Le 17 septembre 2024, l’Espagne a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour avoir porté atteinte au droit à l’autonomie d’une témoin de Jéhovah, qui a été transfusée lors d’une opération chirurgicale contre sa volonté exprimée oralement et confirmée par écrit.
Dans l’affaire Pindo Mulla c. Espagne, la Grande Chambre a reconnu à l’unanimité des 17 juges la violation du droit de la requérante au respect de sa vie privée, tel que protégé par l’article 8 de la Convention européenne, lu à la lumière de l’article 9 relatif à la liberté de conscience et de religion.
Pour le Journal International de Médecine (JIM), il s’agit d’« un cas d’école classique quant à la frontière entre responsabilité médicale et liberté individuelle [1] ».
Les circonstances de l’affaire
Notons avant tout que le cadre juridique de l’Espagne avait déjà établi le droit à l’autonomie du patient et l’obligation du personnel médical de respecter son consentement éclairé (§ 55-70 de l’arrêt de la CEDH). Les exceptions permettant de passer outre la volonté du patient étaient bien délimitées par le droit interne.
Les articles 15 et 16 de la Constitution espagnole garantissent à toute personne respectivement « le droit à la vie et à son intégrité physique et morale » et « la liberté de pensée, de religion et de culte ».
Depuis 2002, la législation dispose que tout acte médical « requiert, en règle générale, le consentement préalable des patients ou des usagers » et que tout professionnel de la santé doit « respecter les décisions adoptées librement et volontairement par le patient [2] ». Et si elle permet aux médecins d’« effectuer les interventions cliniques qui sont essentielles pour la santé du patient sans le consentement de celui-ci », ce n’est qu’à la double condition qu’« il existe un risque grave immédiat pour l’intégrité physique ou psychique du patient et qu’il n’est pas possible de recueillir son autorisation [3] ».
Pour ce qui est de la jurisprudence, le Tribunal constitutionnel a reconnu que le consentement éclairé du patient à toute forme d’intervention médicale faisait partie intégrante du droit fondamental à l’intégrité physique. C’est pourquoi son arrêt du 28 mars 2011 « est considéré comme une décision de principe sur le statut constitutionnel du consentement éclairé à un traitement médical » (§ 63).
Selon la présentation des faits par la juridiction du Conseil de l’Europe (§ 9-54), Rosa Edelmira Pindo Mulla est une ressortissante équatorienne, qui réside avec son conjoint à Soria dans la communauté autonome de Castille-et-León en Espagne.
En mai 2017, elle a été soignée à l’hôpital Santa Bárbara à Soria pour un problème de rétention urinaire. Des examens ont révélé par la suite qu’elle souffrait d’un fibrome utérin. Une intervention chirurgicale (hystérectomie et double salpingectomie) lui est donc conseillée. Ce qu’elle accepte, tout en précisant qu’elle refuse les transfusions sanguines, conformément à ses convictions religieuses.
Afin d’assurer le respect de sa volonté, la requérante s’est alors conformée aux exigences légales en matière d’expression de ses choix médicaux. Ainsi a-t-elle rédigé des directives médicales anticipées, qu’elle signa en présence de trois témoins et qu’elle déposa auprès du registre des directives anticipées de Castille-et-León. Elle y a mentionné son opposition à toute transfusion sanguine, « même si le corps médical estime que ces transfusions sont nécessaires pour préserver [s]a vie ou [s]a santé », et désigné deux amis de confiance pour la représenter.
De plus, elle a repris ces informations dans une procuration permanente, qu’elle a signée et fait contresigner par trois témoins, pour conserver ce document sur elle.
Après deux passages aux urgences de l’hôpital de Soria en janvier et en juin 2018, l’état de la requérante s’est aggravé au point qu’un possible recours à une transfusion sanguine a été évoqué. Renouvelant son refus d’être transfusée, la patiente a rempli le formulaire de consentement éclairé de l’hôpital, signé par elle et le médecin, puis versé à son dossier médical.
Changement d’hôpital et transfusions
Le matin du 7 juin 2018, il est décidé de confier la requérante à l’hôpital de La Paz, situé dans la communauté autonome de Madrid, parce que cet établissement est connu pour sa capacité à soigner les patients sans transfusion sanguine. La requérante accepte le transfert, afin d’être opérée en accord avec ses choix médicaux.
Durant son transport en ambulance de soins intensifs mobiles pour un trajet d’environ 240 km, l’état de la patiente était sous surveillance constante du médecin qui l’accompagnait. Peu après le départ de Soria, un médecin de l’hôpital de La Paz a eu une conversation téléphonique avec son homologue à bord pour évaluer la gravité de l’état de la patiente.
Le médecin appelant a été informé directement par la patiente de sa position contre les transfusions sanguines. L’arrêt précise que « l’intéressée était consciente, orientée et coopérative » (§ 24).
Aussitôt, trois anesthésistes de l’hôpital de La Paz ont adressé par télécopie une demande d’avis à la juge de permanence du Tribunal d’instruction n° 9 de Madrid, affirmant qu’une patiente témoin de Jéhovah était transférée depuis l’hôpital de Soria avec un taux d’hémoglobine de 4 g/dL et qu’elle aurait « exprimé oralement son rejet de tous types de traitement » (§ 25).
Sollicité par la juge, le médecin légiste admet que « l’on ignore pour l’instant si la patiente est en mesure de donner et/ou de refuser son consentement, ainsi que la nature du traitement auquel elle sera soumise », mais confirme que « la situation présenterait un risque grave pour la vie de la patiente » (§ 26).
De son côté, la procureure locale a répondu à la juge qu’en l’« absence de preuve fiable » d’un refus de recevoir un traitement médical, elle ne s’opposait pas à la réalisation de mesures médicales et chirurgicales nécessaires pour protéger la vie et l’intégrité physique de la requérante (§ 27).
Une heure après la demande, la juge de permanence a prononcé sa décision « d’autoriser le traitement de cette patiente par les mesures médicales et chirurgicales qui sont nécessaires à la sauvegarde de sa vie et de son intégrité physique » (§ 28).
Alors qu’il était précisé qu’un recours pouvait être formé dans un délai de cinq jours à compter de la notification, ni la requérante ni ses représentants n’ont été informés de cette décision.
À son arrivée à l’hôpital de La Paz, la patiente était pleinement consciente, puisqu’elle se situait au niveau le plus élevé sur l’échelle de coma de Glasgow [4]. Estimant être face à une urgence médicale, l’équipe médicale n’a pas suivi la procédure habituelle de recueil du consentement éclairé et n’a pas informé la patiente de la nature de l’intervention envisagée.
Finalement, sous anesthésie générale, la patiente a subi une hystérectomie (ablation de l’utérus) et une double salpingectomie (ablation des trompes utérines), ainsi que trois transfusions de globules rouges. Le lendemain, elle sera alors informée de la décision de la juge de permanence, de l’intervention chirurgicale et des transfusions pratiquées.
Un recours interne inefficace
Après avoir obtenu une copie de la décision, la requérante a introduit un recours en annulation ainsi que, à titre subsidiaire, un recours en appel.
Le recours en annulation a d’abord été rejeté par la juge qui avait rendu la décision litigieuse, considérant que la requérante n’avait exprimé sa volonté qu’oralement, sans remettre de document écrit. Les directives médicales anticipées ont été écartées, du fait qu’elles avaient été établies près d’un an avant l’opération et que l’on ne savait pas qui les avait signées.
De même, l’Audiencia Provincial a rejeté le recours en appel par des motivations plutôt contradictoires. D’une part, elle a relevé que les directives médicales anticipées n’avaient pas à s’appliquer, dans la mesure où la requérante était en mesure d’exprimer sa volonté librement au moment de l’intervention chirurgicale. D’autre part, elle a déclaré qu’un consentement exprimé oralement n’était pas suffisant dans le cadre d’un refus de transfusion sanguine et qu’il fallait un écrit.
Se focalisant sur le formulaire de consentement éclairé, l’Audiencia Provincial s’est arrêté sur l’absence de signature de la requérante sur la copie obtenue auprès de l’hôpital de Soria, sans enquêter sur cette situation incompréhensible.
En effet, comme le souligne avec pertinence la juge espagnole dans son opinion concordante annexée à l’arrêt de la CEDH : « Il serait absurde et contraire à toute logique qu’elle ne l’eût pas fait [5]. » On pourrait renchérir : cela n’aurait aucun sens d’ajouter au dossier de la patiente un formulaire de consentement sans vérifier qu’elle l’a bien signé ! D’ailleurs, le même hôpital fournira plus tard une autre copie du formulaire, cette fois avec les signatures de la requérante et du médecin…
Une question nous vient à l’esprit : si le formulaire de consentement éclairé n’était pas admissible, les directives médicales anticipées ne pouvaient-elles pas faire office du document écrit attendu ? Sinon, ne pourrait-on pas y déceler un « formalisme excessif [6] » ?
Quant au Tribunal constitutionnel, saisi par la requérante comme ultime moyen interne de la violation de son droit à l’autonomie, il a tout simplement jugé la requête irrecevable le 9 octobre 2019, au motif qu’il n’y avait « manifestement pas d’atteinte à un droit fondamental protégé dans le cadre du recours d’amparo ».
Bénéficiant d’une longue expérience en matière de droits des patients, la juge espagnole a affirmé en toute franchise que « déclarer ce recours irrecevable au motif d’une absence d’atteinte à un droit fondamental énoncé dans la Constitution défie la logique [7] ».
Le droit européen est convoqué
Se fondant sur les articles 8 (respect de la vie privée) et 9 (liberté de conscience et de religion) de la Convention européenne, Rosa Pindo Mulla a donc saisi la CEDH, qui a communiqué la requête au gouvernement espagnol le 16 avril 2021 [8]. La chambre à qui l’affaire avait été attribuée s’est dessaisie en faveur de la Grande Chambre [9].
Le gouvernement français a été autorisé à intervenir dans la procédure écrite, dans la mesure où une requête similaire vise la France [10], tout comme l’Association européenne des Témoins de Jéhovah, dont tous les membres seront impactés par cette jurisprudence au sein du Conseil de l’Europe.
Après avoir tenu une audience le 10 janvier 2024 [11], la Grande Chambre a prononcé sa décision dans l’affaire Pindo Mulla c. Espagne le 17 septembre 2024.
Les juges européens ont d’abord repris les textes internationaux pertinents, avant de présenter le droit comparé.
En particulier, la principale référence qui utilisée en complément de la Convention européenne des droits de l’homme est la Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine [12] (dite « Convention d’Oviedo »), qui a été signée à Oviedo en Espagne le 4 avril 1997.
Ratifié à ce jour par 30 États, y compris l’Espagne le 1er septembre 1999 et la France le 13 décembre 2011 [13], ce traité n° 164 du Conseil de l’Europe comporte plusieurs articles spécifiquement appropriés aux circonstances de l’affaire :
« Article 5 – Règle générale
Une intervention dans le domaine de la santé ne peut être effectuée qu’après que la personne concernée y a donné son consentement libre et éclairé.
Cette personne reçoit préalablement une information adéquate quant au but et à la nature de l’intervention ainsi que quant à ses conséquences et ses risques.
La personne concernée peut, à tout moment, librement retirer son consentement.
[…]
Article 8 – Situations d’urgence
Lorsqu’en raison d’une situation d’urgence le consentement approprié ne peut être obtenu, il pourra être procédé immédiatement à toute intervention médicalement indispensable pour le bénéfice de la santé de la personne concernée.
Article 9 – Souhaits précédemment exprimés
Les souhaits précédemment exprimés au sujet d’une intervention médicale par un patient qui, au moment de l’intervention, n’est pas en état d’exprimer sa volonté seront pris en compte. »
Un rapport explicatif [14] est également cité pour apporter des précisions sur le sens et les applications envisagées de ces dispositions.
De même, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a adopté en 2012 la résolution intitulée « Protéger les droits humains et la dignité de la personne en tenant compte des souhaits précédemment exprimés par les patients », où l’on peut lire dans le premier paragraphe :
« On s’accorde à penser, sur la base de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE n° 5) concernant le droit au respect de la vie privée, qu’aucune intervention ne peut être pratiquée sur une personne sans qu’elle ait donné son consentement. De ce droit fondamental découlent les principes d’autonomie personnelle et de consentement en vertu desquels tout patient majeur capable ne doit pas être manipulé et, si sa volonté est clairement exprimée, elle doit prévaloir même si cela signifie le refus d’un traitement : nul ne peut être contraint de subir un traitement médical contre sa volonté [15]. »
La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne proclamée en 2000 [16] et la Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l’homme adoptée en 2005 par la Conférence générale de l’UNESCO [17] défendent pareillement le respect du consentement libre et éclairé de la personne concernée par des interventions médicales.
Par ailleurs, la division de la recherche de la CEDH a effectué une étude comparative sur la manière dont sont respectés ou pris en compte les souhaits précédemment exprimés par un patient dans le contexte d’une urgence vitale, notamment lorsqu’il s’agit d’un refus des transfusions sanguines par les témoins de Jéhovah (§ 81-86).
Trois groupes peuvent être distingués, parmi 39 des États contractants autres que l’Espagne :
- 17 d’entre eux reconnaissent formellement les directives anticipées médicales, dans lesquelles les patients peuvent déclarer qu’ils refusent les transfusions sanguines ; cependant, dans certains d’entre eux, il est possible de passer outre au refus précédemment exprimé par un patient dans les cas prévus par la loi ;
- 7 autres imposent, en droit ou en pratique, le respect des souhaits précédemment exprimés par le patient, sans avoir mis en place pour autant de cadre réglementaire spécifique à cette fin ;
- les 15 restant n’ont pas adopté de dispositions particulières sur cette question.
La Grande Chambre rappelle les grands principes
La Grande Chambre a décidé d’examiner la requête sous l’angle de l’article 8 de la Convention européenne, l’autonomie et l’autodétermination du patient en matière de traitement médical entrant dans le champ du respect de la vie privée, lu à la lumière de l’article 9 pour prendre en compte sa dimension religieuse.
En préliminaires, elle note que cette affaire se distingue de celles jugées jusqu’à présent, puisque « la requérante […] souhaitait être guérie de son affection, et elle était prête à accepter tous les traitements appropriés, mais elle refusait les transfusions sanguines » (§ 125). De plus, ce refus « n’entraîne aucun risque direct pour la santé de tiers » (§ 126).
En outre, la Cour explique « qu’il ne lui appartient pas de revenir sur l’appréciation qu’ont faite des professionnels de santé de l’état d’un patient, ni sur leurs décisions quant au traitement qu’il convenait de lui administrer », d’autant plus que « ces appréciations et décisions cliniques n’ont pas été contestées directement au moyen de recours appropriés au niveau interne » (§ 130).
Ensuite, elle tire de la jurisprudence de la CEDH les principes généraux qui peuvent répondre aux questions posées par l’affaire soumise.
Premièrement, à propos de l’autonomie personnelle dans le domaine des soins de santé, la Cour « reconnaît depuis longtemps que le droit au respect de la vie privée inclut l’autonomie personnelle », c’est-à-dire le « droit d’opérer des choix concernant son propre corps » (§ 137). Elle poursuit :
« 138. Dans le domaine des soins de santé, le respect de l’autonomie personnelle est un principe général et fondamental. Il est protégé notamment par la règle universellement reconnue du consentement libre et éclairé. Un patient doté de la capacité juridique qui a été dûment informé de son état de santé et des traitements disponibles, ainsi que des implications du choix de n’accepter aucun traitement, a le droit de décider librement de donner ou de refuser son consentement à un traitement […]
139. En ce qui concerne le refus de traitement, la Cour a déclaré dans l’arrêt Pretty (précité, § 63) que même si pareil refus pouvait conduire à une issue fatale, l’imposition d’un traitement médical à un patient adulte et sain d’esprit sans le consentement de celui-ci s’analyserait en une atteinte à son intégrité physique pouvant mettre en cause les droits protégés par l’article 8 § 1 de la Convention (voir aussi Lambert et autres, précité, § 180). »
Bien qu’ils y aient été abordés de manière indirecte [18], les arrêts Les témoins de Jéhovah de Moscou et autres c. Russie [19] et Taganrog LRO et autres c. Russie [20] appliquent ces principes aux convictions religieuses des témoins de Jéhovah (§ 140).
Deuxièmement, la Cour convient que l’article 2 (droit à la vie) de la Convention impose aux États contractants l’obligation positive matérielle de protéger la vie et la santé des patients, en l’occurrence de « mettre en place un cadre réglementaire imposant aux hôpitaux, qu’ils fussent publics ou privés, l’adoption de mesures propres à assurer la protection de la vie des patients » (§ 141). Aussi faut-il prévoir de s’assurer « qu’une décision aussi lourde de conséquences soit explicite, dénuée d’ambiguïté, libre et éclairée » (§ 142), mais encore « établir que le patient a toujours la capacité de prendre une telle décision lorsqu’il existe des circonstances susceptibles de susciter des doutes à cet égard » (§ 143).
Troisièmement, si la Cour admet que « l’article 8 n’énonce pas d’exigence procédurale explicite », il importe que « la personne concernée a[it] joué dans le processus décisionnel, considéré comme un tout, un rôle suffisamment important pour lui assurer la protection requise de ses intérêts » (§ 144).
De manière inédite, la CEDH doit donc rechercher en cette occasion comment concilier les droits des patients et les obligations des États, prévus respectivement par les articles 8 et 2 de la Convention.
D’une part, la juridiction européenne affirme que « dans le contexte des soins de santé ordinaires il découle de l’article 8 de la Convention qu’un patient adulte capable de discernement a le droit de refuser, librement et en toute conscience, un traitement médical, nonobstant les conséquences très graves, voire fatales, que pareille décision pourrait entraîner ». Néanmoins, le droit au respect de la vie privé n’étant pas un droit absolu, conformément au second paragraphe de l’article 8, le droit à l’autonomie « ne doit pas s’interpréter comme un droit absolu ».
D’autre part, elle rappelle « que l’article 2, qui protège le droit à la vie, se place parmi les articles primordiaux de la Convention » et qu’il « impose à l’État l’obligation […] de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes » (§ 147). Il est donc légitime de vérifier que :
- « la personne qui a pris la décision de refuser un traitement vital l’a fait librement et de manière autonome »,
- « elle possède la capacité juridique requise pour ce faire »,
- « elle est consciente des implications de sa décision »,
- « elle exprime un refus de traitement clair, précis et dépourvu d’ambiguïté »,
- « elle représente la position du patient sur ce point au moment considéré » (§ 148).
Par conséquent, des « traitements urgents et vitaux » peuvent être administrés sans le consentement d’un patient, uniquement s’il y a des doutes sur sa volonté :
« Il s’ensuit que lorsque, dans une situation d’urgence, il existe des motifs raisonnables de mettre en doute la décision de la personne concernée sur l’un de ces points essentiels, l’administration de traitements urgents et vitaux ne peut être considérée comme un manquement à l’obligation de respecter l’autonomie personnelle de cette personne. » (§ 149)
La suite du paragraphe ne dispense pas le personnel médical de faire un minimum pour dissiper ces éventuels doutes, en gardant à l’esprit que les choix thérapeutiques des personnes ont toujours « un rôle primordial » à jouer :
« L’importance qu’il convient d’accorder au respect de l’autonomie du patient implique aussi que des mesures raisonnables doivent être déployées aux fins de lever le doute ou l’incertitude qui entoure le refus de traitement. Ainsi que la Cour l’a déjà dit, quoique dans un contexte différent, les souhaits du patient doivent être considérés comme jouant un rôle primordial (Lambert et autres, précité, § 147). » (§ 149)
En somme, la Grande Chambre n’entend pas faire automatiquement primer la vie (un « droit » et non une « obligation ») sur l’opposition d’un patient à un traitement spécifique pour sa propre santé. Si sa volonté est bien établie et répond aux cinq critères précédents, elle doit être respectée.
C’est seulement en cas de doute, « Lorsque, malgré la mise en œuvre de mesures raisonnables, le médecin – ou, le cas échéant, la juridiction saisie – se trouve dans l’impossibilité d’établir dans toute la mesure nécessaire que le refus d’un traitement médical vital correspond bien à la volonté du patient », que les soins essentiels à sa survie doivent être pratiqués (§ 150).
En revanche, la valeur juridique à accorder aux directives médicales anticipées est un sujet plus délicat. Quand un patient n’est pas en état d’exprimer sa volonté, l’article 9 de la Convention d’Oviedo prévoit seulement que les souhaits précédemment exprimés « seront pris en compte ». Le rapport explicatif de ce traité, ainsi que la prise de position de l’Association médicale mondiale sur les directives anticipées [21], mentionnent la nécessité de vérifier que les souhaits précédemment exprimés demeurent applicables et valables dans une situation donnée (§ 151).
En l’absence de consensus en Europe tant sur le caractère contraignant des directives anticipées que sur leurs modalités formelles et pratiques, la Grande Chambre en déduit que de telles dispositions relèvent de la marge d’appréciation des États contractants (§ 153).
Des défaillances dans le processus décisionnel
Appliquant en l’espèce ces principes, les juges de Strasbourg vont constater des « défaillances » à tous les niveaux du processus décisionnel.
Observant que les dispositions législatives régissant le consentement en Espagne sont « pleinement conformes aux dispositions correspondantes de la Convention d’Oviedo » (§ 154) et qu’un système a été mis en place pour conférer un effet contraignant aux directives médicales anticipées (suivant la marge d’appréciation de l’État), la Cour souligne l’importance « qu’il fonctionne effectivement de manière à atteindre son objectif » (§ 156). D’ailleurs, le gouvernement défendeur a confirmé que « dans des circonstances ordinaires, un refus de traitement valablement exprimé par un patient capable de discernement est toujours respecté dans le système espagnol » (§ 174).
Or, tandis que « la requérante s’est appuyée sur ce cadre et a engagé les démarches pertinentes pour signifier clairement son refus des transfusions sanguines […] exprimé sous la forme écrite requise, ce qui a été consigné dans son dossier médical » (§ 172), son droit à l’autonomie n’a pas été respecté en raison de dysfonctionnements successifs.
Dès son transfert, les échanges entre les médecins des deux hôpitaux ont omis des informations cruciales. En effet, « étant donné […] les effets que l’état dans lequel se trouvait la requérante, à savoir une anémie grave, peut produire sur la lucidité de la personne, et compte tenu du caractère contraignant que revêtent les directives anticipées dans le système espagnol, il apparaît à la Cour qu’il aurait été extrêmement pertinent de porter cette information à l’attention de l’équipe médicale de l’hôpital de La Paz » (§ 174).
En parallèle et conformément à leur « pratique habituelle » (§ 175), les médecins de l’hôpital de La Paz ont adressé à la juge de permanence du tribunal madrilène une demande d’autorisation de transfuser, dans laquelle les informations communiquées étaient non seulement « très limitées » mais surtout inexactes ! Il était indiqué à tort que la patiente rejetait « tous types de traitement » et que son refus était oral. En réalité, la veille au soir, un médecin de l’hôpital de Soria « avait exécuté la procédure de recueil du consentement en vigueur avec la requérante, laquelle avait exprimé son refus des transfusions sanguines par écrit sur le formulaire de consentement éclairé » (§ 159).
Lors de son examen de la demande, la juge de permanence a pris la peine de consulter le médecin légiste et la procureure locale, mais pas la première concernée. Sa capacité décisionnelle à ce moment-là n’étant pas connue, la juge aurait dû « prendre des mesures raisonnables pour lever ce doute » (§ 162).
Certes consciente de la situation d’urgence et de gravité qui pesait sur la juge, la Cour déplore toutefois que « la décision n’abordait pas du tout la question de savoir si la requérante disposait encore des capacités suffisantes pour prendre, sous la forme requise et dans le temps qu’il restait pour ce faire, une décision » (§ 165), ni celle « de savoir s’il était possible de consulter les proches de la requérante ou des personnes ayant des liens de facto avec elle » (§ 166).
Par son autorisation accordée « sans réserve », la juge a choisi de « transférer le pouvoir de décision de la requérante aux médecins » (§ 165). À partir de là, le personnel médical de l’hôpital de La Paz n’a pas vraiment communiqué avec la patiente, la conduisant directement au bloc opératoire, sans même l’informer de la décision rendue (§ 167).
Enfin, la contestation de cette décision par la requérante devant les juridictions compétentes est loin d’avoir remédié à ces manquements. La Grande Chambre s’étonne de la position en appel de l’Audiencia Provincial « selon laquelle la requérante était en mesure de décider librement d’accepter ou de refuser une transfusion sanguine », qui aurait dû « appeler la question de savoir pourquoi l’autorisation de procéder au traitement a été formulée sans réserve ». Car la décision de la juge de permanence « a eu pour effet de priver la requérante, à son insu, du pouvoir de donner ou de refuser son consentement à un traitement médical » (§ 179).
Au contraire, cette position a plutôt amené le tribunal provincial à exclure l’application de l’article 9 § 2 b) de la loi n° 41/2002 sur la consultation des proches et l’article 11 de la même loi sur les directives médicales anticipées, qui présupposent l’une et l’autre l’incapacité de la personne à exprimer sa volonté (§ 170).
Ne restant plus que le formulaire de consentement éclairé à écarter, « l’Audiencia Provincial a considéré que la requérante n’avait pas expliqué l’absence de sa signature » et « n’a pas cherché à en savoir davantage sur ce point, qui est donc demeuré sans réponse ». Pourtant, il a été largement attesté par la suite que ce document avait bien été signé par l’intéressée (§ 180). D’où la critique de la Cour européenne :
« Étant donné que le cadre interne requiert que les refus de traitement soient exprimés par écrit et qu’en dernière analyse le contrôle de la décision rendue par la juge de permanence était centré sur ce point, la Cour peine à comprendre pourquoi une question aussi cruciale n’a en fin de compte pas été élucidée par la juridiction compétente. De plus, il apparaît à la Cour qu’il devrait découler de la position adoptée par la juridiction d’appel concernant la capacité de la requérante à décider de son traitement que l’intéressée aurait dû se voir accorder la possibilité de le faire sous la forme écrite requise. » (§ 180)
En dernier ressort, le Tribunal constitutionnel s’est contenté de rejeter le recours d’amparo, laissant ces interrogations en suspens à la fin de la procédure interne.
S’efforçant de ménager les équipes médicales préoccupées par la santé de la patiente et la juge de permanence mal informée par l’hôpital, l’arrêt résume le verdict de la Grande chambre sur l’affaire jugée comme suit :
« 181. La Cour a pleinement conscience du fait que les actions qui ont été entreprises par les membres du personnel des deux hôpitaux à l’égard de la requérante le jour en question étaient motivées par le souci impérieux d’assurer à une patiente dont ils avaient la charge un traitement effectif, dans le respect de la norme la plus fondamentale de la profession médicale. La Cour ne remet pas en cause leurs appréciations de la gravité de l’état dans lequel se trouvait alors la requérante, de l’urgence qu’il y avait à lui administrer les soins requis et des options médicales disponibles étant donné les circonstances, et elle ne conteste pas que la vie de la requérante ait été sauvée ce jour-là.
182. Néanmoins, l’autorisation accordée par la juge de permanence d’administrer tout traitement considéré comme nécessaire a été donnée à l’issue d’un processus décisionnel qui a pâti de l’omission d’informations essentielles concernant l’enregistrement des souhaits de la requérante, lesquels avaient été consignés par écrit sous différentes formes et à différents moments. Étant donné que ni la requérante ni quiconque ayant des liens avec elle n’a eu connaissance de la décision qui avait été rendue par la juge de permanence, il n’était pas possible, même théoriquement, qu’il fût remédié à cette omission. Or ni ce point ni la question de la capacité de la requérante à prendre une décision n’ont été abordés de manière adéquate dans le cadre de la procédure qui a été menée par la suite. À la lumière de ces considérations, on ne saurait dire que le système interne ait apporté une réponse adéquate au grief de la requérante consistant à dire que c’était à tort que l’on avait passé outre à ses souhaits »
Violation du droit au respect de la vie privée
Les 17 juges de la CEDH concluent à l’unanimité qu’il y a eu violation du droit de la requérante au respect de sa vie privée, tel que protégé par l’article 8 de la Convention, lu à la lumière de l’article 9 :
« De l’avis de la Cour, les défaillances relevées ci-dessus (paragraphes 172-182) indiquent que l’ingérence litigieuse a résulté d’un processus décisionnel qui, tel qu’il s’est déroulé en l’espèce, n’a pas assuré un respect suffisant de l’autonomie de la requérante telle que protégée par l’article 8 de la Convention, autonomie que celle-ci souhaitait exercer dans le but de se conformer à un enseignement important de sa religion. » (§ 183)
L’État espagnol est donc condamné à verser 12 000 € pour préjudice moral et 14 000 € pour frais et dépens.
Me Petr Muzny, l’un des avocats de la requérante, dénonçait un « paternalisme médical » qui persistait encore et se réjouit que cet arrêt « va confirmer la pratique qui existe auprès de la plus grande partie des médecins en Europe [22] ». Et d’ajouter : « À partir du moment où un patient est capable de discernement, qu’il a dit spécifiquement ce qu’il voulait et ce qu’il ne voulait pas, un médecin devra respecter sa volonté. »
Sont jointes à l’arrêt trois opinions séparées, qui souscrivent pleinement à la violation de l’article 8 de la Convention, lu à la lumière de l’article 9. Dans la première, la juge espagnol Elósegui (citée plus haut) souhaite mettre en exergue certains aspects importants de cet arrêt pour en tirer des leçons.
Dans son opinion concordante, à laquelle se rallie la juge Mourou-Vikström, le juge grec Ktistakis regrette que la Grande Chambre n’ait pas saisi cette « occasion d’affirmer clairement les principes que sont l’autodétermination et l’autonomie personnelle ».
L’opinion partiellement dissidente de la juge allemande Seibert‑Fohr, soutenue par sept autres juges, s’oppose uniquement à « l’octroi d’une réparation pour dommage moral », obtenu de justesse à neuf voix contre huit. Elle estime que « le constat d’une violation aurait en lui-même constitué une satisfaction équitable », non seulement en raison d’« une violation essentiellement procédurale », mais encore en l’absence de recours interne pour réparation.
Porte-parole des Témoins de Jéhovah en Espagne, David Baidez a exprimé les sentiments de la confession chrétienne à l’issue de cette histoire :
« Les Témoins de Jéhovah accordent une grande valeur à la vie qu’ils considèrent comme un don de Dieu. Ils recherchent les meilleurs traitements médicaux disponibles et coopèrent volontiers avec les professionnels de la santé pour trouver des alternatives sûres et efficaces aux transfusions sanguines. Nous sommes reconnaissants envers les nombreux professionnels de la santé qui depuis longtemps respectent les décisions des Témoins de Jéhovah et leur fournissent des soins de qualité [23]. »