Les témoins de Jéhovah, des citoyens français réhabilités par la CEDH
Davy, septembre 2013-avril 2015

- Modifié le 3 août 2023

« Il s’agissait d’un combat moral, et l’arme fiscale est une arme parmi d’autres [1]. » Les intentions du gouvernement ne peuvent être plus claires : il fallait trouver un moyen plus ou moins légal d’entraver, pour ne pas dire interdire, un culte qui dérange une poignée de personnalités politiques manipulées par les lobbies antisectes. C’est ainsi que l’administration fiscale a trouvé le moyen de porter un coup aux activités religieuses des témoins de Jéhovah en appliquant de manière rétroactive une taxe à hauteur de 60 % sur leur denier du culte et en réclamant le paiement immédiat de cet impôt sur quatre années d’exercice comptable. C’était une interprétation totalement inédite du droit fiscal afin d’imposer les dons manuels collectés par une association à but non lucratif. Aujourd’hui, le ministre du Budget lui-même a été contraint d’admettre devant l’Assemblée nationale que l’Association « les Témoins de Jéhovah » a été « la première à être redressée sur cette base [2] ».

Malgré la surprise et les inquiétudes exprimées par le monde associatif, ainsi que les critiques particulièrement fournies de spécialistes des grandes revues de droit, les trois juridictions françaises ont confirmé la légalité de ce redressement fiscal et ont rejeté, sans la moindre analyse de la jurisprudence européenne, l’éventuelle contrariété avec la liberté de religion garantie par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme [3]. Cependant, lorsque l’affaire a été portée devant la Cour européenne des droits de l’homme en février 2005, le gouvernement français a été prévenu par des juristes bien placés d’un risque non négligeable d’être condamné. D’après Le nouvel Observateur, le président Nicolas Sarkozy était intervenu en tant que ministre de l’Intérieur en 2006, en adressant un courrier au ministre du Budget Jean-François Copé pour lui exprimer ses « plus extrêmes réserves » concernant ce contentieux et pour prévenir que son ministère ne participerait pas au versement des éventuelles indemnités [4].

Palais des droits de l’homme à Strasbourg
© Conseil de l’Europe – Richard Rogers Partnership – Atelier Claude Bucher Architectes

Le 30 juin 2011, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné pour la première fois l’État français sur la base de l’article 9 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, relatif au droit à la liberté de religion. Du fait de l’importance du redressement fiscal, qui portait sur la totalité des ressources vitales de l’association requérante, les sept juges siégeant à Strasbourg ont unanimement conclu qu’il y avait eu ingérence dans le libre exercice de ce culte et que celle-ci n’était pas prévue par la loi. D’une part, le texte législatif utilisé par l’administration fiscale pour soumettre leurs offrandes cultuelles aux droits de donations s’est avéré trop imprécis sur l’éventuelle application aux personnes morales et aucune doctrine administrative ne permettait de l’envisager avant cette affaire. D’autre part, l’élément déclencheur de cette taxe dépendant de la réalisation d’un contrôle fiscal, les dons manuels étant traditionnellement exempts de tout impôt, l’application de la loi a été jugée trop « imprévisible [5] ».

Revenons brièvement sur le déroulement de cette affaire et analysons les conséquences des arrêts successifs de la CEDH, pour dresser un bilan édifiant sur les fondements de la lutte acharnée qui est menée depuis plusieurs années contre les témoins de Jéhovah et plus généralement sur la politique antisectes qui a ainsi révélé ses dérives.

L’arme fiscale se met en place

Au terme des six mois de travaux de la commission d’enquête parlementaire sur les sectes en France à la fin de l’année 1995, le rapporteur Jacques Guyard a déclaré dans les colonnes du journal Le Monde qu’il n’existait qu’un véritable moyen de lutter contre les sectes : « La seule administration efficace est le fisc [6]. » Étrangement, un contrôle fiscal venait de débuter le mois précédent au siège national des témoins de Jéhovah à Louviers. À l’issu de plusieurs mois d’investigations minutieuses, aucune fraude n’a été constatée et le caractère non lucratif des activités de l’association a été confirmé. Faute de pouvoir appliquer des impôts professionnels, l’administration fiscale a dû chercher un autre moyen de restreindre les moyens d’existence de ce culte minoritaire. C’est ainsi qu’a germé l’idée de détourner un texte encadrant habituellement les transmissions de patrimoine entre personnes physiques pour l’appliquer aux dons modestes recueillis par un organisme à but non lucratif.

« Pour ne pas repartir les mains vides, revenant sur une pratique administrative ancienne et interprétant de façon novatrice l’article 757 du Code général des impôts sur les dons manuels, les services fiscaux ont décidé que les dons effectués par les milliers de membres et lui ayant été “révélés” au cours de son contrôle, devenaient taxables à hauteur de 60 % de leur montant de 1993 à 1996 [7] », résume la revue de référence La Semaine juridique. De janvier à mars 1997, l’administration fiscale a alors saisi informatiquement l’ensemble des offrandes comptabilisées par l’Association « les Témoins de Jéhovah » et a sommé celle-ci de procéder à la déclaration de ces dons manuels à l’aide du formulaire dédié. Les responsables ne pouvaient raisonnablement satisfaire à cette demande pour deux raisons :

Premièrement, en accomplissant cette procédure normalement à la seule initiative du donataire, ils auraient rendu les droits de donation forcément exigibles. Toute contestation ultérieure de la notion de « révélation » rattachée à la présentation des pièces comptables n’aurait servi à rien, car d’une manière ou d’une autre ce lourd tribu aurait été justifié par la déposition de cette déclaration formelle aux impôts.

Deuxièmement, comme le précise le formulaire 2735 de déclaration de dons manuels [8], il aurait fallu que soit joint en même temps le règlement intégral de la taxe, c’est-à-dire la majeure partie des recettes enregistrées entre 1993 et 1996. Or, ces fonds étant indispensables à l’organisation des activités religieuses au niveau national, ils avaient évidement été dépensés, sachant qu’un tel impôt n’était pas envisageable à l’époque. Le paiement immédiat était donc impossible.

Les services fiscaux ont donc usé de leur droit de taxer d’office les offrandes au taux de 60 % (hors liens de parenté) et y ont ajouté une pénalité s’élevant directement à 80 %. À la stupéfaction du monde associatif et des juristes, le Tribunal de grande instance de Nanterre a validé ce redressement fiscal. Malgré les commentaires de doctrine et les études de fond publiés dans la presse juridique, qui contestaient tous l’interprétation inédite de l’administration fiscale tout à fait contraire à la volonté du législateur, les cours d’appel et de cassation ont quand même confirmé cette nouvelle jurisprudence.

En dernier recours pour empêcher une poignée d’élus de disposer d’une nouvelle arme fiscale pour bannir les cultes « hors normes », les témoins de Jéhovah ont déposé un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme le 24 février 2005, avec le soutien d’une pétition nationale ayant réuni 874 130 signatures de citoyens français.

Le 17 juin 2008, d’aucuns se sont réjouis d’une première décision partielle d’irrecevabilité, qui a rejeté la plupart des moyens de défense, notamment en rapport avec la liberté de réunion et d’association (article 11 de la convention). Et de commencer à crier victoire… Néanmoins il restait les deux points essentiels : la liberté de religion (article 9) et l’interdiction de discrimination (article 14). Lorsque les juges européens ont retenu seulement l’article 9 dans la seconde décision partielle de recevabilité du 21 septembre 2010, en éliminant tout l’argumentaire sur la discrimination qui paraissait le plus évident à défendre, la cause semblait perdue d’avance. Quelques individus ont reproché de grossières erreurs de procédure, avec l’absence de présentation de certains éléments devant la Cour de cassation.

Personnellement, j’ose imaginer que la Providence divine a probablement fait en sorte qu’il ne reste que le plus important à reconnaître : la violation de la liberté de religion. En effet, la CEDH esquivait généralement cette question lorsqu’il s’agissait des États fondateurs de l’Europe, en reconnaissant la violation d’un autre droit fondamental (respect de la vie familiale, liberté d’expression…) sur fond de discrimination liée à l’appartenance religieuse. Ensuite, elle prétextait qu’il n’était pas nécessaire d’examiner au surplus les autres points, en particulier la violation de l’article 9. Cette fois-ci, il ne restait plus qu’un seul et unique moyen à examiner : soit la France était condamnée pour violation de la liberté de religion, soit elle était admise dans son pouvoir de taxer arbitrairement les organismes à but non lucratif.

Dans un ouvrage collectif publié en 2008, le professeur James T. Richardson et la doctorante Jennifer Shoemaker reprenaient la question sur la possible existence d’un double standard dans les décisions de la Cour européenne rendues en matière de libertés religieuses, en condamnant plus sévèrement les états de l’ancienne Union soviétique tout en accordant une large marge d’appréciation aux membres fondateurs du Conseil de l’Europe. Aussi leur réflexion estimait-elle révélatrice l’issue de l’affaire de taxation de l’association des témoins de Jéhovah par la France, qui était encore pendante devant la CEDH : « First, the outcome of the pending major tax case from France may reveal that the double standard does not exist, or that there has been a major shift in recent years. The ‘major shift’ hypothesis may be defensible, given the continued punitiveness of France toward minority faiths. Perhaps the ECHR is in the process of deciding to send a message to France about what is and is not acceptable behavior among original Concil of Europe member nations [9]. »

Finalement, la France a été condamnée de manière inédite sur le non respect de l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui protège le libre exercice de la liberté de pensée, de conscience et de religion.

La Cour européenne défend la liberté de religion

À la lecture de l’arrêt rendu par la CEDH le 30 juin 2011 [10], il en ressort clairement que les juges ont pris la peine de bien étayer et motiver leur décision. Peut-être était-ce pour prendre le temps d’examiner en profondeur tous les éléments de ce dossier délicat et complexe que la plus haute juridiction du Conseil de l’Europe a laissé passer plus de six ans avant de se prononcer sur cette affaire. Il est d’autant plus malvenu que des militants antisectes prétendent que ces juges ont condamné l’État français sans avoir conscience du véritable problème de fond, ni réfléchi aux conséquences de cet arrêt. Ces détracteurs n’ont certainement pas pris la peine de lire toutes les références citées, tout comme les arguments pertinents sur lesquels ils s’appuient.

D’emblée, le contexte de ce conflit est mis en évidence au dixième paragraphe, qui reprend les propos explicites du ministre du Budget, lors du débat à l’Assemblée nationale au sujet du rapport d’enquête parlementaire sur les sectes en février 1996 : « Je remercie d’abord le rapporteur d’avoir, dans son excellent rapport, rendu hommage aux services fiscaux dont l’action a permis, à plusieurs reprises, une certaine répression de l’activité des sectes. […] En effet, le contrôle peut déboucher sur des procédures de règlement judiciaire ou sur des actions pénales à l’encontre des dirigeants de la secte, actions qui sont de nature à déstabiliser le fonctionnement de l’association, voire à la mettre dans l’obligation de cesser ses activités sur notre territoire. Le contrôle fiscal peut donc constituer la première étape d’un processus qui désorganise profondément la secte ou aboutit à sa dissolution ».

En dehors des plaidoiries dans l’enceinte judiciaire, l’objectif poursuivi par les hommes politiques à l’origine de ce coup fiscal a toujours été limpide. Si la cour ne pouvait se pencher sur la question de la discrimination, les nombreuses sources reproduites dans l’arrêt montrent que cette mesure inédite était manifestement très ciblée. Après avoir rappelé une réponse ministérielle confirmant qu’à l’origine l’article 757 du Code général des impôts ne concernait pas les personnes morales, telles les associations, elle cite les motifs exposés à deux reprises au parlement pour justifier une modification législative afin de protéger les associations d’intérêt général de ce nouveau risque de voir taxer leurs dons manuels.

Le premier député, qui avait déposé une proposition de loi non adoptée en 2001, évoquait les conséquences de cette nouvelle pratique fiscale et suggérait cette solution : « Les associations sont donc aujourd’hui sous la menace de contrôles fiscaux qui pourraient entraîner la confiscation de la totalité des dons perçus pendant dix ans. Surtout, la position du secrétariat d’État au budget va à l’encontre de la volonté du législateur qui avait souhaité en 1987 encourager le mécénat privé en faveur des associations. La proposition de loi qu’il vous est proposé d’adopter vise donc à inscrire dans le code général des impôts l’exonération des dons manuels en faveur des associations qui ouvrent droit à une réduction d’impôt au profit des donateurs et de conforter ainsi la pratique des dons aux associations d’intérêt général, sans pour autant que puissent en bénéficier les associations de type sectaire. »

Le message est clair : ce moyen permettrait de continuer à taxer les associations « de type sectaire » et d’exonérer les autres. En somme, les dons manuels seraient soumis aux droits de donation selon la religion concernée. Une grande claque pour l’égalité de tous devant la loi et en l’occurrence des contribuables devant l’impôt !

Dans son rapport sur le projet de loi ayant abouti au nouvel alinéa qui exclut les associations d’intérêt général des dispositions de l’article 757 du CGI, le sénateur n’a pas caché les raisons qui ont conduit l’administration fiscale à changer sa doctrine : « En fait, il s’agit de revenir sur certaines interprétations contraires à la pratique traditionnelle d’exonération, qui avaient pu être faites par les services fiscaux au moment où il s’agissait de lutter contre les sectes. »

Effectivement, après avoir inventé cette interprétation du droit fiscal pour taxer les offrandes religieuses perçues par l’Association les Témoins de Jéhovah, l’administration française s’est elle-même placée face à un dilemme : il fallait soit étendre cette taxation à l’ensemble du monde associatif, soit maintenir une pratique discriminatoire. Le mémento Francis Lefebvre « Associations et fondations » a bien résumé la situation dans son édition 2004-2005 : « Précisions : rendue à propos des Témoins de Jéhovah, la décision de la cour d’appel de Versailles du 28 février 2002 a suscité un véritable tollé. Non pour défendre la secte visée en l’espèce, bien sûr, mais parce que la solution adoptée était applicable à n’importe quelle association. D’où l’intervention du législateur, qui a expressément exonéré des droits de donations les organismes d’intérêt général (loi 1-8-2003). » Et d’ajouter que « l’administration avait indiqué, avant même l’adoption de la loi, qu’elle n’avait pas l’intention de faire application à leur encontre de la jurisprudence de la cour d’appel de Versailles ». Il s’agit donc bien d’un impôt d’exception, réservé aux témoins de Jéhovah et étendu plus tard à d’autres mouvements religieux étiquetés comme « sectes ». Bravo pour l’application impartiale de la loi !

À ce stade de l’arrêt, chacun aura compris que la discussion très technique sur le sens du terme « révélation » dans le code fiscal n’est que de la poudre aux yeux pour cacher les intentions peu glorieuses d’un groupe politique qui ne s’embarrasse pas avec les grands principes de notre République…

Pour commencer l’examen de l’éventuelle violation de l’article 9 de la Convention européenne, la cour pose d’abord les fondements de la liberté religieuse et les conséquences sur son expression au paragraphe 48 : « La Cour rappelle que si la liberté religieuse relève d’abord du for intérieur, elle “implique” de surcroît, notamment, celle de “manifester sa religion” individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. Le témoignage, en paroles et en actes, se trouve lié à l’existence de convictions religieuses. L’article 9 énumère les diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou d’une conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites […] La Cour rappelle également que, sauf dans des cas très exceptionnels, le droit à la liberté de religion tel que l’entend la Convention exclut toute appréciation de la part de l’État sur la légitimité des croyances religieuses ou sur les modalités d’expression de celles-ci ».

Après avoir mentionné sa large jurisprudence qui établit que « le libre exercice du droit à la liberté de religion des Témoins de Jéhovah est protégé par l’article 9 de la Convention », la cour revient sur des cas concrets d’ingérence pour lesquels elle est déjà intervenue : « Un refus de reconnaissance d’une association religieuse, la dissolution de celle-ci, l’emploi de termes péjoratifs à l’égard d’un mouvement religieux constituent des exemples d’ingérences dans le droit garanti par l’article 9 de la Convention, dans sa dimension extérieure et collective, à l’égard de la communauté elle-même mais également de ses membres ».

Tout en expliquant que la liberté de religion n’implique pas l’obtention d’un statut fiscal particulier, ni pour les Églises, ni pour leurs fidèles, les juges relèvent de manière générale que les dons manuels peuvent être « une source de financement importante d’une association » et particulièrement pour la requérante dont les dons manuels représentaient 90 % de ses ressources. Qui oserait reprocher à l’association de ne pas vivre de subventions publiques ou d’activités lucratives ? La conclusion est dès lors évidente : « La taxation des dons manuels a donc eu pour effet de couper les ressources vitales de l’association, laquelle n’était plus en mesure d’assurer concrètement à ses fidèles le libre exercice de leur culte ».

La cour européenne conclut qu’il y a eu une véritable ingérence dans l’exercice de la liberté de religion des témoins de Jéhovah, après ces explications supplémentaires : « La cour constate que les dons litigieux constituant la source essentielle de financement de l’association par les fidèles, ceux-ci peuvent prétendre être directement affectés par la mesure fiscale. En effet, la taxation dont il s’agit a menacé la pérennité, sinon entravé sérieusement l’organisation interne, le fonctionnement de l’association et ses activités religieuses, étant observé que les lieux de culte étaient eux-mêmes visés […] Vu l’impact de cette mesure sur les ressources de l’association requérante et sur sa capacité à mener son activité religieuse en tant que telle, la Cour conclut à l’existence d’une ingérence dans l’exercice des droits garantis par l’article 9 de la Convention. »

Pour être autorisée, une telle ingérence doit nécessairement remplir chacune de ces trois conditions : être « prévue par la loi » ; poursuivre un ou plusieurs buts légitimes ; être « nécessaire dans une société démocratique ». En fait, dès la première condition, le redressement fiscal entrepris par l’administration française pose problème. Pour la cour, la loi n’était pas suffisamment précise et prévisible pour y satisfaire raisonnablement.

D’une part, la rédaction des dispositions fiscales litigieuses n’était pas assez claire pour prévoir leur application aux personnes morales. Selon l’arrêt, « force est de constater que l’intention initiale du législateur était d’encadrer les transmissions de patrimoine au sein des familles et donc ne concernait que les personnes physiques » et ce n’est qu’après la nouvelle jurisprudence Association les Témoins de Jéhovah que cet élargissement de la doctrine fiscale a été publié. L’évidence de sa contrariété avec la traditionnelle exonération des organismes à but non lucratif est confortée par la remarque « aussi inadéquate soit-elle », que la Cour d’appel de Versailles a laissé échapper à propos de cette loi, et par la modification législative intervenue en 2003 pour revenir sur cette mesure controversée qui menaçait le monde associatif.

D’autre part, en tant qu’élément déclencheur de la taxation selon l’article 757 du CGI, la notion de « révélation » a été associée pour la première fois à la présentation de la comptabilité lors d’un contrôle fiscal dans le cadre de cette même affaire. Il apparaît logiquement aux yeux des juges européens que la requérante ne pouvait s’attendre à être imposée sur ses recettes habituelles : « Si l’évolution de la jurisprudence relève de l’office du juge, une telle interprétation de la disposition litigieuse était difficilement prévisible pour l’association requérante dans la mesure où jusqu’alors les dons manuels échappaient à toute obligation de déclaration et n’étaient pas systématiquement soumis aux droits de mutation à titre gratuit (paragraphes 29, 38 et 41 ci-dessus). L’imprécision de la notion de révélation contenue dans l’article 757 ne pouvait, en l’état du droit positif de l’époque, conduire la requérante à envisager que la simple présentation de sa comptabilité constituerait une telle révélation. »

Enfin, l’arrêt souligne le côté très arbitraire de ces dispositions, qui dépendent uniquement de la réalisation d’un contrôle fiscal, « ce qui implique nécessairement une part d’aléa et donc une imprévisibilité dans l’application de la loi fiscale ».

La cour siégeant à Strasbourg en déduit que l’ingérence n’était pas prévue par la loi, faute d’avoir été convaincue que « la requérante était à même de prévoir à un degré raisonnable les conséquences pouvant résulter de la perception des offrandes et de la présentation de sa comptabilité à l’administration fiscale ». Puisque les exigences autorisant une telle ingérence ne sont pas satisfaites dès la première condition, ce qui demeure rarissime, la CEDH n’a pas estimé nécessaire de se pencher sur les deux suivantes, c’est-à-dire la finalité et la nécessité de l’ingérence.

L’association European association of Jehovah’s christian witnesses avait été autorisée à intervenir dans cette affaire. Elle a insisté sur l’importance de cette décision et sur les conséquences qu’elle aurait probablement dans l’ensemble de l’Europe. Elle a cité le cas de la Fédération de Russie, qui tente à nouveau d’interdire la pratique du culte des témoins de Jéhovah et qui utiliserait volontiers l’arme fiscale si elle était validée par la cour. À l’aide d’une analyse du droit comparé, l’association fédérative a souligné la cohérence de ce culte au sein des États membres du Conseil de l’Europe, relevant par exemple que l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne exonèrent les dons versés aux témoins de Jéhovah, du fait du caractère exclusivement religieux de leurs activités.

Pour l’anecdote, le gouvernement français a affirmé que la restriction des moyens d’existence de l’association au niveau national ne mettait pas ce culte en péril en raison de la solidarité notoire de ce mouvement au niveau mondial : « compte tenu de l’ampleur du culte des Témoins de Jéhovah dans le monde, le Gouvernement ne doute pas que si l’exercice de ce culte en France était gravement menacé, les associations étrangères ne manqueraient pas de se mobiliser pour venir en aide à l’association requérante. » Cela n’excuse pas pour autant la mesure discriminatoire prise avec des mobiles liberticides, qui ne peuvent être tolérés, ne serait-ce que pour le principe…

Par conséquent, la Cour européenne des droits de l’homme a décidé à l’unanimité qu’il y avait eu violation de l’article 9 de la Convention. Elle a réservé pour plus tard l’application de l’article 41 de la Convention au sujet de la satisfaction équitable, laissant ainsi la possibilité aux parties de convenir d’un arrangement à l’amiable.

La portée de l’arrêt « minimisée » par le gouvernement

La presse écrite a correctement rendu compte de cette importante victoire juridique [11] et les dépêches d’agences de presse [12] ont été largement relayées par les sites d’actualité sur Internet. Seules les parties impliquées et des professionnels compétents sur le sujet ont eu la parole, avec occasionnellement l’opinion de la Miviludes en tant qu’organisme officiel. Le débat n’a pas été pollué par les arguments sans consistance juridique de groupes privés de lutte contre les sectes. Les journalistes semblent d’ailleurs avoir retrouvé le recul et l’esprit critique nécessaires pour une meilleure objectivité. Le Monde notamment n’a pas hésité à affirmer que le gouvernement a choisi de « minimiser [13] » la portée de cet arrêt. De son côté, la journaliste de Libération a répondu franchement à l’affirmation de Georges Fenech, alors président de la Miviludes, selon qui le redressement fiscal n’était pas annulé par la Cour européenne : « Certes, mais elle a décidé que cette question serait “tranchée ultérieurement [14]”. »

Quant au journal protestant Réforme, il s’est distingué en prenant le temps de recueillir les avis indépendants de spécialistes du droit des cultes et de la fiscalité associative [15]. Jean Baubérot, la référence française en matière de laïcité, a remis les pendules à l’heure : « On peut, bien sûr, être contre les Témoins de Jéhovah. Mais la liberté concerne tout le monde. Les droits ne sont pas seulement pour les gens qui nous plaisent. » Tandis que le président de la Miviludes « minimise » (sic) lui aussi l’impact de cette décision, en la limitant à une simple sanction d’une procédure fiscale, des spécialistes protestants se sont réjouis de la finalité de ce litige. Pour Jean-Paul Willaime, du groupe « Société, Religions, Laïcités » au CNRS, il s’agit de « l’échec d’une politique qui voudrait, alors même qu’il n’existe aucune définition juridique de la secte, stigmatiser certains groupes, voire tout faire pour les annihiler. La décision de la Cour de Strasbourg met en échec la distinction Églises/sectes au plan fiscal. Elle rappelle indirectement qu’une République qui ne reconnaît aucun culte ne peut pas maltraiter fiscalement l’un d’eux, même au prétexte qu’il serait une secte. C’est en fin de compte grâce à la juridiction européenne que la laïcité française apprend de plus en plus à être respectueuse de la pluralité religieuse ». Quant à Jean-Daniel Roque, président de la commission « Droit et liberté religieuse » de la Fédération protestante de France, il estime qu’un « tel jugement est une bonne chose pour l’affirmation du droit à la liberté de culte ».

Si le gouvernement s’évertue à ne pas perdre la face publiquement en parlant de simple point technique sur un texte législatif ou de question purement fiscale, les juristes ne se sont pas trompés sur la signification de cette décision qui intervient sur un principe fondamental non respecté : le droit à la liberté de religion [16]. Par exemple, la fiche thématique « Liberté de religion » préparée par la CEDH à destination de la presse, évoque cette affaire de taxation de l’association nationale des témoins de Jéhovah parmi les principaux arrêts à retenir [17]. De larges extraits de l’arrêt du 30 juin 2011 de la CEDH figurent d’ailleurs dans la jurisprudence du Code de la laïcité et de la liberté religieuse, sélectionnée par le Bureau central des cultes au ministère de l’Intérieur [18]. Dans un essai d’une soixantaine de pages sur la laïcité, le professeur de droit public Jean-Pierre Machelon cite également cet arrêt en référence à deux reprises [19]. Ce n’est pas pour rien si le rapporteur public s’est référé plusieurs fois à cette jurisprudence européenne devant Conseil d’État dans ses conclusions portant sur les affaires d’agrément des aumôniers témoins de Jéhovah [20].

En réalité, l’État s’en sort plutôt bien. Le juge français, bien que s’étant rallié au final à la décision unanime, a exprimé son hésitation dans une opinion séparée en expliquant que « certaines des questions soulevées par la requête, si elles avaient dû être tranchées, auraient revêtu à [s]on sens un caractère délicat, et peut-être même “grave” au sens de l’article 30 de la Convention ». Dans ce cas-là, la chambre aurait pu se dessaisir en faveur de la Grande Chambre. Selon le professeur Gérard Gonzalez, spécialisé en droit européen, Jean-Paul Costa a souligné par ces mots « les graves manquements au regard des autres conditions de validité de l’ingérence, la légitimité du but poursuivi et/ou sa nécessité dans une société démocratique » et finalement « la violation pour absence de prévisibilité de la loi permet à l’État d’échapper à un constat de violation plus sévère [21] ». La France n’avait donc pas intérêt de renvoyer l’affaire devant la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme.

À l’instar de Gérard Gonzalez qui regrettait « cette économie » de contrôle dans une autre note plus approfondie [22], Laurence Burgorgue-Larsen, maître de conférence en droit public, soutient qu’il est « sans doute dommage que la Cour n’ait pas décidé de s’aventurer à examiner la finalité et la nécessité de l’ingérence, conformément à une stratégie d’économie argumentaire qu’elle active régulièrement » et que « l’opinion séparée du juge Costa confirme que la Cour s’est arrêtée au milieu du gué [23] ». Ce choix de la CEDH de se limiter à un examen minimal, pour ne pas dire d’esquiver les questions qui dérangent, a montré ses faiblesses [24].

En effet, la cour se prend un sérieux revers lorsque le gouvernement français a profité des points non éludés pour affirmer au moment de l’examen de la satisfaction équitable que « les termes de l’arrêt du 30 juin 2011 ne permettent pas de considérer que l’imposition en cause n’est pas régulièrement due et fondée ». Les juges rattraperont difficilement ce malentendu en énonçant que la somme déjà versée par l’association à l’administration devait être restituée intégralement, parce qu’elle a été « perçue indûment, puisque illégalement au vu de la Convention [25] ». Cet arrêt du 5 juillet 2012 a également conclu, au sujet de la mesure de taxation encore en cours (avec les pénalités et les intérêts de retard compris), que « la renonciation à la recouvrer constituerait une forme appropriée de réparation qui permettrait de mettre un terme à la violation constatée ». Ironiquement, on se rappelle que, si le gouvernement a affirmé devant la juridiction européenne qu’il ne pouvait accorder de remise sur les droits d’enregistrement sans passer par le parlement, le rapporteur général du budget avait auparavant répondu qu’un amendement déposé pour forcer le recouvrement d’une dette fiscale n’avait aucune effectivité juridique « car on ne peut pas obliger l’État à recouvrer une créance [26] ».

Malgré l’évidence de la faute de l’État français, le gouvernement ne semble pas disposé à la reconnaître et à faire le minimum pour la réparer. Il est intéressant de relever dans la fiche thématique de la CEDH sur le thème de la « Fiscalité » que l’arrêt sur la satisfaction équitable du 5 juillet 2012 constitue le « premier cas d’application de l’article 46 en matière fiscale [27] », en d’autres termes, lorsque le Comité des Ministres constate des difficultés dans l’exécution d’un arrêt définitif et décide de saisir à nouveau la cour. C’est dire à quel point le gouvernement français a mis de la mauvaise volonté dans cette histoire…

En définitive, comme l’avait envisagé dans un commentaire de doctrine fiscale le maître des requêtes au Conseil d’État Frédéric Dieu [28], un revirement de jurisprudence est intervenu : pour se conformer à cet arrêt du 30 juin 2011, la Cour de cassation a établi que désormais la simple présentation de sa comptabilité par une association lors d’un contrôle fiscal ne vaut plus « révélation » au sens de l’article 757 du Code général des impôts, dans la mesure où l’association n’a pas révélé volontairement ces dons manuels [29].

Cela nous apprend plusieurs choses intéressantes. Premièrement, aucune modification législative n’a été nécessaire pour corriger cette injustice en matière fiscale. Les magistrats disposaient d’une latitude suffisante d’interprétation pour protéger le contribuable de ce type de redressements imprévisibles et arbitraires, d’autant plus que l’ensemble des commentaires de doctrine avaient démontré dès le début que cela était en contradiction avec la volonté du législateur. En fait, ils auraient pu régler eux-mêmes la question en interne, en n’utilisant pas l’imprécision du texte législatif en défaveur des associations visées, mais à l’inverse en laissant l’imprévisibilité de la loi bénéficier aux associations, comme l’a décidé en dernier recours la juridiction européenne. La France aurait ainsi évité une remontrance supplémentaire pour non respect des droits de l’homme, ainsi que des frais de justice qui auraient pu être économisés afin de réduire le fameux déficit public. Deuxièmement, le problème de fond n’était pas essentiellement la rédaction du texte lui-même ou le fait que l’association des témoins de Jéhovah ait été la première à être ainsi taxée. C’était surtout l’utilisation orientée qui en a été faite à tort et à travers pour restreindre les activités de groupes religieux, choisis sur la base de critères peu objectifs et particulièrement aléatoires, ce qui a été condamné par la CEDH.

Des citoyens réhabilités face à une propagande malveillante

Cet arrêt a rétabli également l’honorabilité de l’Église des témoins de Jéhovah, que l’on a fait passer pendant des années pour des gens malhonnêtes, qui refuseraient de payer leurs impôts, qui ne respecteraient pas la loi, ou pire, qui auraient tenté de frauder le fisc. À la suite de la dénonciation de cette mesure discriminatoire auprès des médias français en 1998, l’ex-député Jean-Pierre Brard a déclaré à la radio que « les Témoins de Jéhovah hurlent comme des cochons qu’on égorge [30] ». La même semaine, il ira jusqu’à assimiler ces chrétiens à des criminels : « La fraude est peut-être le moindre des viols que les Témoins de Jéhovah commettent [31]. »

Un véritable matraquage a été mené pendant plusieurs années à l’Assemblée nationale, sous le lobbying du « Groupe d’étude sur les sectes ». Devant les députés et les ministres, Georges Fenech a défendu en 2005 un amendement ayant pour but de forcer le recouvrement de cette taxe sur les dons manuels en le comparant à une transgression de la loi : « C’est parce que accepter ou tolérer les transgressions aux lois qui régissent notre société met en cause les libertés individuelles et collectives de nos concitoyens qu’il faut prendre en main ces questions avec courage, rationalité, sérénité et, pour ce qui nous concerne aujourd’hui, exiger le recouvrement de cette dette [32]. » Abusant de l’immunité parlementaire, Jean-Pierre Brard s’est attaqué avec virulence à sa cible favorite en deux occasions : en 2008, il a déclaré tantôt que « les témoins de Jéhovah, à ma connaissance, n’ont pas acquitté leur dette au Trésor public – l’une des caractéristiques de ces groupements est en effet le viol de nos lois [33] », tantôt que la « criminalité des Témoins de Jéhovah est bien établie, qu’il s’agisse du viol de la loi fiscale et du droit pénal [34]… ». L’année suivante, dans le cadre d’une discussion sur une proposition de loi relative à la saisie et la confiscation en matière pénale, Philippe Vuilque a posé la question : « Le texte concerne-t-il aussi les personnes morales ? Par exemple, les Témoins de Jéhovah ont été condamnés par la justice et ils sont redevables de plusieurs millions. Entrent-ils dans le champ de la proposition [35] ? » Ce fervent pourfendeur des sectes est totalement hors sujet dans la mesure où la confirmation du redressement fiscal par la chambre commerciale de la Cour de cassation relève du droit fiscal et non d’une sanction pénale !

Tout cela était ponctué de nombreuses questions au gouvernement déposées au parlement pour harceler l’exécutif jusqu’à ce que les 50 millions d’euros soient intégralement déboursés par les témoins de Jéhovah. Le comble, c’est que ces personnes qui font ici la morale sur le respect de l’argent des contribuables ne sont pas forcément irréprochables. Par exemple, une députée dénonçaient par trois questions répétées « un traitement de faveur injustifié et injustifiable en cette période de recherche d’équilibre budgétaire » et pour qui « l’absence d’exécution intégrale de ce redressement fiscal est évidemment un encouragement aux dérives sectaires [36] ». Or, cette même élue vient d’être condamnée en appel à quatre ans de prison et à cinq ans d’inéligibilité pour « détournement de fonds publics » par la Cour d’appel d’Aix-en-Provence, qui a augmenté la peine d’emprisonnement en raison de « la gravité des faits que Mme Andrieux a commis et par l’ampleur du préjudice financier, chiffré à plus de 700 000 euros, s’agissant de deniers du contribuable partis en fumée afin de servir non pas l’intérêt général mais son intérêt personnel et électoral [37]. N’est-ce pas l’hôpital qui se moque de la charité ?

La vérité a donc fini par se manifester sur plusieurs points. D’une part, puisque la Cour européenne a conclu que la taxation des offrandes cultuelles de l’Association les Témoins de Jéhovah était totalement inédite et imprévisible, il en ressort que les responsables du culte en France n’ont en aucun cas agi malhonnêtement, ni commis d’erreur. Il était tout à fait normal qu’ils n’aient pas « révélé » ces dons conformément à l’interprétation de la législation et à la pratique administrative bien ancrées à l’époque.

D’autre part, le fait que les témoins de Jéhovah aient obtenu réparation au niveau européen démontre que leur défense devant les tribunaux était légitime. La loi a été détournée de son objet et justice leur a été rendue, hélas tardivement. Étant établi que les ressources vitales de l’association religieuse ont été excessivement réduites au point de menacer son existence, il était approprié que ses membres « hurlent comme des cochons qu’on égorge ».

La Miviludes perd sa crédibilité

Par ailleurs, cette décision s’est bien avérée « le choc » qui devait régler la question particulière du statut des témoins de Jéhovah en France et plus généralement la politique française en matière de lutte contre les dérives sectaires, comme l’avait envisagé le chef du Bureau central des cultes dans un entretien avec un étudiant à l’Institut d’études politiques de Toulouse [38]. La condamnation de la France par la CEDH, suivie du revirement jurisprudentiel opéré par la Cour de cassation, remet en cause tout une politique de lutte contre les minorités spirituelles, puisque cette affaire servait d’exemple-type pour justifier un tel combat contre des libertés fondamentales.

Ainsi, lorsque la Cour de cassation a confirmé la taxation d’office du denier du culte des témoins de Jéhovah, les parlementaires appartenant au Conseil d’orientation de la Mission interministérielle de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) ont déclaré avec fierté : « Cette condamnation vient confirmer et légitimer l’action menée par les parlementaires, de droite comme de gauche, contre des mouvements dont les pratiques sont contraires aux lois de la République [39]. » Un an plus tard, Georges Fenech reprenait la même rengaine : « Par cet arrêt, la Cour de cassation est venue confirmer et légitimer l’action menée par les parlementaires de droite comme de gauche contre des mouvements dont les pratiques sont contraires aux lois de la République [40]. » Et aujourd’hui, quelle conclusion devient évidente ? Ces militants auraient-ils suffisamment d’honnêteté intellectuelle pour admettre que leur acharnement contre cette confession paisible, notamment dans ce dossier fiscal, n’était pas réellement fondé ?

Cette affaire était même utilisée pour empêcher la construction d’une salle d’assemblée régionale, ce qui met au jour les vraies intentions de cette manœuvre. Six députés, dont Georges Fenech, ont annoncé dans un communiqué en janvier 2006 : « Nous soutenons le combat mené depuis plusieurs mois par les habitants de Deyvillers et nous soutenons leur demande d’explication sur le non-recouvrement de la dette de l’organisation des Témoins de Jéhovah [41] ». Pour justifier l’opposition à ces rassemblements cultuels, ils soulignaient en particulier que leur mouvement était « redevable de plus de 45 millions d’euros à l’État ». Maintenant que l’ardoise fiscale est effacée et que leur culte dispose de la pleine reconnaissance en tant qu’association cultuelle, pourront-ils désormais construire en toute liberté leurs édifices cultuels ?

Dans cette affaire, la Miviludes s’est pris une véritable claque, qui lui a fait perdre à la fois sa crédibilité et l’un de ses principaux éléments pour persuader que les témoins de Jéhovah menaceraient l’ordre public. Par exemple, lors d’un colloque national organisé par la Miviludes à Lyon, les témoins de Jéhovah sont évoqués à cinq reprises [42], notamment par le député Philippe Vuilque à l’époque membre de son Conseil d’orientation. Trois d’entre elles reviennent sur cette fameuse « dette fiscale ».

Encore peu de temps avant que la Cour européenne rende son arrêt, le président et le secrétaire de la mission interministérielle ressortaient à chaque occasion cette même et unique condamnation fiscale, dès qu’ils se trouvaient à court d’arguments contre ces chrétiens. Cela a été manifeste dans le débat sur le refus d’agréer leurs ministres du culte en tant qu’aumôniers, alors que les juridictions administratives se prononçaient unanimement en leur faveur. Bien que la CEDH avait déjà retenu comme partiellement recevable la requête de l’association taxée [43], la Miviludes a continué d’user de ce litige fiscal contre les témoins de Jéhovah. Ne sachant plus quoi répondre aux journalistes sur l’issue de leur conflit avec l’administration pénitentiaire lors d’une émission en mai 2011 sur RTL, son président Georges Fenech est brusquement revenu sur ce redressement fiscal pour convaincre que ces chrétiens présentaient un danger pour la société française : « Et puis, il faut quand même que je rappelle aussi que les Témoins de Jéhovah sont redevables à la France, aujourd’hui, de quelques 50 millions d’euros de dette fiscale puisqu’ils n’ont pas déclaré leurs dons et legs. Ils ont toujours refusé de payer. […] Et on continue à exercer notre vigilance sur cette organisation qui présente pour nous des dangers réels [44]… » De même, faute de disposer d’une quelconque raison juridique à apporter, son secrétaire général Hervé Machi a simplement rappelé « que, par ailleurs, l’association Les Témoins de Jéhovah, autre structure du mouvement, association loi 1901, doit environ 56 millions d’euros au fisc français pour non-déclaration de dons reçus de ses fidèles [45]. » Cela ne les dérange nullement de se retrouver complètement hors sujet, le rapport entre un dossier fiscal non définitif et l’assistance spirituelle de détenus étant loin d’être trivial !

Un deuxième camouflet a été subi par la Miviludes, lorsque Georges Fenech a recommandé en vain au gouvernement de renvoyer l’affaire devant la Grande Chambre de la CEDH. Cet ancien magistrat était convaincu que ce recours servirait leur cause. Or, en réponse au député Jean-Pierre Brard, le ministre du Budget a expliqué dans quels cas un réexamen est envisageable : « L’article 43 de la Convention européenne des droits de l’Homme ne permet le réexamen, dans les trois mois et à titre exceptionnel, d’une affaire jugée par une chambre que dans deux cas précis, à savoir l’existence d’une question grave relative à l’interprétation de la convention ou d’une question grave de caractère général. » Il apporte donc la conclusion, qui contredit la mission interministérielle : « La décision, objet de la préoccupation de l’auteur de la question purement d’espèce, n’était pas susceptible d’un réexamen par la grande chambre [46]. »

Dénouement de l’affaire en 2012

Au bout de quinze années de procédures, ce démêlé fiscal s’est enfin conclu définitivement : le 7 décembre 2012, le gouvernement français a reversé aux témoins de Jéhovah 6,3 millions d’euros, comprenant la restitution des 4,5 millions d’euros « indûment » saisis, ainsi que les intérêts de retard et le remboursement des frais de justice, pouvait-on découvrir dans Le Monde [47].

De plus, selon son bilan d’action transmis au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe pour l’informer des mesures adoptées pour se conformer aux arrêts définitifs de la CEDH, « le gouvernement a procédé à un dégrèvement de l’imposition en cause, à la levée, en lien avec cette imposition, des hypothèques sur les biens immobiliers de l’association requérante [48] ». Dans les mesures de caractère général, il est indiqué que ces arrêts ont été largement diffusés aux ministères concernés, aux magistrats par l’intermédiaire de publications de la Cour de cassation et du Conseil d’État, et que l’arrêt du 30 juin 2011 « a fait l’objet de commentaires dans de nombreuses revues juridiques ». En outre, au sujet de la notion de « révélation » et de l’absence de prévisibilité, le gouvernement français ne manque pas de signaler que « la Cour de cassation a opéré un revirement de jurisprudence en estimant, dans deux arrêts de 2013, que la révélation au sens de l’article 757 du code général des impôts n’était pas constituée si le don manuel était constaté à l’occasion d’une présentation de comptabilité qu’il s’agisse d’une personne morale (Cass. com. 15-1-2013 n° 12-11.642) ou d’une personne physique (Cass. com. 16-4-2013 n° 12-17.414) ».

L’article précité du journal Le Monde renvoyait vers un complément publié sur le blog de Stéphanie Le Bars, où la journaliste posait cette question légitime : « Le gouvernement français aurait-il pu s’épargner une dépense d’1,8 millions d’euros [49] ? » Très certainement, si les juridictions internes avaient elles-mêmes résolu ce différend conformément aux sources nationales et internationales du droit, ou bien si le gouvernement avait accepté un arrangement amiable lorsqu’il avait été averti par des spécialistes des fortes probabilités d’être condamné [50].

Dans l’ouvrage collectif Réveil du religieux – Éveil de la société, l’avocat Philippe Goni a dénoncé à juste titre « la passivité des juridictions nationales qui avaient l’occasion de réparer elles-mêmes cette violation » et ainsi « le linge sale eût-il pu être lavé plus discrètement “en famille” [51] ». En effet, le revirement de jurisprudence opéré finalement par la Cour de cassation, sans la moindre modification législative, montre qu’elle aurait pu adopter dès le départ le raisonnement tenu à l’époque par les spécialistes du droit dans plusieurs études de fond sur la taxation des dons manuels.

Au nom des 250 000 fidèles que revendique la Fédération chrétienne des Témoins de Jéhovah de France, son président Guy Canonici a exprimé le souhait que cet arrêt mette enfin un terme « à toutes sortes de critiques dont les [Témoins de Jéhovah] ont été régulièrement l’objet. On nous a traînés dans la boue, accusés de fraude fiscale ». Il a simplement regretté « que la France ait été condamnée, sur la base d’actions d’individus et de courants de pensée intolérants [52] ».