CAA Paris, 27 juin 2011
Laïcité - Aumônier national - Agrément - Bénévolat

- Modifié le 18 novembre 2023

Cour administrative d’appel de Paris

N° 10PA03749

Inédit au recueil Lebon

8e chambre

M. ROTH, président

M. Jean-Claude PRIVESSE, rapporteur

Mme SEULIN, rapporteur public

GONI, avocat

lecture du lundi 27 juin 2011

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu le recours, enregistré le 27 juillet 2010, présenté par le GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE ; le GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE demande à la Cour :

1°) d’annuler le jugement n° 0806549/7-2 en date du 21 juin 2010 par lequel le Tribunal administratif de Paris a annulé la décision implicite de rejet intervenue le 21 février 2008 et née de son silence gardé sur la demande en dernier lieu présentée le 19 décembre 2007, reçue le 21 décembre suivant, par laquelle l’association cultuelle les Témoins de Jéhovah de France réitérait sa précédente demande en date du 13 mars 2006, visant à pouvoir bénéficier d’un aumônier bénévole par région pénitentiaire, et à tout le moins dans un premier temps d’un aumônier bénévole national ;

2°) de rejeter la demande présentée par l’association dont s’agit devant le tribunal et de confirmer la décision implicite susmentionnée ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 ;

Vu le pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966 ;

Vu le code de procédure pénale ;

Vu la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat ;

Vu la loi n° 79-587 du 11 juillet 1979 modifiée relative à la motivation des actes administratifs et à l’amélioration des relations entre l’administration et le public ;

Vu la loi 2000-321du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations ;

Vu le code de justice administrative ;

Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l’audience ;

Après avoir entendu au cours de l’audience publique du 16 mai 2011 :

 le rapport de M. Privesse, rapporteur,

 les conclusions de Mme Seulin, rapporteur public,

 et les observations de Me Trizac, représentant l’association cultuelle les Témoins de Jéhovah de France ;

Considérant que le GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE fait régulièrement appel du jugement susmentionné, par lequel le Tribunal administratif de Paris a accueilli la demande présentée par l’association cultuelle les Témoins de Jéhovah de France visant à l’annulation, suivant les motifs de rejet contenus dans son mémoire en défense, de la décision implicite de rejet née de son silence gardé pendant plus de deux mois sur la demande présentée par un courrier en date du 19 décembre 2007, laquelle faisait suite à une précédente demande en date du 13 mars 2006, ayant elle-même fait l’objet d’un précédent jugement d’annulation du même tribunal en date du 6 juillet 2007 ;

Sur la recevabilité de la demande de première instance de l’association cultuelle les Témoins de Jéhovah de France :

Considérant que, par l’appel porté par le GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE à l’encontre du jugement susmentionné du 21 juin 2010, celui-ci a entendu réitérer la fin de non-recevoir tirée de l’absence de qualité et d’intérêt pour agir de l’association cultuelle les Témoins de Jéhovah de France, en faisant valoir que celle-ci n’agissait que dans un cadre général d’agrément d’aumôniers de prison, et non pas dans le cadre particulier de personnes demandant à bénéficier d’un tel statut ;

Considérant que l’exercice d’un culte consiste dans la célébration de cérémonies organisées en vue de l’accomplissement, par des personnes réunies par une même croyance religieuse, de certains rites ou de certaines pratiques ; qu’il résulte des termes de l’article 2 des statuts de l’association cultuelle en question, que celle-ci a pour objet de subvenir aux frais, à l’entretien et à l’exercice du culte de Témoins de Jéhovah ; que l’administration n’apporte aucun élément de nature à établir que les activités réelles de l’association seraient différentes de cet objet, qui présente un caractère exclusivement cultuel ; qu’enfin, il ne résulte pas de l’instruction que l’association cultuelle les Témoins de Jéhovah de France aurait une activité contraire à l’ordre public ;

Considérant que la dernière demande présentée par l’intimée le 19 décembre 2007, qui faisait suite au rejet par les services déconcentrés de la direction générale de l’administration pénitentiaire de plusieurs demandes d’agrément d’aumôniers présentées par des associations locale des témoins de Jéhovah, visait à obtenir que les détenus qui le souhaitent puissent bénéficier d’un aumônier bénévole des prisons par région pénitentiaire, ou à tout le moins, et dans un premier temps d’un aumônier bénévole national ; qu’une telle demande n’est pas étrangère à l’objet statutaire ci-dessus défini ; que, par suite, le tribunal administratif a, à bon droit, admis la qualité et l’intérêt à agir de l’association cultuelle les Témoins de Jéhovah de France à l’encontre du refus implicite qui a été opposé à sa demande alors, au demeurant que la direction de l’administration pénitentiaire était, elle-même, compétente pour instruire ladite demande et donner des consignes générales pour l’instruction des demandes individuelles d’agrément susceptibles d’être ultérieurement présentées auprès des directeurs interrégionaux de l’administration pénitentiaire par les associations locales ;

Sur le fond :

Considérant d’une part, qu’aux termes de l’article 2 de la loi du 9 décembre 1905 susvisée : La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l’Etat, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes. Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons. ; qu’aux termes des stipulations des articles 9 et 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : article 9 - Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. / La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, et à la protection des droits et libertés d’autrui et article 14 - La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente convention doit être assurée sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques et toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation ;

Considérant d’autre part, qu’aux termes de l’article D. 432 du code de procédure pénale dans la rédaction applicable aux faits de l’affaire : Chaque détenu doit satisfaire aux exigences de sa vie religieuse, morale ou spirituelle. / Il peut à ce titre participer aux offices ou réunions organisés par les personnes agréées à cet effet. ; qu’aux termes de l’article D. 433 du même code alors en vigueur : Le service religieux est assuré, pour les différents cultes, par des aumôniers désignés par le directeur régional qui consulte à cet effet l’autorité religieuse compétente, et après avis du préfet./ (...) ; que les articles D. 434 à D. 439 dudit code précisent les conditions dans lesquelles les aumôniers agréés et leurs auxiliaires sont autorisés à intervenir en milieu carcéral, pour organiser des offices et des réunions ou pour s’entretenir, sur place ou par voie épistolaire, avec les détenus ;

Considérant en premier lieu, que si le GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE fait valoir à l’encontre de la demande en date du 19 décembre 2007 présentée par l’association intimée, que la réglementation applicable ne prévoit pas l’existence d’aumôniers bénévoles, il ne ressort pas des dispositions précitées, ni d’aucun autre texte législatif ou réglementaire, que les aumôniers des prisons ne pourraient pas être bénévoles, seulement défrayés des simples dépenses exposées à cette occasion ;

Considérant en deuxième lieu que si, aux termes de l’article D. 434-1 du code de procédure pénale : Les aumôniers peuvent être assistés dans leur mission par des auxiliaires bénévoles d’aumônerie, agréés par le directeur interrégional des services pénitentiaires après avis du préfet et de l’autorité religieuse compétente, pour une période de deux ans renouvelable , cette possibilité ne peut s’offrir à l’association intimée que dans le cas où celle-ci dispose d’aumôniers titulaires ; que la demande de cette même association ne pouvait donc être interprétée que comme visant à obtenir tout d’abord le bénéfice de tels aumôniers, et non pas d’auxiliaires qui ne pourraient en tout état de cause être nommés avant ceux-ci ;

Considérant en troisième lieu, que si la demande présentée par l’association intimée, visait, notamment, à obtenir le bénéfice, dans un premier temps, d’un aumônier bénévole national, et si le GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE objecte à ce propos qu’une telle demande, effectivement du ressort de l’association intimée, ne pouvait découler d’aucune des dispositions légales en vigueur à la date de la décision litigieuse, il apparaît toutefois à l’examen des pièces du dossier que, dès 2004 au moins, la pratique de l’agrément d’un aumônier national pour les principaux cultes, à même d’intervenir sur tout le territoire, avait été admise et développée à cette fin et à celle de consultation par le directeur de l’administration pénitentiaire, un arrêté ministériel du 8 décembre 2005 régulièrement publié au Journal officiel fixant même diverses indemnités forfaitaires annuelles dont celles allouées à de tels aumôniers nationaux ;

Considérant en quatrième lieu, que la demande de l’association cultuelle les Témoins de Jéhovah de France en date du 19 décembre 2007 tendait en tous les cas, par la formulation adoptée, à laisser à l’administration son pouvoir d’appréciation pour l’organisation du culte des Témoins de Jéhovah dans les différents établissements répartis sur le territoire, afin de tenir compte du nombre de détenus ayant déclaré leur appartenance audit culte ;

Considérant enfin que, si le ministre se prévaut, en des termes généraux, de difficultés matérielles d’organisation qui découleraient de la nécessité d’organiser et d’encadrer l’exercice d’offices religieux pour le culte dont s’agit, un tel motif ne peut être utilement opposé au stade de la demande de l’association cultuelle les Témoins de Jéhovah de France qui visait à obtenir l’agrément d’aumôniers au niveau des régions pénitentiaires où leur présence est nécessaire, et à tout le moins d’un aumônier au niveau national ;

Considérant qu’il résulte de ce qui précède, et nonobstant la circonstance que les textes au premier rang desquels les articles 9 et 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, tels qu’interprétés par la Cour européenne des droits de l’homme, autorisent le principe du droit d’ingérence de l’autorité administrative dans l’exercice du droit à la liberté de manifester sa religion en milieu pénitentiaire, il y a lieu de confirmer l’annulation prononcée par le jugement attaqué, de la décision implicite née du silence gardé plus de deux mois par le GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE sur la demande en date du 19 décembre 2007 de l’association cultuelle les Témoins de Jéhovah de France, et de rejeter le recours ministériel ;

Sur les conclusions tendant à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :

Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de l’Etat le versement à l’association cultuelle les Témoins de Jéhovah de France de la somme de 1 500 euros au titre des frais exposés et non compris dans les dépens ;

D E C I D E :

Article 1er : Le recours du GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE est rejeté.

Article 2 : L’Etat versera à l’association cultuelle les Témoins de Jéhovah de France la somme de 1 500 euros au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. Le surplus des conclusions incidentes de ladite association, présentées au même titre, est rejeté.

Références

Actualité juridique droit administratif, 7 novembre 2011, n° 37, pp. 2121-2124.