leur position par rapport au sang : « En revanche, il arrive, pour toutes sortes de raisons, que des patients Témoins de Jéhovah se voient refuser l’accès aux soins médicaux par certaines équipes qui refusent de les prendre en charge. Dans d’autres, l’équipe consultée n’a que peu d’expérience dans la mise en œuvre des alternatives à la transfusion […] Dans de telles hypothèses, il est fréquent que les patients Témoins de Jéhovah demandent l’assistance d’un Comité de liaison hospitalier. Ce dernier s’efforce d’amorcer le dialogue avec les équipes concernées. Souvent, cette initiative permet de trouver une solution localement. Dans le cas contraire, d’autres équipes rompues aux techniques d’épargne sanguine sont proposées aux patients. » Cette démarche est conforme aux usages prévus par le droit français, ajoute-t-elle : « Le Code de la santé publique prévoit l’existence d’associations d’usagers qui mènent des actions d’information ayant pour objectif d’instaurer le dialogue et les échanges à l’intérieur des établissements de santé. »

La Miviludes s’attaquait en particulier au DVD intitulé Des alternatives à la transfusion – Documentaires [22], en assimilant la diffusion de milliers d’exemplaires auprès de médecins français à « une véritable contre-campagne de santé publique [23] ». Pourtant, les alternatives à la transfusion sanguine sont aujourd’hui bien développées, selon ce même courrier envoyé en guise de droit de réponse : « Soucieuses des risques et incertitudes occasionnées par la transfusion sanguine, les plus grandes sommités mondiales dans les domaines de la chirurgie, de l’anesthésie et des soins transfusionnels ont élaboré des protocoles faisant appel aux alternatives à la transfusion. Ces protocoles utilisent les plus récentes avancées en matière médicale. La littérature sur le sujet est abondante et n’est pas propre aux Témoins de Jéhovah. Des articles relatifs aux alternatives à la transfusion sanguine paraissent ainsi dans les revues médicales internationales les plus réputées. » Une longue liste de ces sources scientifiques figurait en annexe.

Pour l’anecdote, la Direction générale de la santé (DGS) et la Direction de l’hospitalisation et de l’organisation des soins (DHOS) avaient diffusé en mai 2005 une note commune de mise en garde contre ce documentaire, dans lequel elles auraient « relevé des imprécisions et omissions [24] », sachant qu’une expertise serait diligentée ultérieurement et que les résultats seraient publiés en 2006. Outre le fait que le comité scientifique ayant supervisé la réalisation du DVD est quand même composé de sommités mondialement reconnues dans leurs domaines respectifs [25], il est plutôt amusant de constater que l’expertise annoncée n’était toujours pas disponible plus d’un an après. Au final, contrarié du « retard de près de deux ans mis pour clarifier une situation qui perturbe certains membres du personnel hospitalier [26] », le rapporteur de la Commission d’enquête relative à l’influence des mouvements à caractère sectaire et aux conséquences de leurs pratiques sur la santé physique et mentale des mineurs a dû insister pour obtenir un avis critique sur cette vidéo. En guise d’analyse « scientifique », le rapporteur a reçu un simple courrier d’une page de l’Académie nationale de médecine et une lettre recto-verso de la Haute autorité de la santé. Ces deux réponses se limitent à des appréciations générales sans aucun examen approfondi, ni la moindre référence à des travaux faisant autorité. Est-il si compliqué, en deux ans de temps, de construire une analyse complète et fournie en sources spécialisées au sujet d’un documentaire dont les erreurs seraient si grossières ?

De toute façon, il ne faut pas perdre de vue deux points essentiels sur les trois reportages produits par les témoins de Jéhovah et réunis sur ce même DVD : Primo, il serait illusoire d’attendre d’un documentaire vidéo qu’il examine un sujet en profondeur et apporte tout le détail des références sur lesquelles il s’appuie, comme cela peut se faire dans un long texte, accompagné des notes bibliographiques nécessaires en bas de page ; des professionnels reconnus dans le domaine médical sont justement présents pour attester de leur expérience personnellement acquise et de la publication d’études sérieuses dans des revues scientifiques respectées en faveur des stratégies d’épargne sanguine. Secundo, ce DVD a une vocation internationale, donc il ne prend pas en considération le cas spécifique de la médecine en France, et l’un des trois documentaires est destiné à tout public, d’où la simplification des explications apportées sur les méthodes médicales utilisées.

Et puis, cessons de nous faire croire que tous les médecins gardent en permanence une pratique médicale conforme aux dernières recommandations et qu’ils maîtrisent suffisamment toutes les récentes innovations scientifiques pour ne pas avoir besoin de ce genre d’initiatives informatives. Comme l’a rappelé en toute humilité le Professeur Olivier Dulac, qui dirige le service de neuropédiatrie de l’hôpital Necker à Paris, à propos de la légitimité de demander un deuxième avis médical : « Le mot “docteur” signifie “qui sait”, mais rien n’est plus faux ! La médecine reste un art, et certains ont plus d’expérience que d’autres [27]. » N’oublions pas que la campagne publicitaire « les antibiotiques, c’est pas automatique » est autant destinée à changer les usages des médecins que les attentes des patients. Commentant un rapport de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur la résistance aux antibiotiques, un spécialiste déplorait les habitudes thérapeutiques bien ancrées, qui amènent souvent les médecins à utiliser ces médicaments de manière inappropriée pour des pathologies non virales. Il y aurait seulement 20 % des médecins français qui utiliseraient « des tests très simples qui permettent de savoir en quelques secondes si une angine est ou non bactérienne [28] »…

L’association des consommateurs UFC-Que choisir déplore, quant à elle, les conséquences du manque de formation des médecins français, notamment dans le domaine des médicaments : « Le Mediator était massivement prescrit en dehors de son indication, malgré les effets indésirables. Les pilules des 3e et 4e générations ont été données de préférence à celles de 2e génération, alors que le surrisque de caillot était connu. La consommation d’antibiotiques repart à la hausse, sans justification. Bref, en France, le mauvais usage du médicament a encore de beaux jours devant lui. Il est vrai que la demande des patients et la pression des laboratoires pharmaceutiques jouent. Mais l’insuffisante formation des médecins sur le médicament explique aussi les dérives [29]. » Sans parler du lobbying des laboratoires pharmaceutiques dont ils sont victimes sans vouloir l’admettre, car au regret du fondateur du collectif de médecins Formindep : « En France, les médecins se croient à l’abri des influences, magiquement protégés par le serment d’Hippocrate [30]… » Un autre médecin explique la réaction de son entourage lorsqu’il a pris ses distances par rapport à l’industrie pharmaceutique pour conserver son indépendance : « Mon attitude génère du respect mais surtout beaucoup d’incompréhension. Je remets en cause leurs certitudes. Ils ne peuvent pas concevoir d’être influencés. Mais si les labos continuent, c’est bien que cela marche ! »

Par ailleurs, le cahier « Santé » du journal Le Figaro révélait les résultats d’une étude portant sur les pratiques transfusionnelles des hôpitaux américains. Sous le titre « De nombreuses transfusions sanguines sont inutiles [31] », l’article rapporte un usage trop fréquent de la transfusion sanguine, ce qui expose le patient à un risque inutile. Selon les recommandations américaines, une transfusion serait nécessaire pour un taux d’hémoglobine inférieur à 6 ou 7 g/dL et elle s’avère superflue au-dessus de 10 g/dL. Faute de consensus entre ces deux références, les seuils pratiqués apparaissent globalement trop élevés, d’après le professeur Steven Franck, anesthésiste à l’hôpital Johns Hopkins de Baltimore : « Depuis 5 ans, les travaux portant sur la transfusion incitent à abaisser le seuil transfusionnel. Une étude récente confrontant des seuils de 7 g/dL et de 10 g/dL chez des patients stables en réanimation a ainsi montré l’absence de différence de survie des patients. Mais les médecins n’ont vraisemblablement pas encore adapté leur pratique. » Il ajoute que l’usage excessif de la transfusion n’est pas sans conséquences, puisque « les patients ne se portent pas mieux et même parfois plus mal, lorsque la transfusion est faite prématurément ou inutilement ». Parmi les complications possibles provoquées par l’introduction d’un sang étranger, l’article cite les réactions immunitaires formant des anticorps contre les globules rouges, l’effet suppressif sur le système immunitaire, les risques de transmission d’infections virales ou bactériennes, voire une erreur de groupe sanguin. Et en France ? D’après la même enquête du Figaro publiée en mai 2012, notre pratique médicale se baserait sur des recommandations datant de 2003, qui fixaient les seuils transfusionnels plus hauts que ceux des États-Unis, avec la même variabilité dans les pratiques transfusionnelles. Qui a dit que désormais les praticiens respectaient consciencieusement l’abaissement des seuils transfusionnels, en conformité avec les recherches scientifiques les plus récentes ?

Les progrès de la médecine sans transfusion

À la différence de la presse française qui parle peu des dangers de la transfusion sanguine et des avancées dans les solutions alternatives, leurs homologues anglo-saxons rendent régulièrement compte d’expériences médicales et d’études scientifiques qui prouvent les bienfaits de la chirurgie sans transfusion. Par exemple, un article publié en ligne par le réseau d’information CBC News notait que les témoins de Jéhovah opérés du cœur s’en sortaient mieux que les patients en situation comparable ayant reçu une transfusion sanguine [32]. Il citait une étude menée pendant 28 ans à la clinique de Cleveland dans l’Ohio, selon laquelle les patients témoins de Jéhovah ont rencontré moins de complications durant leur hospitalisation, ce qui a réduit leur séjour à l’hôpital. Ces mêmes résultats publiés dans la revue Archives of Internal Medicine montraient également que les témoins de Jéhovah ont un meilleur taux de survie juste après l’opération et un taux de survie similaire 20 ans après l’opération. Conclusion de ces recherches scientifiques : « In a unique natural experiment of severe blood conservation, Witnesses undergoing cardiac surgery at one major center experienced similar or even better short- and long-term survival than non-Witnesses. These patients differentiate themselves by specific process-of-care management strategies aimed at avoiding extreme anemia. Unique management of the Witnesses may have attendant risks ; however, RBC transfusion carries risk as well. Although we found differences in complications among Witnesses and control groups that received transfusions, current extreme blood management strategies do not appear to place patients at heightened risk for reduced long-term survival [33]. »

En 2013, le fameux journal américain The New York Times a consacré un reportage complet à propos de la transplantation d’un poumon sans transfusion sur une femme âgée de 69 ans [34]. Bien qu’elle se soit vu annoncer que seule la transplantation d’un poumon pourrait la sauver, de grands hôpitaux du pays lui ont répondu d’aller voir ailleurs dans la mesure où elle refusait l’usage thérapeutique du sang en tant que témoin de Jéhovah. Finalement, un praticien à l’Hôpital Méthodiste de Houston a accepté de la prendre en charge, convaincu par les recherches scientifiques que les transfusions sanguines entraînent souvent des risques inutiles et qu’elles devraient être évitées tant que faire se peut. L’article poursuit en évoquant les dernières données du gouvernement selon lesquelles une unité transfusée sur 400 engendre des complications, telles que des réactions allergiques, une surcharge circulatoire ou une septicémie, sachant que dans la pratique hospitalière deux à trois unités de sang en moyenne sont utilisées au cours de l’opération. Forts de l’expérience de dizaines d’établissements hospitaliers qui ont mis en place des programmes de médecine sans transfusion à l’intention des témoins de Jéhovah, soit une population d’un million aux États-Unis, des chercheurs ont constaté que les patients se remettent mieux de l’opération en l’absence de transfusion. De plus, l’économie financière ajoute des raisons de choisir ces méthodes, puisqu’elles permettent de réduire de 30 % le coût d’une transplantation de poumon, grâce à la préparation du taux d’hémoglobine avant l’opération, à la diminution des complications durant l’opération, et ainsi à un séjour plus court à l’hôpital. Rien que la transfusion d’une unité de sang reviendrait globalement à plus de 800 euros. The Wall Street Journal confirme que la chirurgie sans transfusion se développe au sein du monde hospitalier notamment pour des raisons économiques [35]. En effet, les expériences menées à l’origine pour répondre aux demandes des témoins de Jéhovah d’être opérés sans usage de sang ont finalement permis de découvrir qu’il était plus économique et bien meilleur pour les patients d’éviter au maximum les transfusions sanguines. Non seulement les coûts liés à l’achat de sang, à son stockage, à son traitement, à son analyse et à sa transfusion sont ainsi réduits, mais également la diminution des risques liés à la transfusion, telles les infections et autres complications, écourte le temps d’hospitalisation.

De même, l’agence de presse Postmedia News rapporte les résultats positifs obtenus par les hôpitaux qui ont relevé le défit d’opérer sans transfusion sanguine en respectant les convictions religieuses de cette dénomination chrétienne : « When doctors at a New Jersey hospital pioneered a “bloodless” surgery program for patients who refused blood transfusions on religious grounds, they discovered something totally unexpected : Jehovah’s Witnesses, who would choose death over a transfusion, recovered just as well as transfused patients - and in many cases, even better [36]. » Effectivement, l’article signale que les patients ne recevant pas de sang se rétablissent mieux que les patients transfusés, puisqu’ils développent moins de complications postopératoires, ont moins besoin d’appareils de respiration mécanique et restent moins longtemps aux soins intensifs. À l’inverse, un nombre croissant de recherches révèlent les dangers de la transfusion sanguine, qui augmente les risques d’infections postopératoires, d’arrêt cardiaque, d’accident vasculaire cérébral, d’insuffisance rénale, de lésion pulmonaire, de défaillance multiviscérale, si ce n’est de mourir. D’après diverses études, jusqu’à la moitié des transfusions de globules rouges ne seraient pas nécessaires, exposant inutilement les patients aux risques précités, ainsi qu’aux erreurs humaines parfois mortelles qui peuvent survenir à tous les niveaux de la chaîne transfusionnelle. Hélas les médecins s’adaptent lentement, au point que le docteur Alan Tinmouth, hématologue et chercheur à l’Ottawa Hospital Research Institute, estime que le plus grand défit est d’essayer de changer les habitudes des praticiens, qui doutent des dangers potentiels de la transfusion sanguine. Pourtant une étude globale de 2008 portant sur 300 000 patients établit que la transfusion d’hématies multiplie par deux les risques d’infections ou de complications, qui dépassent en somme ses bénéfices. L’enquête précise aussi que les globules rouges perdent en quelques jours leur capacité à transporter l’oxygène une fois sortis du corps ; or, c’est ce rôle qui justifie leur transfusion. D’où le sous-titre de cet article : « Les chercheurs disent que le ‘don de la vie’ peut parfois la mettre en danger ».

Dans une revue éditée au printemps 2013 par l’École de médecine de l’Université de Stanford, Sarah Williams évoquait ces idées reçues sur le sang salvateur et citait le professeur Patricia Ford, qui dirige le Centre pour la médecine et la chirurgie sans transfusion à l’hôpital de Pennsylvannie : « L’idée que les gens vont mourir s’ils n’ont pas une certaine quantité de sang, que le sang est le meilleur moyen de sauver des vies, est vraiment enracinée dans la culture médicale. […] c’est vrai dans des cas bien spécifiques ; mais pour la plupart des patients et dans la plupart des cas, c’est tout bonnement faux [37]. » Dans un cahier spécial du Bulletin juridique du praticien hospitalier paru en mars 2006, le docteur H. Ben Amor a ainsi constaté que « La prise en charge des TJ dans des centres qui acceptent de les soigner sans recourir aux transfusions sanguines a multiplié les cas de patients avec des chiffres d’hémoglobine très bas [38]. » Ce médecin anesthésiste-réanimateur a cité le cas d’un septuagénaire hospitalisé pour hémorragie digestive basse, dont l’hématocrite est passée de 27 % en préopératoire à 15 % en postopératoire, et qui quittera le service de réanimation avec une hématocrite à 28 % sans aucune transfusion. Elle a ensuite noté de manière plus générale : « On trouve dans la littérature plusieurs autres cas de patients qui ont survécu malgré des chiffres très bas d’hémoglobine : 1,8 g/dl ; 2,3 g/dl ; ou d’hématocrite très bas : 8 % ; 6,56 % ; 6,5 % ; ces patients sont âgés entre vingt-deux et quarante et un ans, ils n’ont pas bénéficié de transfusion sanguine, mais une réanimation lourde était nécessaire avec une sédation profonde, des vasopresseurs, curarisation prolongée, hypothermie et parfois on a eu recours à l’oxygène hyperbare. »

Pour illustrer ce type de situations très critiques, nous retiendrons le cas récent d’un homme souffrant d’une anémie sévère, objet d’une étude clinique publiée dans la revue Journal of the American Academy of Physician Assistants. Tandis qu’un homme de 26 ans s’est retrouvé aux urgences à la suite de symptômes qui se sont brusquement aggravés, ses analyses médicales ont révélé qu’il était fortement anémié avec un taux d’hémoglobine de 2,6 g/dL. Or les médecins estiment en général qu’une transfusion est indispensable en dessous de 7 ou 8 g/dL pour survivre. En tant que témoin de Jéhovah, le patient a refusé l’usage thérapeutique du sang et de ses principaux composants. À l’aide d’un traitement notamment d’époétine alpha et de saccharose de fer, puis de sulfate ferreux et de vitamines, son taux d’hémoglobine est remonté à 5,8 g/dL en 10 jours d’hospitalisation, toujours dans le strict respect de ses convictions religieuses. Six jours plus tard, alors qu’il poursuivait un traitement similaire chez lui, il atteignait un taux d’hémoglobine de 7,8 g/dL. L’article concluait : « The Jehovah’s Witness community continues to grow, and the practicing PA needs to be aware of the group’s religious beliefs regarding blood products. The early identification of transfusion preferences is critical to the management of severe anemia in this population. Several blood-conserving techniques and prarmacologic agents can be used to treat severe anemia in Jehovah’s Witnesses. When these methods are used, survival and recovery are possible without receiving allogeneic transfusions despite extremely low Hgb levels [39]. » Si exceptionnel et marginal qu’il soit, ce cas concret permet quand même de nuancer les affirmations pleines de certitudes qu’un refus de transfusion sanguine va obligatoirement conduire quelqu’un dans un état critique à une mort inévitable…

Au Danemark également, les autorités sanitaires ont constaté que trop de patients reçoivent des transfusions sanguines après une opération chirurgicale ou un accouchement, recommandant alors d’en limiter l’usage. Selon un article publié en juillet 2014 dans le journal The Copenhagen Post, les patients qui ont reçu du sang rencontrent plus de complications médicales, au point d’augmenter le taux de mortalité dans les hôpitaux [40]. Le journaliste expliquait par ailleurs que le refus des transfusions sanguines exprimés par les témoins de Jéhovah a obligé les médecins danois à rechercher des alternatives, d’où le choix du titre : « Les Témoins de Jéhovah aident les hôpitaux à limiter les transfusions ». Effectivement, grâce aux expériences menées pendant plusieurs décennies sur les membres de cette confession et publiées dans de grandes revues scientifiques, des études ont permis de démontrer qu’il était possible de encore le seuil d’usage des transfusions sanguines. Aussi les Annales de chirurgie ont-elles récemment établi : « Une revue de la littérature portant précisément sur les séries de patients TJ opérés a retrouvé que la plupart des patients décédés en postopératoire pour cause d’anémie avaient un taux d’hémoglobine inférieur à 5 g/100 ml [41] ».

À l’occasion de son audition le 12 mars 2013 devant la commission d’enquête sur l’influence des mouvements à caractère sectaire dans le domaine de la santé au Sénat [42], le secrétaire général de l’Association des comités de liaisons hospitaliers des Témoins de Jéhovah a pu attester que les méthodes d’épargne sanguine ont été éprouvées et validées par des praticiens renommés et des équipes scientifiques. Loin de les présenter comme des alternatives idéales et capables de remplacer le sang en toutes circonstances, Hervé Ramirez explique avec réalisme que c’est en les associant que ces méthodes obtiennent dans leur ensemble de bons résultats : « N’étant pas médecin, je ne vous exposerai que brièvement le principe des stratégies d’épargne sanguine. Celles-ci ne reposent pas sur un médicament ou produit unique de nature à remplacer le sang, car une telle substance n’existe pas encore. Elles s’appuient en revanche sur un ensemble de mesures qui, combinées, permettent de limiter le recours à la transfusion sanguine. Aucune ne suffit par elle-même. Toutes ont fait l’objet d’études et de commentaires dans la littérature médicale internationale : nous avons recensé plus de 2 500 articles publiés à leur sujet dans des revues à comité de lecture et à comité scientifique. Ces stratégies ont donc été validées, tant dans leurs protocoles que dans leurs résultats en termes de mortalité et de morbidité [43]. »

Le rôle de Comités de liaison hospitaliers

Se trouvant désormais à court d’argument pour convaincre du trouble à l’ordre public que les témoins de Jéhovah généreraient, la Miviludes s’attaque aujourd’hui avec virulence aux activités d’information et d’accompagnement des malades déployées par les Comités de liaison hospitaliers (CLH) en milieu hospitalier. Par l’intermédiaire d’un guide sur la santé et les dérives sectaires, la mission interministérielle les accuse « d’assurer une présence de leurs membres au sein de l’hôpital afin d’adresser des injonctions au malade et à son entourage pour qu’ils refusent toute transfusion sanguine » et elle va jusqu’à affirmer que leur comportement « qui consiste à se rendre dans un établissement de santé et à perturber la sérénité de la relation entre le praticien et son malade, voire le bon fonctionnement du service hospitalier, est de nature à caractériser un trouble à l’ordre public [44] ».

Auditionné devant la commission d’enquête du Sénat pour représenter l’Association des comités de liaisons hospitaliers des Témoins de Jéhovah, Hervé Ramirez a saisi l’occasion de réagir à ces accusations graves et de revenir sur la mission réelle des CLH :

« En tant que bénévole des comités de liaison hospitaliers depuis plus de vingt ans, j’aide les patients et contribue à fournir un appui aux médecins qui en ont besoin. J’ai donc été profondément choqué d’apprendre que, comme l’écrit la Miviludes dans son rapport “Santé et dérives sectaires”, nous perturberions la relation entre le médecin et les malades, et ferions courir le risque d’un trouble à l’ordre public. Ce n’est absolument pas le cas ! Nous avons répondu à ces accusations par un courrier adressé au Premier ministre, dans lequel nous déclarons ne fournir que des informations. Nous ne nous immisçons pas dans la relation entre le patient et le médecin. Le chef du bureau central des cultes a depuis admis que le trouble à l’ordre public était en effet inexistant.

« Les comités de liaison hospitaliers sont des associations à disposition des patients Témoins de Jéhovah. Ils n’interviennent qu’en cas de demande expresse du patient, dans certains cas du médecin. Ils ne s’autosaisissent jamais. Il m’arrive d’être sollicité la nuit, ou pendant mes vacances, et je crois faire preuve de suffisamment de dévouement pour que les propos de la Miviludes me choquent, très éloignés qu’ils sont de la gratitude et de la reconnaissance que nous témoignent les gens qui font appel à nous. Nous réalisons en outre une veille scientifique des avancées médicales en matière d’épargne sanguine. Nous en mettons les résultats à la disposition des patients.

« Il existe des comités de liaison hospitaliers dans presque tous les pays du monde. La littérature médicale a fait de nombreux commentaires élogieux à leur égard, et nous entretenons des relations de confiance avec les autorités sanitaires de nombreux pays. La prestigieuse Association des anesthésistes de Grande-Bretagne – en quelque sorte l’équivalent de notre Société française d’anesthésie et réanimation – incite les médecins à prendre contact avec les comités de liaison hospitaliers. Si nous étions réellement tels que la Miviludes nous dépeint, je doute que ces associations professionnelles formuleraient de telles incitations [45]. »

Afin de montrer que la vocation première de ces comités est bien de faciliter la relation du médecin avec le patient et qu’elle est appréciée en tant que telle, Hervé Ramirez cite l’audition de Didier Houssin, directeur général de la santé, devant l’Assemblée nationale le 24 octobre 2006 : « On peut concevoir qu’ils servent de lien entre les professionnels de santé et les adeptes de cette Église. J’aurais tendance à dire : pourquoi pas ? Je pense que l’un des aspects essentiels, en ce qui concerne la transfusion sanguine pour les Témoins de Jéhovah, est la question de l’information et de l’explication. Les croyances sont d’intensité variable, elles peuvent être ferventes ou tièdes. Il y a une place importante pour le dialogue. Et après tout, il est possible que ces comités de liaison aient pu faciliter les choses plutôt que les aggraver [46]. »

Du point de vue juridique, puisque leur rôle consiste essentiellement à aider le patient dans une situation éprouvante, l’intervention d’un membre du CLH à la demande expresse d’un patient peut entrer dans deux cadres prévus par la loi relative aux droits des malades de 2002 : soit l’article L 1111-6 du Code de la santé publique, qui permet à toute personne majeure de désigner une « personne de confiance », que ce soit un parent, un proche (fut-il ministre du culte) ou un médecin, qui « l’accompagne dans ses démarches et assiste aux entretiens médicaux afin de l’aider dans ses décisions » ; soit l’article R 1112-46 du même code, qui prévoit quant à lui les services d’un aumônier : « Les hospitalisés doivent être mis en mesure de participer à l’exercice de leur culte. Ils reçoivent, sur demande de leur part adressée à l’administration de l’établissement, la visite du ministre du culte de leur choix. »

Pourtant, le guide de la Miviludes rédigé par Georges Fenech suggère carrément d’employer les gros moyens pour empêcher leur assistance auprès des malades hospitalisés : « Si le directeur constate que leur présence au sein de l’établissement peut entraîner des pressions sur le malade et son entourage qui se trouvent dans une situation de détresse, il est en droit de leur demander de quitter l’établissement [47]. » Le médecin chroniqueur Martin Winckler et la magistrate sous le nom d’emprunt Salomé Viviana sont familiers de ce genre d’affaires délicates mettant en cause le droit des patients. Au sujet de ces supposées pressions que subiraient les témoins de Jéhovah, ils répondent ironiquement dans leur ouvrage Les Droits du patient : « Il faut donc comprendre que les personnes qui acceptent tous les soins sans se plaindre […] ne sont, elles, nullement victimes des dogmes et pressions du monde médical ou de leur entourage bienveillant… On sait pourtant que beaucoup de médecins n’apprécient pas particulièrement les patients qui refusent leurs diktats [48]. »

Ces auteurs rappellent les raisons pour lesquelles une loi a été votée en faveur du consentement éclairé du patient : « L’objectif du consentement éclairé est également d’instaurer, en guise de contre-pouvoir à l’emprise croissante des gestes médicaux techniques, un dialogue entre patients et soignants qui permette de considérer le malade dans sa globalité, aspects psychologiques inclus, et non simplement en fonction de la pathologie dont il souffre. Il sous-entend le développement de l’aspect humain de la relation patient-soignant, pétri d’empathie, de soutien et d’explications. Une des grandes faiblesses du système de soins français réside dans le manque d’écoute et de pédagogie de la part de nombreux soignants, alors qu’il est prouvé qu’un traitement compris et accepté est plus efficace, mieux toléré et mieux suivi qu’un traitement imposé [49]. » Ces problèmes de communications sont principalement imputés à « l’immensité des lacunes de la formation initiale des médecins, formation au cours de laquelle on ne leur apprend ni à écouter les patients, ni à leur parler de manière intelligible, ni à décrypter leurs craintes, ni à respecter leur libre arbitre [50]. ». Ces comités de liaison hospitaliers visent justement à combler ces faiblesses. En plus du soutien moral qu’ils peuvent dispenser à leur coreligionnaire, ils sont bien placés pour agir en médiateurs expérimentés, du fait qu’ils connaissent aussi bien les convictions religieuses du patient que les diverses techniques médicales envisageables. Ils peuvent ainsi rassurer le malade en lui expliquant la situation (hors jargon médical) et parallèlement apporter une information plus technique à l’équipe médicale.

Afin de laisser à penser que ces CLH agiraient en dehors de la légalité, la Miviludes a cru judicieux de signaler qu’ils « ne bénéficient d’aucune reconnaissance légale et n’ont obtenu aucun agrément [51] ». Or, l’article L 1114-1 du Code de la santé publique pris en référence est évidemment sorti de son contexte. La partie réglementaire du code apporte des précisions sur les organismes visés par ce type d’agrément : ceux qui déploient des activités publiques telles que « la promotion des droits des personnes malades et des usagers du système de santé auprès des pouvoirs publics et au sein du système de santé », notamment « l’élaboration des politiques de santé », et qui les représentent dans « les instances hospitalières ou de santé publique [52] ». L’agrément ne concerne donc pas les bénévoles d’une association qui assistent ponctuellement un membre ou une proche connaissance. Il s’agit essentiellement d’organismes qui interviennent directement auprès des autorités publiques et qui veulent siéger au sein d’instances officielles de la santé.

En ce qui concerne l’aide dispensée aux malades et à leur entourage, l’article L 1112-5 du Code de la santé publique dispose que « les établissements de santé facilitent l’intervention des associations de bénévoles qui peuvent apporter un soutien à toute personne accueillie dans l’établissement, à sa demande ou avec son accord », sous les seules conditions de respect du règlement intérieur et de signature d’une convention avec l’établissement qui les accueille. L’ouvrage Les Droits du patient insiste sur l’une des missions importantes de ces groupes d’usagers : « Mais le but principal des associations de patients est de compléter les informations que délivrent médecins et institutions dans un domaine de santé donné. Les informations sur une maladie ou ses traitements sont souvent difficiles d’accès, même à l’heure de l’internet, car pour trouver une information, il faut savoir ce que l’on cherche. Les associations sont composées de patients ou de familles qui mettent en commun leurs expériences ou leurs réflexions sur la maladie qui les concerne [53]. » Car pour garantir un consentement « éclairé », il est indispensable de diversifier ses sources d’information, dans la mesure où le médecin ne peut prétendre à l’omniscience…

D’autant qu’en France, une culture de paternalisme médical nuit encore à un véritable respect du consentement du patient et les médecins oublient trop souvent que le corollaire du consentement est le droit de refuser un traitement. Cette difficulté est particulièrement critiquée par les professionnels de la santé et du droit précités, Salomé Viviana et Martin Winckler : « Mais quand l’information est effectivement donnée, certains médecins ont tendance à oublier que le consentement du patient ne leur est pas systématiquement acquis pour autant. Pour consentir, il faut avoir la possibilité de refuser. Et c’est le refus qui pose le plus de problème [54]. » En Allemagne, l’obligation de suivre la volonté exprimée par le patient semble une évidence, car la logique y est tout à fait différente : « Le respect de la volonté de l’individu est au cœur de l’approche médicale, explique Christian Hick, médecin et chercheur à l’Institut d’histoire et d’éthique de la médecine de l’université de Cologne. Tout traitement doit reposer sur le consentement du patient. Le soignant n’a pas un “droit de traiter” mais une “obligation d’aider [55]. »

Dans le cadre de la commission d’enquête relative à l’influence sectaire dans le domaine de la santé, les sénateurs ont insisté sur la situation hypothétique d’un témoin de Jéhovah qui refuserait la transfusion sanguine qui seule pourrait lui sauver la vie. Le représentant des CLH relativise avec objectivité, dans la mesure où la plupart des thérapeutiques proposées ont des bénéfices et des risques, qui doivent tous être pris en compte pour prendre une décision véritablement éclairée : « D’un point de vue médical, c’est plus compliqué. La transfusion sanguine sauve des vies mais en fait perdre également. La médecine repose toujours sur un rapport bénéfices - risques. Par exemple, les anti-inflammatoires sont des médicaments d’usage très courant, bien qu’on les sache de nature à provoquer des ulcères parfois hémorragiques, mais le bénéfice de leur consommation est supérieur au risque qu’ils font encourir. Les stratégies d’épargne sanguine ont aussi un rapport bénéfices - risques positif. Il est des cas où le risque dépasse le bénéfice attendu, mais ils sont rares. C’est alors à l’éthique de prendre le relai, c’est-à-dire au patient de choisir. Reste que les études générales comparant ces stratégies d’épargne sanguine aux transfusions sanguines font état de taux de mortalité et de morbidité similaires, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’effets secondaires, quelle que soit la stratégie à laquelle on a recours [56]. »

Enfin, Guy Canonici, qui a été auditionné au même moment en tant que président de la Fédération chrétienne des Témoins de Jéhovah de France, a été interpellé par une sénatrice sur ce qu’il risquerait d’arriver à un fidèle si jamais il acceptait une transfusion sanguine, au cas où cela pourrait s’analyser comme un moyen de pression :

« Mme Muguette Dini. - Si le Témoin de Jéhovah accepte une transfusion sanguine, quelles conséquences doit-il en attendre au sein de la communauté ?

« M. Guy Canonici. - Vous sous-entendez que sa décision soit connue de sa communauté.

« Mme Muguette Dini. - Elle peut ne pas l’être, en effet. Mais si elle l’est, par sa famille, ou de son propre aveu ?

« M. Guy Canonici. - Cela fait de nombreuses suppositions. Si sa décision s’accompagne d’un refus de rester dans la communauté, celle-ci en prendra acte. Si la personne souffre de sa décision et s’en ouvre à la communauté, alors les ministres du culte locaux prieront avec lui pour l’aider à retrouver la paix de l’âme [57]. »

Sa première réponse est très pertinente face aux sous-entendus de possibles contraintes morales, étant donné que les transfusions sanguines entrent dans le cadre du secret médical. Si le patient souhaite en bénéficier en toute connaissance de causes, il lui suffit de n’en parler à personne et de demander à l’équipe médicale d’interdire les éventuelles visites au moment où les transfusions seraient pratiquées. Quoiqu’il en soit, l’excommunication n’est pas une mesure systématique en cas de non respect d’un principe biblique, la priorité des ministres du culte étant d’aider la personne éprouvée à retrouver ses repères dans ces situations difficiles.

Quant à l’évocation d’enfants qui seraient rejetés par leurs parents en cas de transfusion de sang, Guy Canonici réagit catégoriquement contre de telles allusions que ne sauraient envisager les témoins de Jéhovah : « C’est du délire. Nul n’a le monopole de l’affection parentale. Les Témoins de Jéhovah aiment leurs enfants, en prennent soin et souffrent de les voir malades. Lorsqu’une transfusion sanguine se révèle indispensable, ils sont sans doute perturbés. Mais dire qu’ils en concevraient un rejet de leurs enfants, c’est absurde [58] ! »