Conseil de l’Europe

CEDH, Thlimmenos c. Grèce, 6 avril 2000
Article 9 (Liberté de conscience) - Article 14 (Discrimination) - Article 6 (Durée de la procédure)

- Modifié le 10 avril 2023

COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME

AFFAIRE THLIMMENOS c. GRÈCE

(Requête n° 34369/97)

ARRÊT

STRASBOURG

6 avril 2000

En l’affaire Thlimmenos c. Grèce,

La Cour européenne des Droits de l’Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :

M. L. Wildhaber, président,

Mme E. Palm,

MM. L. Ferrari Bravo,

L. Caflisch,

J.-P. Costa,

W. Fuhrmann,

K. Jungwiert,

M. Fischbach,

B. Zupancic,

Mme N. Vajic,

M. J. Hedigan,

Mmes W. Thomassen,

M. Tsatsa-Nikolovska,

MM. T. Pantîru,

E. Levits,

K. Traja,

G. Koumantos, juge ad hoc,

ainsi que de Mme M. de Boer-Buquicchio, greffière adjointe,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 1er décembre 1999 et 15 mars 2000,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. L’affaire a été déférée à la Cour, conformément aux dispositions qui s’appliquaient avant l’entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »)1, par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission »), le 22 mars 1999 (article 5 § 4 du Protocole n° 11 et anciens articles 47 et 48 de la Convention).

2. A son origine se trouve une requête (n° 34369/97) dirigée contre la République hellénique et dont un ressortissant de cet Etat, M. Iakovos Thlimmenos (« le requérant »), avait saisi la Commission le 18 décembre 1996 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention. Le requérant alléguait que le refus des autorités de le nommer à un poste d’expert-comptable à la suite de sa condamnation en matière pénale pour avoir refusé, en raison de ses convictions religieuses, de porter l’uniforme avait emporté violation des articles 9 et 14 de la Convention, et que la procédure qu’il avait engagée à cet égard devant le Conseil d’Etat n’était pas conforme à l’article 6 § 1 de la Convention. Dans ses observations du 20 octobre 1997 en réponse à celles du gouvernement grec (« le Gouvernement ») sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête, le requérant s’est également plaint d’une violation de l’article 1 du Protocole n° 1.

3. La Commission a déclaré la requête partiellement recevable le 12 janvier 1998. Dans son rapport du 4 décembre 1998 (ancien article 31 de la Convention), elle formule l’avis qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention combiné avec l’article 14 (vingt-deux voix contre six) ; qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu violation de l’article 9 pris isolément (vingt et une voix contre sept) ; et qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 (unanimité)1.

4. Le 31 mars 1999, le collège de la Grande Chambre a décidé que l’affaire devait être examinée par la Grande Chambre (article 100 § 1 du règlement de la Cour). M. C. Rozakis, juge élu au titre de la Grèce, qui avait pris part à l’examen de la cause au sein de la Commission, s’est déporté (article 28). En conséquence, le Gouvernement a désigné M. G. Koumantos pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

5. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé un mémoire.

6. Une audience s’est déroulée en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 1er décembre 1999.

Ont comparu :

pour le Gouvernement

M. P. Georgakopoulos, conseiller auprès du Conseil juridique de l’Etat, délégué de l’agent,

M. K. Georgiardis, auditeur auprès du Conseil juridique de l’Etat, conseil ;

pour le requérant

Me N. Alivizatos, avocat au barreau d’Athènes, conseil.

La Cour a entendu en leurs déclarations Me Alivizatos et M. Georgiadis.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. La condamnation du requérant pour insubordination

7. Le 9 décembre 1983, le tribunal militaire permanent (Diarkes Stratodikio) d’Athènes, composé d’un juge militaire de carrière et de quatre autres officiers, déclara le requérant, témoin de Jéhovah, coupable d’insubordination pour avoir refusé de porter l’uniforme à une époque de mobilisation générale. Le tribunal militaire estima cependant, en vertu de l’article 70 b) du code de justice militaire et de l’article 84 § 2 a) du code pénal, qu’il existait des circonstances atténuantes, et condamna le requérant à quatre ans d’emprisonnement. L’intéressé fut mis en liberté conditionnelle après deux ans et un jour de détention.

B. Le refus de nommer le requérant à un poste d’expert-comptable

8. En juin 1988, le requérant se présenta à un examen d’Etat pour la nomination de douze experts-comptables, profession libérale en Grèce. Il se classa second sur soixante candidats. Toutefois, le 8 février 1989, le bureau directeur de la Chambre des experts-comptables de Grèce (« le bureau ») refusa de le nommer au motif qu’il avait été reconnu coupable d’un crime (kakuryima).

C. La procédure devant le Conseil d’Etat

9. Le 8 mai 1989, le requérant saisit le Conseil d’Etat (Simvulio Epikratias), invoquant notamment ses droits à la liberté de religion et à l’égalité devant la loi, tels que garantis par la Constitution et la Convention. Il affirma également qu’il n’avait pas été reconnu coupable d’un crime mais d’une infraction de moindre gravité.

10. Le 18 avril 1991, la troisième chambre du Conseil tint audience. Le 25 mai 1991, elle décida de déférer l’affaire à l’assemblée plénière en raison des questions importantes qu’elle soulevait. Son point de vue était le suivant. L’article 10 du décret-loi n° 3329/1955 disposait que nul ne pouvait être nommé expert-comptable s’il ne remplissait pas les conditions d’accès à la fonction publique. Par ailleurs, aux termes de l’article 22 § 1 du code de la fonction publique, nul ne pouvait accéder à la fonction publique s’il avait été reconnu coupable d’un crime. Toutefois, cette disposition renvoyait aux condamnations prononcées par les tribunaux établis conformément à l’article 87 § 1 de la Constitution, ce qui n’était pas le cas des tribunaux militaires permanents ; en effet, la majorité de leurs membres n’étaient pas des juges professionnels bénéficiant des mêmes garanties d’indépendance que leurs homologues civils, prévues par l’article 96 § 5 de la Constitution. Dès lors, la condamnation du requérant par le tribunal militaire permanent d’Athènes ne pouvait pas être prise en considération et il convenait d’annuler la décision refusant de nommer l’intéressé expert-comptable.

11. L’assemblée plénière du Conseil d’Etat tint une audience le 21 janvier 1994. Le 11 novembre 1994, elle décida que le bureau avait respecté la loi lorsque, pour appliquer l’article 22 § 1 du code de la fonction publique, il avait tenu compte de la condamnation du requérant pour crime prononcée par le tribunal militaire permanent d’Athènes. L’article 96 § 5 de la Constitution prévoyait que les tribunaux militaires continueraient à fonctionner comme par le passé jusqu’à la promulgation d’une nouvelle loi qui en modifierait la composition ; or cette loi n’avait pas encore été adoptée. Le Conseil d’Etat décida en outre de renvoyer l’affaire devant la troisième chambre pour qu’elle en examinât les autres aspects.

12. La décision du 11 novembre 1994 fut prise à la majorité. La minorité estima que, dans la mesure où neuf ans s’étaient écoulés depuis l’entrée en vigueur de la Constitution sans qu’ait été promulguée la loi prévue à l’article 96 § 5, les tribunaux militaires existants devaient offrir les garanties d’indépendance requises des magistrats civils. Or tel n’était pas le cas du tribunal militaire permanent d’Athènes ; il fallait donc faire droit à la demande de contrôle juridictionnel présentée par le requérant.

13. Le 26 octobre 1995, la troisième chambre tint une nouvelle audience. Le 28 juin 1996, elle débouta le requérant, estimant notamment que le refus du bureau de procéder à la nomination de l’intéressé n’était pas lié à ses convictions religieuses mais au fait qu’il avait commis une infraction.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. La nomination à un poste d’expert-comptable

14. Jusqu’au 30 avril 1993, seuls les membres de la Chambre des experts-comptables de Grèce pouvaient exercer des fonctions d’experts-comptables dans ce pays.

15. L’article 10 du décret-loi n° 3329/1955, dans sa teneur modifiée par l’article 5 du décret présidentiel n° 15/1989, dispose que nul ne peut être nommé expert-comptable s’il ne remplit pas les conditions d’accès à la fonction publique.

16. Selon l’article 22 § 1 du code de la fonction publique, nul ne peut accéder à la fonction publique s’il a été reconnu coupable d’un crime.

17. Le 30 avril 1993, le monopole de la Chambre des experts-comptables fut aboli. La plupart des experts-comptables s’affilièrent à l’ordre des experts-comptables.

B. L’infraction d’insubordination

18. L’article 70 du code de justice militaire en vigueur jusqu’en 1995 se lisait ainsi :

« Tout membre des forces armées qui refuse ou omet d’exécuter un ordre de son commandant est puni

a) de mort si l’acte est commis devant l’ennemi ou des insurgés armés ;

b) de mort en temps de guerre ou d’insurrection armée ou lors d’un état de siège ou d’une mobilisation générale, ou, s’il existe des circonstances atténuantes, d’une peine d’emprisonnement à vie ou de cinq ans au moins, et

c) dans tous les autres cas, d’une peine d’emprisonnement allant de six mois à deux ans. »

19. En vertu du décret présidentiel n° 506/1974, la Grèce était réputée être en état de mobilisation générale à l’époque de l’arrestation du requérant. Ce décret est toujours en vigueur.

20. L’article 84 § 2 a) du code pénal prévoit qu’une peine plus légère est infligée aux personnes qui, avant de commettre l’infraction en cause, avaient mené une vie honnête.

21. Aux termes de l’article 1 du code de justice militaire en vigueur jusqu’en 1995, les infractions passibles d’une peine d’au moins cinq ans d’emprisonnement étaient considérées comme des crimes (kakuryimata). Celles punies d’une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement étaient classées dans les délits (plimmelimata).

22. Selon le nouveau code de justice militaire édicté en 1995, l’insubordination qui n’est pas commise en temps de guerre ni devant l’ennemi est tenue pour un délit.

C. Le droit à l’objection de conscience

23. En application de l’article 2 § 4 de la loi n° 731/1977, quiconque refusait d’accomplir un service militaire non armé en invoquant ses convictions religieuses était condamné à une peine d’emprisonnement d’une durée équivalente à celle dudit service, à savoir moins de cinq ans.

24. La loi n° 2510/1997, entrée en vigueur le 27 juin 1997, donne aux objecteurs de conscience le droit d’accomplir un service civil en remplacement du service militaire. L’article 23 §§ 1 et 4 de cette loi donnait à toute personne ayant été condamnée dans le passé pour insubordination la possibilité de demander à ce qu’on lui reconnaisse la qualité d’objecteur de conscience. Cette reconnaissance avait notamment pour effet d’effacer la condamnation du casier judiciaire de l’intéressé.

25. Les demandes relevant de l’article 23 §§ 1 et 4 de la loi n° 2510/1997 devaient être présentées dans un délai de trois mois à compter du 1er janvier 1998. Elles étaient examinées par la commission qui conseillait le ministère de la Défense nationale sur les questions de reconnaissance des objecteurs de conscience. La commission était tenue d’appliquer l’article 18 de la loi n° 2510/1997, aux termes duquel :

« La qualité d’objecteur de conscience peut être reconnue à quiconque invoque ses convictions religieuses ou idéologiques en vue d’être dispensé de ses obligations militaires pour des raisons de conscience (…) »

EN DROIT

I. SUR L’OBJET DU LITIGE

26. Dans sa requête initiale à la Commission, le requérant se plaignait sur le terrain des articles 9 et 14 de la Convention du refus des autorités de le nommer à un poste d’expert-comptable et, sous l’angle de l’article 6 § 1, de la procédure qu’il avait engagée à cet égard. Il s’est également plaint d’une violation de l’article 1 du Protocole n° 1, mais seulement dans ses observations en réponse à celles du Gouvernement sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête. La Commission a déclaré ce dernier grief irrecevable, au motif qu’il n’avait pas été présenté dans le délai de six mois prévu par la Convention.

27. Dans son mémoire à la Cour, le requérant prétend que celle-ci est compétente pour examiner sa doléance sur le terrain de l’article 1 du Protocole n° 1. Bien que ce grief n’ait pas été expressément soulevé dans la formule de requête, les faits sur lesquels il se fonde y étaient exposés et les organes de la Convention sont libres de leur donner la qualification juridique qui convient.

28. La Cour rappelle que l’étendue de sa compétence est définie par la décision de la Commission sur la recevabilité de la requête initiale (arrêt Sürek c. Turquie (n° 1) [GC], n° 266682/95, § 40, CEDH 1999-IV). A l’instar de la Commission, elle estime en outre que le grief tiré de l’article 1 du Protocole n° 1 n’est pas compris dans ceux déclarés recevables. Elle n’a donc pas compétence pour en connaître.

II. SUR L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT

29. Le Gouvernement soutient que le requérant aurait pu éviter les conséquences de sa condamnation en engageant la procédure prévue à l’article 23 §§ 1 et 4 de la loi n° 2510/1997. L’intéressé avait aussi le loisir de demander sa grâce en vertu de l’article 47 § 1 de la Constitution. Le Gouvernement admet toutefois que même si le requérant s’était vu reconnaître la qualité d’objecteur de conscience conformément à la loi n° 2510/1997, il n’aurait pas été en mesure d’obtenir réparation pour le préjudice occasionné par sa condamnation.

30. Le requérant prétend avoir dépassé le délai de trois mois prévu à l’article 23 §§ 1 et 4 de la loi n° 2510/1997 parce qu’il n’en était pas informé. Quoi qu’il en soit, les dispositions susmentionnées sont « obscures » et seuls quelques objecteurs de conscience ont jamais réussi à faire effacer leurs condamnations passées de leur casier judiciaire.

31. La Cour observe que même si le requérant s’était conformé au délai fixé à l’article 23 §§ 1 et 4 de la loi n° 2510/1997, sa demande visant à être dispensé de servir dans l’armée en raison de ses convictions religieuses aurait été examinée par une commission, laquelle aurait donné un avis au ministre de la Défense nationale sur la question de savoir s’il y avait lieu de reconnaître à l’intéressé la qualité d’objecteur de conscience. Cette commission et le ministre n’auraient pas été tenus d’accéder à la demande du requérant puisqu’ils conservaient, au moins dans une certaine mesure, des pouvoirs discrétionnaires (paragraphes 24 et 25 ci-dessus). En outre, les parties conviennent qu’à supposer que le requérant ait réussi à faire effacer sa condamnation de son casier judiciaire en vertu de l’article 23 §§ 1 et 4 de la loi n° 2510/1997, il n’aurait pas pu obtenir réparation du préjudice que cette sanction lui aurait causé jusque-là. Par ailleurs, le requérant ne pouvait être certain que sa demande de grâce serait accueillie et, même dans cette hypothèse, il n’aurait pas eu la possibilité d’être indemnisé.

32. Quoi qu’il en soit, si tant est que l’on puisse considérer que le Gouvernement soulève une objection préliminaire quant à la qualité de victime du requérant au sens de l’article 34 de la Convention, la Cour remarque qu’il ne l’a pas fait au stade de l’examen par la Commission de la recevabilité de la requête. Or rien ne l’en empêchait puisque la loi n° 2510/1997 avait été promulguée avant la décision de la Commission. Partant, l’objection du Gouvernement doit être rejetée pour forclusion (arrêt Nikolova c. Bulgarie [GC], n° 31195/96, § 44, CEDH 1999-II).

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 9

33. La Cour note que les griefs du requérant ne portent pas sur sa condamnation initiale pour insubordination. L’intéressé se plaint que la loi excluant la nomination à un poste d’expert-comptable de toute personne convaincue d’un crime n’établit aucune distinction entre les personnes sanctionnées en raison de leurs convictions religieuses et celles dont la condamnation se fonde sur d’autres motifs. Il invoque l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 9, ainsi libellés :

Article 14

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (…) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

Article 9

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Thèses défendues devant la Cour

34. Le requérant prétend que le refus de le nommer à un poste d’expert-comptable est en rapport direct avec la manifestation de ses convictions religieuses et tombe sous l’empire de l’article 9 de la Convention. Il souligne à cet égard qu’il n’a pas été nommé parce qu’il avait refusé de servir dans l’armée ; ce faisant, il avait manifesté ses convictions religieuses en tant que témoin de Jéhovah. Le requérant soutient en outre que l’exclusion d’une personne de la profession d’expert-comptable parce qu’elle a refusé d’effectuer son service militaire pour des motifs religieux ne peut servir aucun but utile. A son sens, la loi n’aurait pas dû écarter d’emblée toutes les personnes reconnues coupables d’un crime. La légitimité de l’exclusion dépend de la nature du poste et de l’infraction, y compris des motivations du délinquant, du temps écoulé depuis la commission de l’infraction et de la conduite de son auteur depuis lors. De ce point de vue, le refus des autorités de procéder à la nomination du requérant n’était pas nécessaire. La catégorie de personnes à laquelle appartient le requérant, c’est-à-dire les hommes témoins de Jéhovah, à qui leur religion interdit formellement d’effectuer le service militaire, se distingue de la plupart des autres catégories de délinquants. Le refus du Gouvernement de tenir compte de cette différence équivaut à une forme de discrimination contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 9.

35. Selon le Gouvernement, l’article 14 ne s’applique pas car les faits de la cause ne relèvent pas de l’article 9. Les autorités qui ont refusé de nommer le requérant à un poste d’expert-comptable n’avaient pas d’autre choix que d’appliquer une règle qui exclut la nomination à un tel poste de toute personne reconnue coupable d’un crime. Elles ne sont pas en droit de demander à être informées des motifs de la condamnation d’une personne. La généralité de la loi en question permet d’en garantir la neutralité. De plus, cette loi sert l’intérêt général. Toute personne coupable d’un crime se voit interdire l’accès à la fonction publique et, par extension, à la profession d’expert-comptable. Cette interdiction doit être absolue et aucune distinction ne peut être faite au cas par cas. Les Etats disposent d’une ample marge d’appréciation s’agissant de donner à une infraction la qualification de crime ou une autre qualification. En refusant d’effectuer un service militaire non armé à une époque de mobilisation générale, le requérant a commis une infraction majeure, car il a tenté de se soustraire à une obligation très importante envers la société et l’Etat, en rapport avec la défense, la sécurité et l’indépendance du pays. Dès lors, la sanction n’est pas disproportionnée.

36. Le Gouvernement souligne également que la compétence de la Cour ne s’étend pas à la condamnation initiale du requérant. Quoi qu’il en soit, celle-ci n’est liée en aucune façon aux convictions religieuses de l’intéressé : l’obligation d’effectuer le service militaire s’applique à tous les hommes de nationalité grecque, et ne souffre aucune exception pour des motifs de religion ou de conscience. En outre, le requérant a été reconnu coupable d’insubordination. On ne peut faire dépendre la discipline militaire de l’acceptation par un soldat des ordres qu’on lui donne.

37. A la lumière de ce qui précède, le Gouvernement prétend qu’à supposer même que l’article 14 trouve à s’appliquer, il existe une justification objective et raisonnable à l’absence de distinction entre le requérant et d’autres personnes reconnues coupables d’un crime. Il va sans dire que tout Grec orthodoxe ou catholique serait aussi exclu de la profession d’expert-comptable s’il avait commis un crime.

38. Pour la Commission, l’article 14 est applicable car il suffit que les faits de la cause tombent sous l’empire de l’article 9 et, à son avis, il y a eu en l’espèce une ingérence dans l’exercice des droits protégés par cette dernière disposition. La Commission considère en outre que le droit de jouir des droits reconnus dans la Convention sans être soumis à discrimination est transgressé non seulement lorsque des Etats, sans fournir de justification objective et raisonnable, traitent différemment des personnes placées dans des situations analogues, mais également lorsque, sans justification objective et raisonnable, ils n’appliquent pas un traitement différent à des personnes dont les situations sont différentes. Dans les circonstances de l’espèce, il n’y a aucune justification objective et raisonnable au fait que les rédacteurs des dispositions régissant l’accès à la profession d’expert-comptable n’aient pas traité différemment les personnes sanctionnées en raison de leur refus de servir dans l’armée pour des motifs religieux et les personnes condamnées pour un autre crime.

B. Appréciation de la Cour

39. La Cour estime qu’il convient d’examiner l’affaire sous l’angle de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 9, pour les raisons suivantes.

40. Elle rappelle que l’article 14 de la Convention n’a pas d’existence indépendante puisqu’il vaut uniquement pour la jouissance des droits et libertés garantis par les autres clauses normatives de la Convention et des Protocoles. Cependant, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, possède une portée autonome. Pour que l’article 14 trouve à s’appliquer, il suffit que les faits du litige tombent sous l’empire de l’une au moins desdites clauses (arrêt Inze c. Autriche du 28 octobre 1987, série A n° 126, p. 17, § 36).

41. La Cour constate que le requérant n’a pas été nommé expert-comptable en raison de sa condamnation passée pour avoir refusé de porter l’uniforme. Il a donc été traité différemment des autres candidats à ce poste parce qu’il se trouvait dans la situation d’une personne condamnée. La Cour estime qu’une telle différence de traitement ne tombe généralement pas sous l’empire de l’article 14, pour autant qu’elle a trait à l’accès à une profession particulière ; en effet, la Convention ne garantit pas la liberté de profession.

42. Toutefois, le requérant ne s’en prend pas à la distinction que font les règles gouvernant l’accès à la profession entre les personnes condamnées et les autres. Il se plaint plutôt de ce que, pour appliquer la loi pertinente, aucune distinction ne soit établie entre les personnes condamnées pour des infractions commises exclusivement en raison de leurs convictions religieuses et les personnes reconnues coupables d’autres infractions. Dans ce contexte, la Cour relève que le requérant est membre des témoins de Jéhovah, un groupe religieux pacifiste, et que rien dans le dossier ne contredit l’affirmation de l’intéressé selon laquelle il a refusé de porter l’uniforme uniquement parce qu’il estimait que sa religion le lui interdisait. En substance, l’argument du requérant consiste à se prétendre victime d’une discrimination dans l’exercice de sa liberté de religion, garantie par l’article 9 de la Convention, en ce qu’il a subi le même traitement que toute autre personne convaincue d’un crime, alors que sa propre condamnation découlait de l’exercice même de cette liberté. Vu sous cet angle, la Cour admet que « l’ensemble de circonstances » dont se plaint le requérant – le fait d’avoir été traité comme une personne reconnue coupable d’un crime aux fins de la nomination à un poste d’expert-comptable, bien que l’infraction pour laquelle il a été condamné ait été la conséquence de ses convictions religieuses – « tombe sous l’empire d’une disposition de la Convention », à savoir l’article 9.

43. Pour parvenir à cette conclusion, la Cour, contrairement à la Commission, juge inutile de rechercher si la condamnation initiale du requérant et le refus ultérieur des autorités de procéder à sa nomination s’analysent en une ingérence dans l’exercice de ses droits au titre de l’article 9 § 1. En particulier, la Cour n’est pas tenue de se pencher en l’espèce sur la question de savoir si, nonobstant le libellé de l’article 4 § 3 b), le fait d’infliger de telles sanctions à des objecteurs de conscience refusant d’effectuer leur service militaire peut en soi enfreindre le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion consacré par l’article 9 § 1.

44. La Cour a conclu jusqu’à présent à la violation du droit garanti par l’article 14 de ne pas subir de discrimination dans la jouissance des droits reconnus par la Convention lorsque les Etats font subir sans justification objective et raisonnable un traitement différent à des personnes se trouvant dans des situations analogues (arrêt Inze précité, p. 18, § 41). Toutefois, elle estime que ce n’est pas la seule facette de l’interdiction de toute discrimination énoncée par l’article 14. Le droit de jouir des droits garantis par la Convention sans être soumis à discrimination est également transgressé lorsque, sans justification objective et raisonnable, les Etats n’appliquent pas un traitement différent à des personnes dont les situations sont sensiblement différentes.

45. Il s’ensuit que le grief du requérant relève de l’article 14 de la Convention qui, dans les circonstances de l’espèce, s’applique en combinaison avec l’article 9.

46. Il convient ensuite d’examiner si l’article 14 de la Convention a été respecté. Selon sa jurisprudence, la Cour doit d’abord déterminer si le fait de n’avoir pas traité le requérant différemment d’autres personnes convaincues d’un crime poursuivait un but légitime. Dans l’affirmative, la Cour vérifiera s’il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but recherché (arrêt Inze précité, ibidem).

47. La Cour estime qu’en principe, les Etats ont un intérêt légitime à exclure certains délinquants de la profession d’expert-comptable. Toutefois, elle considère par ailleurs que, contrairement à des condamnations pour d’autres infractions majeures, une condamnation consécutive à un refus de porter l’uniforme pour des motifs religieux ou philosophiques ne dénote aucune malhonnêteté ou turpitude morale de nature à amoindrir les capacités de l’intéressé à exercer cette profession. L’exclusion du requérant au motif qu’il n’avait pas les qualités requises n’était donc pas justifiée. La Cour prend note de l’argument du Gouvernement selon lequel les personnes qui refusent de servir leur pays doivent être punies en conséquence. Toutefois, elle relève également que le requérant a purgé une peine d’emprisonnement pour avoir refusé de porter l’uniforme. Dans ces conditions, la Cour estime qu’infliger une autre sanction à l’intéressé était disproportionné. Il s’ensuit que l’exclusion du requérant de la profession d’expert-comptable ne poursuivait pas un but légitime. Partant, la Cour considère que le refus de traiter le requérant différemment des autres personnes reconnues coupables d’un crime n’avait aucune justification objective et raisonnable.

48. Certes, en vertu de la loi, les autorités n’avaient pas d’autre choix que de refuser de nommer le requérant expert-comptable. Cependant, contrairement à ce que le représentant du Gouvernement a semblé affirmer à l’audience, cette obligation ne permet pas à l’Etat défendeur de décliner toute responsabilité au regard de la Convention. La Cour n’a jamais exclu de constater qu’un texte législatif emportait directement violation de la Convention (voir, entre autres, l’arrêt Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, CEDH 1999-III). En l’espèce, elle estime que c’est l’Etat qui, en adoptant la législation pertinente sans introduire les exceptions appropriées à la règle excluant de la profession d’expert-comptable les personnes convaincues d’un crime, a enfreint le droit du requérant de ne pas subir de discrimination dans la jouissance de son droit au regard de l’article 9 de la Convention.

49. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 9.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION

50. Le requérant prétend que sa condamnation initiale pour insubordination et le refus consécutif des autorités de le nommer à un poste d’expert-comptable portent atteinte à son droit de manifester ses convictions religieuses en vertu de l’article 9 de la Convention. La jurisprudence de la Commission selon laquelle la Convention ne consacre pas le droit à l’objection de conscience doit être revue à la lumière des conditions actuelles. Aujourd’hui, la quasi-totalité des Etats membres reconnaissent le droit d’opter pour un service civil de remplacement. Si le requérant admet que la Cour n’était pas compétente pour examiner l’ingérence résultant de sa condamnation initiale, il soutient que celle qui découle du refus de procéder à sa nomination ne saurait passer pour nécessaire dans une société démocratique.

51. Pour le Gouvernement, le refus des autorités de nommer le requérant expert-comptable n’a pas emporté violation des droits de l’intéressé au regard de l’article 9 de la Convention. Si ingérence il y a eu, elle était de toute façon nécessaire dans une société démocratique. A l’époque où le requérant a refusé de s’enrôler dans l’armée, la loi grecque ne reconnaissait que la possibilité d’effectuer un service militaire non armé ; en effet, on estimait que donner à tout un chacun le droit de choisir un service civil de remplacement pourrait entraîner des abus. Dès lors, la sanction infligée à l’intéressé n’était pas disproportionnée et la règle excluant de certaines positions les personnes condamnées pour crime devait être appliquée sans distinction aucune.

52. La Commission n’a pas jugé nécessaire d’aborder cette question.

53. Eu égard à son constat de violation de l’article 14 combiné avec l’article 9, et aux motifs exposés au paragraphe 43 ci-dessus, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner de surcroît s’il y a eu violation de l’article 9 pris isolément.

V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

54. Le requérant se plaint également que la durée de la procédure qu’il a engagée devant le Conseil d’Etat pour contester le refus de procéder à sa nomination a emporté violation de l’article 6 de la Convention qui, en ses passages pertinents, se lit ainsi :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (…) dans un délai raisonnable, par un tribunal (…) qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »

55. Selon le requérant, l’article 6 § 1 de la Convention s’applique à la procédure devant le Conseil d’Etat querellée ici, laquelle portait sur l’accès non à la fonction publique, mais à une profession libérale, quoique strictement réglementée. En outre, l’intéressé soutient que l’instance n’a pas été conduite dans un délai raisonnable. L’affaire n’impliquait pas de problèmes juridiques complexes. Ce n’est pas le requérant mais l’une des chambres du Conseil d’Etat qui a déféré certaines questions à l’assemblée plénière du Conseil. Quoi qu’il en soit, cela ne saurait justifier une durée de plus de sept ans.

56. Pour le Gouvernement, l’article 6 § 1 n’est pas applicable car le refus de nommer le requérant était un acte administratif relevant du droit public. En tout cas, l’affaire soulevait de graves problèmes constitutionnels. Par ailleurs, les avocats étaient en grève pendant de nombreux mois en 1991, 1992, 1993 et 1994. A la lumière de ce qui précède et de la charge de travail du Conseil d’Etat, sept ans est un délai raisonnable.

57. Pour la Commission, l’article 6 trouve à s’appliquer car si les nominations aux postes d’experts-comptables se font sur décision administrative, il s’agit d’une profession libérale. En outre, l’affaire portait sur des questions de droit complexes. Aucun retard n’est toutefois imputable au requérant. D’ailleurs, il y a eu deux périodes d’inactivité qui se sont étendues au total sur presque trois ans, pour lesquelles le Gouvernement n’a fourni aucune explication si ce n’est la charge de travail du Conseil d’Etat. De l’avis de la Commission, la durée de la procédure n’était pas raisonnable.

58. La Cour rappelle que tout en étant réglementée selon le droit administratif, la profession d’expert-comptable est une profession libérale en Grèce. Dès lors, la procédure engagée par le requérant pour contester le refus des autorités de le nommer à un tel poste a trait à une contestation sur un droit de caractère civil au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, parmi d’autres, l’arrêt König c. Allemagne du 28 juin 1978, série A n° 27, p. 32, § 94).

59. La Cour constate que la procédure devant le Conseil d’Etat a débuté le 8 mai 1989, date à laquelle le requérant a présenté sa demande de contrôle juridictionnel, et a pris fin le 28 juin 1996, lorsque la troisième chambre du Conseil a rejeté cette demande. Elle a donc duré sept ans, un mois et vingt jours.

60. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure doit s’apprécier suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères suivants : la complexité de l’affaire, le comportement des parties et celui des autorités compétentes, ainsi que l’enjeu du litige pour le requérant (arrêt Laino c. Italie [GC], n° 33158/96, § 18, CEDH 1999-I). Les litiges du travail, auxquels on peut assimiler les conflits portant sur l’accès à une profession libérale, appellent en général une décision rapide (arrêt Vocaturo c. Italie du 24 mai 1991, série A n° 206-C, pp. 32-33, § 17).

61. La Cour observe que les questions juridiques soulevées par l’affaire revêtaient une certaine complexité. D’un autre côté, aucun retard n’est imputable au requérant. En revanche, on observe deux périodes d’inactivité d’une durée totale de presque trois ans. La première s’est étendue du 8 mai 1989, date à laquelle le requérant a engagé la procédure, au 18 avril 1991, jour où la troisième chambre a tenu sa première audience sur l’affaire. La seconde a débuté le 11 novembre 1994, lorsque l’assemblée plénière a renvoyé l’affaire devant la troisième chambre, pour se terminer le 26 octobre 1995, date à laquelle celle-ci a rendu sa décision finale. La seule explication fournie par le Gouvernement pour ces périodes d’inactivité est la charge de travail du Conseil d’Etat.

62. La Cour ne peut cependant accepter cette explication. Selon sa jurisprudence, il incombe aux Etats contractants d’organiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs juridictions puissent garantir à chacun le droit à obtenir, dans un délai raisonnable, une décision définitive sur les contestations relatives à ses droits et obligations de caractère civil (arrêt Vocaturo précité, ibidem.). A la lumière de ce qui précède, et considérant que la procédure avait trait à l’avenir professionnel du requérant, la Cour estime que la durée de la procédure ne répondait pas à l’exigence du « délai raisonnable ».

63. Dès lors, la Cour conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

VI. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

64. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage matériel

65. Le requérant réclame 84 140 000 drachmes (GRD) pour dommage matériel, dont 17 000 000 environ au titre de la perte de salaire qu’il aurait subie entre le refus des autorités de procéder à sa nomination et l’abolition du monopole de la Chambre des experts-comptables. A l’appui de sa prétention, le requérant invoque « une étude conduite par la Chambre des experts-comptables et par un cabinet privé d’experts-comptables ».

66. Le Gouvernement fait valoir que la liberté de religion n’a aucun rapport avec les dommages susmentionnés. Il souligne que, quoi qu’il en soit, le requérant a travaillé dans le secteur privé pendant toute la période à considérer et que ses prétentions ne se fondent sur aucun document officiel.

67. En dépit des remarques générales du Gouvernement sur l’absence de lien entre la liberté de religion et le dommage matériel, la Cour remarque qu’il n’est pas contesté que n’était le refus des autorités de nommer le requérant à un poste d’expert-comptable, l’intéressé aurait tiré un revenu de cette activité professionnelle au moins jusqu’à l’abolition du monopole de la Chambre des experts-comptables. Toutefois, elle note également que l’intéressé n’est pas demeuré inactif pendant cette période. En outre, il n’a pas démontré que le montant des salaires qu’il aurait touchés en tant qu’expert-comptable aurait excédé celui des revenus qu’il a effectivement perçus dans le secteur privé pendant la période en cause. Partant, la Cour n’accorde au requérant aucune indemnité pour dommage matériel.

B. Dommage moral

68. Le requérant réclame 15 000 000 GRD pour dommage moral.

69. Le Gouvernement prétend qu’aucun lien de causalité n’a été établi entre la violation de la Convention et cette somme. En toute hypothèse, il juge la prétention excessive.

70. La Cour estime que le requérant a dû subir un certain dommage moral du fait de la violation de son droit au regard de l’article 6 § 1 de la Convention à ce que sa cause soit entendue dans un délai raisonnable, et du manquement à son droit en vertu de l’article 14 combiné avec l’article 9 de ne pas subir de discrimination dans l’exercice de sa liberté de religion. La durée de la procédure n’a pas manqué de provoquer chez lui un sentiment prolongé d’insécurité et d’angoisse quant à ses possibilités d’exercer une profession qu’il souhaitait embrasser. Par ailleurs, la violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 9 avait trait à la prise de décisions concernant l’accès de l’intéressé à une profession, ce qui représente un élément central dans ses choix de vie. Statuant en équité, la Cour accorde donc au requérant une indemnité de 6 000 000 GRD au titre du dommage moral.

C. Frais et dépens

71. Le requérant réclame une somme de 6 250 000 GRD pour les frais et dépens exposés au cours de la procédure interne et devant les organes de la Convention. Cette somme comprend 250 000 GRD d’honoraires d’avocat pour la représentation du requérant devant les autorités administratives, 1 700 000 GRD d’honoraires d’avocat pour la procédure devant le Conseil d’Etat, 500 000 GRD d’honoraires d’avocat pour la procédure devant la Commission, 2 000 000 GRD d’honoraires d’avocat pour la procédure devant la Cour, 1 300 000 GRD de frais de déplacement et d’hébergement afférents à la participation du requérant et de son représentant à l’audience devant la Cour et 500 000 GRD de dépenses diverses.

72. Le Gouvernement fait valoir qu’il convient de faire droit à ces prétentions uniquement dans la mesure où les frais et dépens ont été réellement et nécessairement exposés et sont raisonnables quant à leur taux.

73. La Cour partage l’opinion du Gouvernement quant au critère à appliquer pour inclure les frais et dépens dans la réparation à accorder au titre de l’article 41 de la Convention (voir, parmi d’autres, l’arrêt Nikolova précité, § 79). Par ailleurs, elle juge la prétention du requérant excessive. Elle alloue donc à ce titre une indemnité de 3 000 000 GRD.

D. Intérêts moratoires

74. Selon les informations dont dispose la Cour, le taux d’intérêt légal applicable en Grèce à la date d’adoption du présent arrêt était de 6 % l’an.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Rejette l’exception préliminaire du Gouvernement ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 9 ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention pris isolément ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes :

i. 6 000 000 (six millions) de drachmes au titre du dommage moral ;

ii. 3 000 000 (trois millions) de drachmes pour frais et dépens ;

b) que ces montants seront à majorer d’un intérêt simple de 6 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 6 avril 2000.

Luzius Wildhaber

Président

Maud de Boer-Buquicchio

Greffière adjointe