Résumé juridique

CEDH, Feti Demirtaş c. Turquie, 17 janvier 2012, n° 5260/07
Article 3 (Traitements inhumains ou dégradants) - Article 9 (Liberté de conscience) - Article 6 § 1 (Procès équitable)

- Modifié le 21 avril 2023

Article 3 Traitement dégradant
Traitement inhumain


Traitements subis par un objecteur de conscience, témoin de Jéhovah, détenu dans une maison d’arrêt militaire en raison de son refus de servir dans l’armée : violation
En fait Le requérant est témoin de Jéhovah. En 2005, il refusa d’accomplir son service militaire afin de suivre les préceptes bibliques, mais fut incorporé de force. Il intégra le régiment mais s’opposa constamment au port de l’uniforme militaire. En raison de cette attitude, neuf poursuites pénales furent engagées à son encontre devant le tribunal du commandement des forces aériennes composé de deux juges militaires et d’un membre officier. Le requérant fut condamné par ce tribunal à plusieurs peines privatives de liberté d’une durée allant de un à six mois. De même, dans le cadre de ces procès, l’intéressé fut à maintes reprises enfermé et placé en détention provisoire dans des maisons d’arrêt militaire où il fut maltraité et menacé par des gardiens. Il fut finalement démobilisé et renvoyé dans son foyer.
En droit Article 3 : En septembre 2008, le tribunal militaire a jugé établi qu’à l’époque pertinente, à savoir les 5 et 12 avril 2006, lors de la détention du requérant dans la maison d’arrêt, celui-ci avait été forcé à se déshabiller et à porter l’uniforme militaire, avait été menotté à un lit ou à une chaise pendant de longues heures, avait été menacé et battu. Pour le tribunal, de tels actes constituaient des mauvais traitements au sens du code pénal. La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de ces conclusions. Les traitements dont le requérant a été victime au cours de son service militaire étaient assurément de nature à créer des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à humilier, avilir et briser éventuellement la résistance physique et morale de l’intéressé. Cela vaut d’autant plus que, en sus, le requérant a subi de multiples poursuites pénales dirigées contre lui, et que le caractère cumulatif des condamnations pénales a eu pour effet de réprimer la personnalité intellectuelle de l’intéressé. Dans ces circonstances, pris dans leur ensemble et compte tenu de leur gravité, les traitements infligés au requérant ont provoqué des douleurs et des souffrances graves, qui sont allées au-delà du caractère habituel d’humiliation inhérent à une condamnation pénale ou à une détention. Les traitements exercés sur la personne du requérant en raison de son refus de servir dans l’armée ont revêtu un caractère à la fois inhumain et dégradant.

Conclusion : violation (unanimité).

Article 9 : L’objection de l’intéressé, témoin de Jéhovah, à servir dans l’armée a été motivée par des convictions religieuses sincères qui entraient en conflit, de manière sérieuse et insurmontable, avec son obligation d’accomplir son service militaire. Ayant été l’objet de multiples condamnations pénales à cet égard, mais aussi en l’absence de proposition d’un service de remplacement, le requérant a subi une ingérence dans son droit à manifester sa religion ou ses convictions. Il apparaît que le système de service militaire obligatoire en vigueur en Turquie ne ménage pas un juste équilibre entre l’intérêt de la société dans son ensemble et celui des objecteurs de conscience. En conséquence, les peines qui ont été infligées au requérant alors que rien n’était prévu pour tenir compte des exigences de sa conscience et de ses convictions ne peuvent passer pour une mesure nécessaire dans une société démocratique. Enfin, la démobilisation du requérant n’affecte en rien les considérations exprimées ci-dessus car, même s’il ne risque plus d’être poursuivi (alors qu’à défaut il aurait pu l’être toute sa vie), sa démobilisation n’est intervenue qu’à la suite de l’apparition, au cours de son service militaire, d’un trouble psychologique. Il s’agit d’une illustration supplémentaire de la lourdeur de l’ingérence incriminée.

Conclusion : violation (unanimité).

Article 6 § 1 : En droit pénal turc une personne est considérée comme militaire à partir de son incorporation dans son régiment. Toutefois, le requérant a été incorporé de force et n’a jamais accepté le statut militaire au cours de son incorporation. Or il est compréhensible que ce dernier, un objecteur de conscience ayant à répondre devant un tribunal composé exclusivement de militaires d’infractions purement militaires, ait redouté de comparaître devant des juges appartenant à l’armée, laquelle pouvait être assimilée à une partie à la procédure. De ce fait, l’intéressé pouvait légitimement craindre que le tribunal du commandement se laissât indûment guider par des considérations partiales. On peut donc considérer que les doutes nourris par le requérant quant à l’indépendance et à l’impartialité de cette juridiction étaient objectivement justifiés.

Conclusion : violation (unanimité).

Article 41 : 15 000 EUR pour préjudice moral.