Droits de l’homme

CEDH : violation de la liberté de religion des Témoins de Jéhovah par la France
Cour européenne des droits de l’homme, 30 juin 2011

- Modifié le 4 mai

Pour la première fois, la France a été condamnée pour violation de l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui défend le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Jusque-là, les juges de Strasbourg esquivaient la question en s’attachant à d’autres droits fondamentaux et en évoquant seulement une discrimination pour des motifs d’appartenance religieuse. En la circonstance, la Providence a fait que seul le grief tiré de l’article 9 a été déclaré recevable.

Dans un arrêt fondateur rendu public le 30 juin 2011, la Cour européenne des droits de l’homme a conclu à l’unanimité que la taxation à 60 % des offrandes religieuses récoltées par l’Association les Témoins de Jéhovah constitue une atteinte à la liberté de religion de cette minorité chrétienne, qui rassemble quelques 250 000 fidèles et sympathisants en France.

Suite aux travaux de la commission d’enquête parlementaire sur les sectes en 1995, le siège national des Témoins de Jéhovah a fait l’objet d’un long et minutieux contrôle fiscal, qui s’est étalé du 28 novembre 1995 jusqu’au 18 janvier 1999. Le caractère non lucratif des activités de l’association ayant été confirmé, aucun impôt professionnel n’a pu être appliqué. Au cours de l’année 1997, il a été tenté à plusieurs reprises d’obliger les Témoins de Jéhovah à procéder à la déclaration des dons manuels reçus pendant les années 1993 à 1996, afin de les soumettre aux droits de mutation.

Refusant de leur accorder l’exonération prévue pour les associations cultuelles par l’article 795-10° du Code général des impôts, l’administration fiscale a notifié une procédure de taxation d’office en mai 1998. Malgré les critiques doctrinales de l’ensemble de la presse juridique, les différentes juridictions nationales ont validé le redressement fiscal d’environ 45 millions d’euros.

Après avoir rappelé que la liberté religieuse implique le droit de manifester sa religion de manière individuelle ou collective, en public ou en privé, et que plusieurs arrêts à Strasbourg ont défendu le libre exercice du culte des Témoins de Jéhovah, la Cour européenne a estimé qu’il y a bien eu ingérence dans l’exercice des droits garantis par l’article 9 de la Convention. Elle explique ainsi que le redressement litigieux « a porté sur la totalité des dons manuels perçus par la requérante alors que ceux-ci représentaient 90 % des ressources indiquées », ce qui a « donc eu pour effet de couper les ressources vitales de l’association, laquelle n’était plus en mesure d’assurer concrètement à ses fidèles le libre exercice de leur culte ». Elle souligne les conséquences de cet impôt confiscatoire :

« La cour constate que les dons litigieux constituant la source essentielle de financement de l’association par les fidèles, ceux-ci peuvent prétendre être directement affectés par la mesure fiscale. En effet, la taxation dont il s’agit a menacé la pérennité, sinon entravé sérieusement l’organisation interne, le fonctionnement de l’association et ses activités religieuses, étant observé que les lieux de culte étaient eux-mêmes visés ».

Selon le paragraphe 2 de l’article 9 de la Convention, les restrictions aux libertés religieuses sont autorisées uniquement dans la mesure où elles sont « prévues par la loi » et « nécessaires dans une société démocratique » pour protéger l’ordre public ou les droits d’autrui. C’est justement sur le point de prévisibilité de la loi que les sept juges n’ont pas été convaincus par la thèse du gouvernement français.

D’une part, « force est de constater que l’intention initiale du législateur était d’encadrer les transmissions de patrimoine au sein des familles et donc ne concernait que les personnes physiques », ce qui fait qu’il n’était pas envisageable à l’époque qu’une association à but non lucratif soit taxée dans ce cadre-là. Il est d’ailleurs très révélateur que « l’article 757 a été modifié en 2003 compte tenu des conséquences financières de cette mesure fiscale sur le monde associatif suite au litige de la requérante, afin d’exclure de l’imposition les organismes d’intérêt général ».

D’autre part, au sujet de la notion de « révélation » utilisée par l’article 757 du Code général des impôts, il a été relevé que c’est dans cette affaire qu’il a été jugé pour la première fois que la présentation de la comptabilité valait une telle « révélation ». En conséquence, « une telle interprétation de la disposition litigieuse était difficilement prévisible pour l’association requérante dans la mesure où jusqu’alors les dons manuels échappaient à toute obligation de déclaration et n’étaient pas systématiquement soumis aux droits de mutation à titre gratuit ». En outre, dans la mesure où c’est dans le cadre d’un contrôle fiscal que ce texte législatif s’applique, il en découle « nécessairement une part d’aléa et donc une imprévisibilité dans l’application de la loi fiscale ».

D’où une ingérence non prévue par la loi, que la juridiction européenne condamne avec force arguments et références juridiques.

La Cour européenne réserve pour plus tard sa décision concernant l’éventuelle annulation du redressement, le remboursement des sommes déjà versées et le dédommagement moral, avec le souhait que les deux parties parviennent à un accord amiable dans les trois mois après que l’arrêt soit devenu définitif.

Au final, le préjudice n’est pas tant une question d’argent. Certes, cet attentat fiscal aurait pu porter un sacré coup à la pratique du culte des Témoins de Jéhovah en France. Cependant, la réputation et l’honorabilité de ces citoyens pacifiques et respectueux des autorités publiques ont été salies pendant de nombreuses années.

Un lobby de quelques parlementaires formé au sein de l’Assemblée nationale n’a cessé de harceler le gouvernement pour qu’il réclame ce lourd tribut à l’association nationale, qui existe depuis 1947 et a longtemps organisé les activités religieuses des Témoins de Jéhovah. Dans ses interventions, Georges Fenech, actuel président de la Miviludes, n’a cessé d’évoquer ce « redressement fiscal » pour marteler l’idée qu’il y aurait eu une fraude à l’impôt. Même la presse, en utilisant l’expression sujette à confusion de « dons non déclarés », laissait à penser que l’organisation religieuse avaient dissimulé l’argent venant de la générosité de leurs fidèles.

Aussi l’arrêt de chambre permet-il de réhabiliter cette confession après quinze années de procédures et de remises en cause, en attestant que la taxation n’était pas prévisible (donc aucune malhonnêteté), qu’elle n’était pas acceptable car violant la liberté de religion et que la procédure judiciaire entamée par l’association était tout à fait légitime.

Gageons que l’application de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme par la France donnera un exemple en matière de respect du pluralisme religieux. Hélas, on constate un véritable recul en ce qui concerne le respect des droits fondamentaux dans certains pays membres du Conseil de l’Europe, comme la Russie qui refuse d’appliquer les récentes décisions européennes en continuant à persécuter moralement et physiquement les Témoins de Jéhovah à Moscow et ailleurs, prévoyant même de voter une dispense de se soumettre à la juridiction suprême de l’Europe.

La journaliste chargée des questions religieuses au quotidien Le Monde nous apprend sur son blog que le gouvernement français a renoncé à renvoyer l’affaire devant la Grande chambre de la CEDH, malgré les demandes insistantes de la Miviludes et autres députés engagés dans le militantisme antisectes. Les commentaires de spécialistes du droit auront certainement convaincu la France de ne pas aggraver sa situation. Ainsi le professeur Gérard Gonzalez a-t-il écrit dans La Semaine juridique que « l’État s’en sort plutôt bien et devrait faire l’impasse sur la possibilité qui lui est offerte de demander un renvoi en Grande chambre s’il ne veut pas voir le constat de ses impérities s’alourdir ».

Les négociations doivent désormais trouver une solution avant la fin de l’année, délai accordé par la cour européenne. Selon Me Philippe Goni, l’exécution de l’arrêt en l’état consiste au minimum à l’annulation du redressement fiscal litigieux, à la levée des hypothèques sur les biens immobiliers, ainsi qu’au remboursement des sommes déjà versées. L’avocat représentant l’association des Témoins de Jéhovah conclut :

« L’État français doit tout mettre en œuvre pour satisfaire à son obligation de restitutio in integrum de façon à effacer toutes les conséquences de sa violation de la liberté de religion de la requérante. Les discussions entre les parties ne devraient finalement porter que sur les demandes annexes de l’association concernant notamment le préjudice moral. »