La tribune du juriste

La CEDH : une Cour supranationale consciente de la portée de ses arrêts
Olex, juillet 2014

- Modifié le 22 avril 2023

Suite aux arrêts rendus le 31 janvier 2013 par la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH) condamnant la France pour violation de l’article 9 de la Convention (garantissant la liberté de conscience, de pensée et de religion), Catherine Picard, présidente de l’UNADFI déplora que « quoi qu’il se passe, la CEDH applique l’article 9 de la Convention européenne, sans regarder qui sont les auteurs des faits » [1].

Le 4 septembre 2013, la Cour de cassation examina le pourvoi en cassation formé par l’Église de Scientologie contre l’arrêt de la Cour d’appel de Paris la condamnant pour escroquerie. Interrogé à cette occasion par un journaliste de La Croix, Serge Blisko, président de la Miviludes, exprima son opinion concernant la CEDH. Aussi, il déclara : « Il y a de vraies interrogations sur cette Cour. Il faut qu’on travaille notre argumentaire juridique pour mieux contrer les recours. On ne peut pas accepter que des escrocs condamnés en France soient blanchis par elle » [2].

Plus récemment encore, lors de la discussion du rapport relatif à la protection des mineurs contre les dérives sectaires devant l’Assemblée parlementaire de Conseil de l’Europe, le sénateur français Jean-Pierre Michel déclara que sur la thématique des sectes et dérives sectaires « la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme est à la fois peu abondante, très libérale et peu fiable » [3].

Mais alors, les juges de la CEDH ignorent-ils le phénomène des dérives sectaires ? N’auraient-ils pas conscience des conséquences de leurs arrêts ? La CEDH viendrait-elle interférer dans le fonctionnement des institutions étatiques ?

Tout d’abord, rappelons que la Cour a mis en œuvre le principe de subsidiarité inhérent au mécanisme européen de protection des droits de l’homme et reconnu aux États parties une marge d’appréciation dans leur façon d’appliquer les droits reconnus par la Convention : « [la Cour] ne saurait se substituer aux autorités nationales compétentes, faute de quoi elle perdrait de vue le caractère subsidiaire du mécanisme international de garantie collective instauré par la Convention. Les autorités nationales demeurent libres de choisir les mesures qu’elles estiment appropriées dans les domaines régis par la Convention. Le contrôle de la Cour ne porte que sur la conformité de ces mesures avec les exigences de la Convention » [4].

Quelques années plus tard, elle affirmait encore : « la Cour relève que le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revêt un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme [...]. La Convention confie en premier lieu à chacun des États contractants le soin d’assurer la jouissance des droits et libertés qu’elle consacre. Les institutions créées par elle y contribuent de leur côté, mais elles n’entrent en jeu que par la voie contentieuse et après épuisement des voies de recours internes (art. 26) » [5].

De ces principes découle le refus de la Cour de jouer le rôle de juridiction d’appel, de cassation ou de révision par rapport aux juridictions des États parties à la Convention. Jean-Paul Costa, ancien président de la CEDH rappela lors d’une conférence organisée par le Conseil d’État sur le principe de subsidiarité et la protection européenne des droits de l’homme, que « la compétence de la Cour se limite au contrôle du respect, par les États contractants [...], des engagements en matière des droits de l’homme qu’ils ont pris en adhérant à la Convention (et à ses protocoles). La Cour [...] doit respecter l’autonomie des ordres juridiques des États contractants, plus encore que la Cour de Justice, qui interfère davantage avec eux, du fait du renvoi préjudiciel. Surtout, [la] Cour n’est pas une quatrième instance : elle ne peut apprécier elle-même les éléments de fait ayant conduit une juridiction nationale à adopter telle décision plutôt que telle autre, ni en principe établir ou évaluer les preuves, ni même interpréter elle-même le droit interne » [6].

Ces considérations ont conduit la Cour à reconnaître aux États dans de nombreux domaines une marge d’appréciation, notamment en ce qui concerne la liberté de religion. Ainsi, très récemment, la CEDH, bien que très critique à l’égard de la France, a validé l’interdiction du voile islamique intégral votée en France fin 2010. La Cour a souligné que « la préservation des conditions du ’vivre ensemble’ était un objectif légitime » des autorités françaises. Celles-ci disposent à cet égard d’une « ample marge d’appréciation » relevant que « les sanctions en jeu - 150 euros d’amende maximum et l’éventuelle obligation d’accomplir un stage de citoyenneté en sus ou à la place - sont parmi les plus légères que le législateur pouvait envisager » [7]. Dans cette même affaire, elle a rappelé qu’elle « se doit de faire preuve de réserve dans l’exercice de son contrôle […] dès lors qu’il la conduit à évaluer un arbitrage effectué selon des modalités démocratiques au sein de la société en cause ».

De manière générale, en ce qui concerne la liberté de religion, la CEDH se prononce sur des affaires très variées comme par exemples l’obligation de prêter un serment religieux, l’indication obligatoire de l’appartenance religieuse sur les documents officiels, l’objection de conscience, le prosélytisme, le port de vêtements religieux et l’affichage de symboles religieux [8].

La CEDH n’ignore pas la thématique des dérives sectaires. Au contraire, elle a été amenée à connaitre d’affaires concernant des nouveaux mouvements spirituels qualifiés par leurs détracteurs de « sectes » et d’analyser certains griefs qualifiés de prétendues « dérives sectaires » qui leur sont reprochés au regard de la Convention. Davy Forget a rédigé un article très complet sur ce thème consultable sur son site Internet [9].

De plus et contrairement à ce qui est affirmé par leurs détracteurs, la CEDH ne fait pas toujours droit aux demandes des minorités religieuses. Elle a déclaré irrecevable certaines de leurs requêtes [10] ou constaté la non-violation par des États partie de droits protégés par la Convention [11].

Vincent Berger, jurisconsulte à la CEDH de 1978 à 2013, précise que « l’article 9 a longtemps été un article dormant, quasi inutilisé. Sur les près de 140 000 demandes actuellement en cours, seule une poignée concernent l’aspect religieux ». Vincent Berger rappelle que les juges européens sont conscients de l’impact politique de leurs arrêts, mais « ce n’est pas à eux d’entrer dans des considérations polémiques : leur rôle, c’est d’interpréter la convention » [12].

Pour Jean-François Mayer, directeur de l’Institut Religioscope à Fribourg, l’existence de la CEDH est une grande avancée. Il souligne que « cela permet aux communautés de contrebalancer le pouvoir de l’État, et de se faire entendre largement puisque les décisions prises par la Cour ont un impact dans le pays d’origine des plaignants comme dans le reste de l’Europe » [13].

Quand la CEDH prononce des arrêts constatant des violations de la Convention sur des sujets sensibles ou politiquement gênants, elle fait l’objet de vives critiques de personnes qui démontrent, en réalité, leur méconnaissance du fonctionnement, du rôle et de la portée des arrêts de la CEDH [14]. Les juges de la CEDH se montrent sensibles à ces critiques mais ils n’y cèdent pas car ils ont une approche des affaires non partisane et ils ne sont soumis à aucune influence politique quand ils jugent une affaire.

Dans un entretien publié dans La Revue des Droits de l’Homme, Dean Spielmann, Président de la CEDH, exprima son opinion sur les critiques virulentes qu’il est possible d’entendre et de lire suite aux arrêts de la CEDH.

Ainsi, il déclara : « Il est un fait que les affaires qui sont traitées par la Cour concernent très souvent les “mal-aimés” de la société. Je pense par exemple aux détenus. Il est donc facile de critiquer une juridiction internationale en se focalisant sur des dossiers peu populaires. Certaines personnalités politiques raisonnent très souvent dans le court terme et en ayant à l’esprit les prochaines échéances électorales. C’est la raison pour laquelle des affaires “faciles à expliquer” à l’électorat sont choisies pour critiquer les juges. Et pas seulement les juges internationaux. De plus en plus, les juges des juridictions suprêmes se voient exposés aux mêmes critiques. En vertu du principe de la “prééminence du droit”, l’action de l’exécutif est inévitablement contrôlée, voire censurée, par le juge, ce qui provoque évidemment des sentiments d’oppositions. C’est un réflexe que je qualifierai de naturel, mais qui ne doit pas impressionner le juge. Mais il y a également, et je dirai, heureusement, des personnalités politiques qui accueillent positivement les arrêts de condamnation de la Cour en intégrant ces arrêts immédiatement dans leur agenda politique » [15].

Concernant les cas de discrimination de plus en plus flagrants en Europe, Françoise Tulkens, qui fut vice-présidente de la CEDH, déclara : « Je crains en effet qu’il y ait une montée de l’intolérance en Europe, une Europe qui, comme le disait J. Habermas dans Le Monde en janvier 2011, “devient malade de la xénophobie”, avec la force dévastatrice des stéréotypes et des préjugés. Cette intolérance touche en particulier les groupes minoritaires en Europe (les immigrés, les musulmans, etc.) », et d’ajouter « ce “petit climat xénophobe”, […] rend l’action de la Cour indispensable et la jurisprudence européenne mériterait donc d’être encore plus développée. À l’avenir, je pense qu’il serait bon qu’elle donne plus de sens et d’ampleur au principe d’interdiction de la discrimination, même s’il n’est pourtant pas toujours facile de faire croître cette idée » [16].

Dans l’émission le Bar de l’Europe diffusée sur TV5 Monde, Françoise Tulkens rappela que « les États, dans tout une série de domaines, doivent pouvoir prendre les décisions qui leur importent » mais que les juges de la CEDH doivent « les contrôler de l’extérieur, au regard des droits de l’homme » et de préciser que les juges de la CEDH sont « des empêcheurs de tourner en rond » puisqu’ils sont « le contrôle externe des droits fondamentaux. » Elle rappela que 95% des requêtes déposées devant la Cour sont déclarées irrecevables, les 5% restantes étant des « affaires sérieuses » [17].

Dans un autre reportage consacré à la CEDH et diffusé sur TV5 Monde, Françoise Tulkens déclara en reprenant les termes d’un membre de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe : « personne n’est jamais à l’abri d’un péril totalitaire, il faut en Europe, je cite “une conscience qui sonne l’alarme”, ça c’est exactement la Cour. On est un contrôle supranational externe. [Ce sont] les États qui doivent faire les droits de l’homme, qui doivent les faire respecter dans leur pays, mais il y a un petit filet de sécurité : c’est nous. » Elle ajouta : « ça ne sert à rien de jouer les Don Quichotte et de prendre des décisions qui seront inacceptables pour les États. Donc on doit être quand même prudent » et reconnaitre en toute franchise qu’il n’est pas possible de sortir « indemne d’une expérience comme ça, et puis de voir les problèmes que vivent les gens partout en Europe, on ne peut pas se l’imaginer, je ne vais pas dire que la réalité dépasse la fiction, mais oui […]. » [18]

Dans un entretien accordé à Dalloz Actu Etudiant, Jean-Paul Costa, président de la CEDH de 2007 à 2011, fut interrogé sur le point de savoir si la France est un bon ou un mauvais élève en matière de droits de l’homme. Voici sa réponse : « Elle a été un mauvais élève, elle est devenue un bon élève, et elle a encore des progrès à faire. Mauvaise élève, la France, qui avait été parmi les premiers signataires de la Convention EDH en 1950, a mis presque un quart de siècle à la ratifier et encore sept ans de plus à accepter le recours individuel. Ce n’est qu’en 1986 qu’a été jugée par la Cour la première affaire française ! Ce n’était pas un modèle à suivre... Elle a, en outre, rechigné encore longtemps à accepter les jurisprudences de la Cour, par une sorte de “gallicanisme” juridique (ou de souverainisme judiciaire). Depuis le début des années 2000, les choses ont heureusement changé. Le gouvernement, le Parlement et les juridictions françaises se conforment maintenant, généralement sans tarder, à la jurisprudence de Strasbourg, quelquefois même pour des arrêts rendus contre d’autres pays […] et parfois même l’anticipent […]. Mais la France a encore de sérieux efforts à accomplir. Les violations des droits de l’homme restent encore beaucoup trop fréquentes à l’encontre de catégories vulnérables : les détenus, les étrangers, les demandeurs d’asile... Je salue l’action du Défenseur des droits, du Contrôleur des lieux de privation de liberté, de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, des Barreaux, de la société civile... ils rappellent à bon droit que la patrie de la Déclaration des droits de l’homme doit être aujourd’hui celle des droits de l’homme, tout court » [19].

En effet, la France a de sérieux efforts à faire. Sur les quarante sept États membres du Conseil de l’Europe, la France occupe la huitième position des pays les plus condamnés par la CEDH de 1959 à 2013 avec 674 arrêts constatant une ou plusieurs violations de la Convention [20].

Cependant, il est nécessaire de préciser que les arrêts de la CEDH ne permettent ni d’annuler ni de modifier automatiquement les décisions prises par les juridictions françaises. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils n’ont aucune influence sur la justice française.

Dans ses décisions, la CEDH déclare s’il y a eu une violation des droits protégés par la Convention, sans pouvoir par elle-même y mettre fin. Ainsi, les arrêts de la CEDH ont un caractère déclaratoire, ils ne possèdent pas la force exécutoire.

Cependant, les États se sont engagés à se conformer aux arrêts de la CEDH dans les litiges qui les concernent. Cela peut se traduire de plusieurs manières. Tout d’abord, en matière pénale et depuis la loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes, la condamnation de la France pour une violation grave de la Convention peut entraîner le réexamen par le juge français de sa précédente décision. Ainsi, les articles 626-1 et suivants du Code de procédure pénale ont trait au réexamen d’une décision pénale consécutif au prononcé d’un arrêt de la CEDH condamnant la France (La loi n° 2014-640 du 20 juin 2014 relative à la réforme des procédures de révision et de réexamen d’une condamnation pénale définitive, qui entrera en vigueur le 1er octobre 2014, est venue modifier les dispositions précitées du Code de procédure pénale et créer une cour unique de révision et de réexamen en remplacement des actuelles commission de révision des condamnations pénales, cour de révision et commission de réexamen : la Cour de révision et de réexamen des condamnations pénales).

En matière administrative, le Conseil d’Etat a rappelé dans un arrêt du 30 juillet 2014 que, « lorsque la violation constatée par la [CEDH] dans son arrêt concerne une sanction administrative devenue définitive, l’exécution de cet arrêt n’implique pas, en l’absence de procédure organisée à cette fin, que l’autorité administrative compétente réexamine la sanction ; qu’elle ne peut davantage avoir pour effet de priver les décisions juridictionnelles, au nombre desquelles figurent notamment celles qui réforment en tout ou en partie une sanction administrative dans le cadre d’un recours de pleine juridiction, de leur caractère exécutoire ; qu’en revanche, le constat par la [CEDH] d’une méconnaissance des droits garantis par la convention constitue un élément nouveau qui doit être pris en considération par l’autorité investie du pouvoir de sanction ; qu’il incombe en conséquence à cette autorité, lorsqu’elle est saisie d’une demande en ce sens et que la sanction prononcée continue de produire des effets, d’apprécier si la poursuite de l’exécution de cette sanction méconnaît les exigences de la convention et, dans ce cas, d’y mettre fin, en tout ou en partie, eu égard aux intérêts dont elle a la charge, aux motifs de la sanction et à la gravité de ses effets ainsi qu’à la nature et à la gravité des manquements constatés par la Cour » [21].

Ensuite, en toute matière, lorsque les règles nationales ne suffisent pas à faire cesser le trouble qui résulte de la violation par l’État de la Convention européenne, la CEDH peut accorder à la partie lésée une « satisfaction équitable », c’est-à-dire une indemnisation.

Par exemple, dans l’affaire opposant les Témoins de Jéhovah à la France à raison d’un redressement fiscal, qui était en partie fondé sur le refus de l’administration de reconnaître un caractère cultuel à l’association, la Cour a condamné la France, le 5 juillet 2012, à une indemnisation correspondant aux sommes versées par l’association [22]. Concernant la mesure de taxation, la Cour a précisé dans sa motivation « qu’il est entendu que l’État défendeur reste libre, sous le contrôle du comité des ministres, de choisir d’autres moyens de s’acquitter de son obligation juridique au regard de l’article 46 de la convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la cour ». Le gouvernement français a transmis son bilan d’action pour se mettre en conformité avec les arrêts de la CEDH [23] au Comité des ministres du Conseil de l’Europe, qui a constaté à travers sa résolution CM/ResDH(2013)184 du 26 septembre 2013 que le gouvernement français avait adopté toutes les mesures requises par l’article 46, paragraphe 1, de la Convention.

Enfin, et plus généralement, les décisions de la CEDH influencent les évolutions de la justice et de la loi française. De nombreuses modifications récentes du droit français ont fait suite à une condamnation de notre pays par la Cour de Strasbourg.

À titre d’exemple, par trois arrêts d’Assemblée plénière rendus le 15 avril 2011, la Cour de cassation, dans sa formation de jugement la plus solennelle, a déclaré dans un attendu de principe que « les États adhérents à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales sont tenus de respecter les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, sans attendre d’être attaqués devant elle ni d’avoir modifié leur législation » [24].

Ainsi, les droits garantis par la Convention devant être effectifs et concrets, toute décision de la CEDH constatant la non-conformité de la législation française aux exigences issues de la Convention est d’application immédiate. Un justiciable français peut invoquer devant les juridictions nationales les arrêts rendus par la CEDH immédiatement et ne peut se voir opposer le report dans le temps des décisions rendues par les juridictions nationales.

Nous laisserons la conclusion à la CEDH qui, dans son arrêt S.A.S c. France évoqué ci-avant, rappelle qu’elle « se doit de faire preuve de réserve dans l’exercice de son contrôle […] dès lors qu’il la conduit à évaluer un arbitrage effectué selon des modalités démocratiques au sein de la société en cause ». Elle sait être souple mais aussi ferme en rappelant à l’ordre ou en sanctionnant des États quand le cas qui lui est soumis l’exige.

Olex.